Dès le début de la lutte pour l’indépendance, Simon Bolivar, comme d’autres dirigeants indépendantistes, s’est lancé dans une politique d’endettement interne (qui a finalement bénéficié aux classes dominantes locales) et d’endettement externe auprès de la Grande Bretagne et de ses banquiers. Afin de pouvoir emprunter à l’étranger, il a mis en gage une partie des richesses de la nation et il a concédé des accords de libre échange à la Grande Bretagne. La plus grande partie des sommes empruntées n’est jamais parvenue en Amérique latine car les banquiers de Londres prélevaient des commissions énormes, des taux d’intérêt réels abusifs et vendaient les titres nettement en-dessous de leur valeur faciale. Certains des chargés de mission latino-américains mandatés par les leaders indépendantistes ont également prélevé d’importantes commissions à la source quand ils n’ont pas purement et simplement volé une partie des sommes empruntées. Pour le reste, une autre partie importante des sommes empruntées a directement servi à l’achat d’armes et d’équipement militaire à des prix prohibitifs aux commerçants britanniques. Sur ce qui est parvenu en Amérique latine, à savoir une partie mineure des sommes empruntées, des montants importants ont été détournés par des membres des nouvelles autorités, des chefs militaires et des classes dominantes locales. Une série de citations de Simon Bolivar accompagnées de commentaires de Luis Britto indiquent clairement que le Libertador a pris peu à peu conscience du piège de la dette dans lequel lui et les nouveaux États indépendants étaient tombés. Simon Bolivar n’a pas cherché à s’enrichir personnellement en profitant de ses fonctions de chef d’État, ce qui n’est pas le cas de nombreux dirigeants arrivés au pouvoir grâce aux luttes d’indépendance.
Un endettement externe dans des termes très favorables pour la Grande Bretagne
En novembre 1817, Simon Bolivar délègue un envoyé spécial à Londres afin d’obtenir du financement extérieur à crédit. Dans la lettre d’accréditation qu’il rédige, il lui confère d’énormes pouvoirs : « Et afin qu’il propose, négocie, adapte, conclue et signe au nom et sous l’autorité de la République du Venezuela tout pacte, convention et traité fondé sur le principe de sa reconnaissance, comme État libre et indépendant, et de lui apporter soutien et protection, en stipulant à cet effet toutes les conditions nécessaires pour indemniser la Grande Bretagne pour ses généreux sacrifices et lui apporter les preuves les plus positives et solennelles d’une noble gratitude et d’une parfaite réciprocité de services et de sentiments » (Luis Britto, p. 395). Luis Britto |2| fait le commentaire suivant : « L’accréditation est conçue en des termes très larges : il est possible de convenir de « quelque condition nécessaire ». « Le mandataire comme les prêteurs en useront avec la plus grande liberté » (Britto p. 395). Au début les dettes contractées doivent exclusivement servir à l’effort de guerre.
Se référant à la création de la Grand Colombie (Venezuela, Colombie, Panama, Équateur) en 1819, Britto note : « Cette intégration entraîne l’amalgame des dettes contractées par chacun des corps politiques. Ainsi, l’article 8 de cette Constitution stipule clairement : ”Sont reconnues solidairement comme dette nationale de la Colombie les dettes que les deux peuples ont contractées séparément ; et tous les biens de la République sont garants de leur règlement” ». Britto poursuit : « Non seulement les dettes sont constitutionnellement consolidées : de par la Loi fondamentale, tous les biens publics du corps politique naissant sont mis en garantie. Hélas, cette opération ne s’effectue pas avec la transparence que l’on aurait pu souhaiter, car les registres des opérations étaient incomplets et confus. »
Rosa Luxembourg, près d’un siècle plus tard, considérait que ces emprunts, bien que nécessaires, avaient constitué un instrument de subordination des jeunes États en création : « Ces emprunts sont indispensables à l’émancipation des jeunes États capitalistes ascendants et en même temps, ils constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale » |3|. De mon côté, j’ai analysé le lien entre la politique d’endettement et les accords de libre-échange dans la première moitié du 19e siècle en Amérique latine dans « La dette et le libre-échange comme instruments de subordination de l’Amérique latine depuis l’indépendance ».
Les nouvelles élites profitent de la dette interne et refusent de payer les impôts
Le Consul anglais, sir Robert Ker Porter, mentionne les conversations avec Simon Bolivar dans son journal et à la date du mercredi 15 février 1827, il observe que : « Bolivar reconnaît l’existence d’une dette interne de 71 millions de dollars, en monnaie-papier, devant être payée par le gouvernement. Des centaines d’individus ont spéculé intensément et de façon usuraire la plupart du temps sur les bons, les rachetant à des gens dans le besoin à 5%, 25% et 60%, et on m’informe, cela paraît incroyable, que presqu’aucun fonctionnaire ne conserve d’argent liquide, car tout part dans cette spéculation immorale et anti patriotique : le vice-président Santander (m’apprend-on) possède pour deux millions de ces bons, qu’il a vraisemblablement achetés pour 200 000 dollars » (voir Britto, op. cit. p. 378). Luis Britto fait le commentaire suivant : « ces agioteurs sont à leur tour étroitement liés à de nombreux officiers et hommes politiques républicains, qui se font de grosses fortunes aux dépens du sang de leurs troupes » (p. 380). Et il ajoute : « la seule annonce de mesures fiscales rigoureuses fait peur à des fonctionnaires comme l’Intendant Cristobal Mendoz, qui démissionne intempestivement » (p. 380).
La dette nationale va nous opprimer
Les mots utilisés par Simon Bolivar dans une lettre envoyée le 14 juin 1823 au Vice-président Francisco Paula de Santander (celui dont parle le consul anglais dans ses notes de 1827) sont percutants : « Enfin, nous ferons tout, mais la dette nationale va nous opprimer. » Et se référant aux membres des classes dominantes locales et des nouveaux pouvoirs : « La dette publique engendre un chaos d’horreurs, de calamités et de crimes et Monsieur Zea est le génie du mal, et Mendez, le génie de l’erreur et la Colombie est une victime dont ces vautours dépècent les viscères : ils ont dévoré à l’avance la sueur du peuple colombien ; ils ont détruit notre crédit moral, et nous n’avons reçu en échange que de maigres soutiens. Quelle que soit la décision que l’on prenne en ce qui concerne cette dette, ce sera horrible : si nous la reconnaissons, nous cessons d’exister, et si nous ne le faisons pas… cette nation sera l’objet de l’opprobre » (Britto, p. 405). On voit clairement que Simon Bolivar qui a pris conscience du piège de la dette rejette la perspective de la répudiation.
Deux mois plus tard, Simon Bolivar écrit à nouveau au Vice-président Santander au sujet de la dette et se réfère à la situation des nouvelles autorités du Pérou : « Le gouvernement de Riva Agüero est le gouvernement d’un Catilina associé à celui d’un Chaos ; vous ne pouvez imaginer pires canailles ni pires voleurs que ceux que le Pérou a à sa tête. Ils ont mangé six millions de pesos de prêts, de façon scandaleuse. Riva Agüero, Santa Cruz et le Ministre de la guerre ont volé à eux seuls 700 000 pesos, seulement en contrats passés pour l’équipement et l’embarquement de troupes. Le Congrès a demandé des comptes et il a été traité comme le Divan de Constantinople. La façon dont s’est conduit Riva Agüero est proprement infâme. Et le pire, c’est qu’entre Espagnols et patriotes, ils ont fait mourir le Pérou à force de pillages répétés. Ce pays est le plus cher du monde et il n’y a plus un maravedi pour l’entretenir » (in Britto, p. 406)
Simon Bolivar acculé par les créanciers est disposé à leur céder des biens publics. En 1825, il propose de payer la dette en cédant une partie des mines du Pérou qui ont été laissées à l’abandon au cours de la guerre d’indépendance (voir Britto p. 408 et svtes) ; en 1827, il essaye de développer la culture du tabac de qualité afin de la vendre en Grande Bretagne de manière à pouvoir payer la dette (Britto, p. 378-382) ; en 1830, il propose de vendre aux créanciers des terres publiques en friche (Britto, p. 415-416).
Simon Bolivar menace de dénoncer publiquement devant le peuple l’abominable système de la dette
Le 22 juillet 1825, Simon Bolivar écrit à Hipólito Unanue, président du conseil du gouvernement du Pérou : « Les maîtres des mines, les maîtres des Andes d’argent et d’or, cherchent à se faire prêter des millions pour mal payer leur petite troupe et leur misérable administration. Que l’on dise tout cela au peuple et que l’on dénonce fortement nos abus et notre ineptie, pour qu’il ne soit pas dit que le gouvernement protège l’abominable système qui nous ruine. Que l’on dénonce, dis-je, dans la « Gazette du Gouvernement » nos abus ; et que l’on y présente des tableaux qui blessent l’imagination des citoyens » (Britto, p. 408).
En décembre 1830, Simon Bolivar décède à Santa Marta (sur la côte caraïbe de la Colombie) alors que la Grande Colombie est déchirée et qu’il a été abandonné par les classes dominantes de la région. Il est prouvé qu’il n’a jamais cherché à s’enrichir personnellement en profitant de ses fonctions de chef d’État, ce qui n’est pas le cas de nombreux dirigeants arrivés au pouvoir grâce aux luttes d’indépendance.
Eric Toussaint
Remerciements à Lucile Daumas qui a traduit en français les citations en espagnol.