Attaquée aujourd’hui de toutes parts y compris dans la loi de transition énergétique, la nationalisation n’a pas été « un chemin de pétales de roses » mais une « véritable bataille parlementaire et sociale », comme l’écrit François Duteil, le président de l’Institut d’histoire sociale CGT mines-énergie, dans la préface. Extraits.
Comme l’écrivait Gramsci, « l’Ancien Monde a déjà disparu, le Nouveau Monde n’est pas encore là, et dans cet entre-deux, les monstres peuvent surgir ». La question de l’émancipation humaine se pose aujourd’hui avec plus de force encore. Dans cet objectif, quelle place pour la nation ? Certains l’entourent d’oripeaux identitaires. D’autres considèrent qu’à l’époque de la mondialisation, elle deviendrait obsolète.
Ne faut-il pas plutôt identifier la nation à la démocratie ? Or la nationalisation telle que conçue en 1946 n’est-elle pas propice à l’intervention populaire par l’intermédiaire des personnels et des usagers ? Et puis la démocratie n’est-elle pas le mouvement social lui-même ? La nationalisation demeure une question récurrente depuis plusieurs décennies. Lors de la première édition du livre de René Gaudy en 1978, Roger Pauwels, alors secrétaire général de la fédération CGT de l’énergie, écrivait : « Que d’enseignements précieux nous pouvons en tirer aujourd’hui, alors que le problème des nationalisations et de leur gestion démocratique, au-delà des vicissitudes électorales, de l’échec provisoire du programme commun et de l’union de la gauche, demeure une exigence fondamentale des travailleurs... »
En 1996, Denis Cohen, le secrétaire général de l’époque, écrivait quant à lui : « Aujourd’hui, comme il y a cinquante ans, le débat se fait âpre sur la nécessité d’inventer autre chose, la recherche des issues à la crise se pose avec plus de force à notre pays et son peuple. »
Marcel Paul, résistant communiste devenu ministre de la Production industrielle, a joué un rôle central pour faire avancer une conception novatrice des questions énergétiques avec le concept de « bloc de l’énergie ». Ce livre est œuvre utile pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent aux questions de l’énergie, à sa maîtrise nationale dans le cadre d’une coopération européenne, de la démocratie et de la souveraineté des peuples. Militant syndical, passionné d’histoire, je ne veux pas interpréter celle-ci, mais la faire. (…)
Un « secteur libre »
Combien de fois n’ai-je pas rêvé, face à un dirigeant politique ou à des responsables d’entreprise, à cette phrase de Marcel Paul s’adressant au premier PDG d’EDF : « La belle France que nous allons faire ! » Et pourtant nous étions au lendemain de la guerre. Devant les militants de la région parisienne en janvier 1946, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la CGT, déclarait : « Tout cet effort de reconstruction, nous l’envisageons comme une possibilité d’apporter aux masses laborieuses de notre pays une évolution de leur niveau de vie. »
Les militants de la CGT, les syndicalistes comme Marcel Paul, ont joué un rôle central dans la Résistance. Ils ont permis l’unité du syndicalisme et la mise en œuvre du programme du CNR. Dès le 2 mars 1945, dans son discours à l’Assemblée constituante, le général de Gaulle fait écho au programme du Conseil national de la Résistance lorsqu’il indique : « Si nous n’imaginons pas l’économie française de demain sans un “secteur libre” aussi étendu que possible, nous déclarons que l’État doit tenir les leviers de commande. Oui, nous affirmons que c’est le rôle de l’État d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes sources d’énergie : charbon, électricité, pétrole, ainsi que les principaux moyens de transport. »
« Gouvernements gangsters »
Comme René Gaudy le démontre avec pertinence, ce ne fut pas sans contradictions, ne serait-ce que celle qui existait entre État et nation. L’histoire montrera que, plus tard, c’est l’étatisation d’EDF et de GDF qui a facilité la déréglementation et la privatisation. Au moment où nous entendons les chantres du libéralisme qui pensent écrire la dernière page de l’histoire, il me plaît de rappeler un discours à Détroit de Henry Wallace, alors vice-président des États-Unis, le 1er août 1943 : « Si les trusts ne sont pas supprimés, la paix nous fera passer des camps de concentration et des assassinats en masse des fascistes à une jungle de gouvernements gangsters, conduits dans les coulisses par des impérialismes assoiffés de pouvoir et avides d’argent. »
Prenant appui sur les réflexions d’hommes comme Jaurès et des militants portant l’idée d’un statut des mineurs, d’un statut des électriciens et gaziers et de la nationalisation de l’énergie, 1936 fut en quelque sorte la période des « semailles » avec le Front populaire, et 1946, celle de la « récolte » avec le programme du Conseil national de la Résistance. Nous aurions pu tout aussi bien intituler ce livre « les Moissons de la liberté » ou bien encore « l’Énergie des jours heureux ».
Avec ce livre, René Gaudy a voulu étendre la réflexion à tous les secteurs de l’énergie : gaz et électricité, charbon, énergie nucléaire naissante. Cette démarche est nouvelle, une première en quelque sorte, chacune des branches de l’énergie ayant eu pendant toute une période une démarche quelque peu corporatiste. Le syndicalisme n’en était pas exempt. D’ailleurs, les structures syndicales ont évolué ces dernières années. Cette démarche comparative est sans nul doute l’apport de ce livre. C’est dire s’il fait œuvre utile.
Le rôle des militants et des syndicalistes
S’il est vrai qu’en définitive ce sont les peuples qui décident de leur destin, René Gaudy met en évidence le rôle des militants. Dans un même ministère, cela n’a pas été sans contradictions, même entre ministre et secrétaire d’État issus du même parti politique, comme Marcel Paul et Auguste Lecœur. Soixante-dix ans après la nationalisation de l’énergie, tout appelle à une réflexion approfondie. Nous n’en sommes plus à « la belle France que nous allons faire ». La financiarisation de l’économie, le libéralisme Reagan, Thatcher, Giscard, la déréglementation acceptée par ceux qui sont passés de « changer la vie » à « changer d’avis » ont conduit à une sérieuse remise en cause de concepts qui ont prévalu en 1946. En prenant appui sur ceux-ci, en intégrant les exigences nouvelles de démocratie, il est possible d’entrevoir de nouvelles perspectives pour le service public à caractère national dans une Europe de coopération. Le service public nationalisé peut permettre d’aller vers une nouvelle civilisation de partages qui soit celle de toute l’humanité. Ouvrons le débat à partir de l’histoire. Alexis de Tocqueville a écrit : « Quand le passé n’éclaire pas l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » Alors, et si les fondements de la nationalisation de 1946 étaient tout à la fois héritage et projet ?
François DUTEIL