Elles rêvent, les puces, de s’acheter un chien et ils rêvent, les écrivains, de faire disparaître Galeano. Eux, les bons écrivains, les écrivains pour de vrai, les grands, les impérissables, immortels, infinis, et autres trucs du même tonneau commençant par « in », mais que je laisse dans l’encrier. Ces écrivains qui ne sont pas lus, mais qui sont vendus (et même ainsi ils ne sont pas lus). Ces écrivains que la voisine ne nous recommande pas, mais leur éditeur, oui ; ces écrivains qui ne gagnent pas les cœurs, mais les prix littéraires ; ces écrivains à lunettes à monture d’acier, aux airs de gens bien élevés et aux opinions pusillanimes, qui savourent des vins étrangers en dégustant des citations incohérentes. Ils sont instruits, bien propres sur eux, présomptueux. Ces écrivains, ces vrais écrivains, haïssent Galeano, écrivain de vérités tranchantes comme des rasoirs.
Ils le méprisent ; « c’est un auteur mineur », qu’ils disent, un échotier, un chroniqueur d’histoires d’alcoolos, un enfonceur de portes ouvertes. C’est un verbe facile sur des sujets fastidieux tels que la pauvreté, l’impérialisme, l’holocauste colonial, le machisme, l’unité de l’Amérique Latine, des bêtises démodées qu’un écrivain véritable, grand, impérissable, se doit de laisser tomber.
Moi, je pense que Galeano a choisi sciemment d’être un auteur mineur. Car grandir c’est non seulement fastidieux, mais ça vous rapproche bigrement de la mort. Peut-être la plus grande partie de son oeuvre n’est-elle qu’un très long manuel de fragments, avec des bribes d’aphorisme et de bréviaire, à mi-chemin entre poésie et anecdotes, entre opinion et recueil de choses vues, au style sans pareil, parfois mielleux, mais toujours compréhensible, proche, émouvant. Peut-être Galeano est-il un fabuleux vulgarisateur, un simplificateur de discours arides et complexes qui contrairement à ce qu’ils se proposent ne touchent pas la majorité populaire. Il est simple, il est limpide, et par là-même, il est généreux. Sa prose est dotée de vivacité ; elle va, elle se vautre, elle patauge partout. Sa prose est vivante. Elle vit dans les poches vides de l’étudiant qui en souligne un passage ; elle vit dans le tableau mural du local syndical, dans le conte qui vole de bouche en bouche, de place en place, de colline en montagne, de cette frontière-ci à cette autre-là. Dans la pancarte de la dernière manif, dans le graffiti tremblotant. Dans la lettre d’amour ou l’appel à la grève. Galeano écrivait pour ceux qui ne sont personne, ceux qui sont les enfants de personne, pour ceux qui ne sont propriétaires de rien. Pour les personnages de ses histoires, les maîtres de ses anecdotes, les lecteurs de ses livres.
Et les vrais écrivains, les écrivains impérissables et imbuvables, qui écrivent pour la postérité, jurent que Galeano prend les gens pour des imbéciles à cause de cette simplicité, de ce ton de proximité, sans arrogance ni fierté érudite. Médiocre, disent-ils à l’adresse du maître de la chronique qui a publié Nous, nous disons non, et qui malgré cela ne figure dans aucune anthologie. Manque de rigueur, disent-ils à l’adresse de ce classique, auteur de : Les veines ouvertes de l’Amérique latine, diagnostic sévère et, en plus, très bien documenté. Insignifiant, aigri, disent-ils à l’adresse de ce marcheur qui a écrit Cul par-dessus tête, Le livre des embrassades, Mémoire du feu, un homme qui connaissait tout son continent, le moindre de ses recoins, tous ses visages et abîmes., Snobinard disent-ils à l’adresse de cet homme qui a dormi dans les trous des mineurs de Potosí, qui a partagé l’igname le yucca dans les chaumières des Noirs de Colombie, qui a usé ses carnets clandestins de Mémoire du feu dans les caches secrètes des guérilleros Montoneros. Parce que, en plus, Galeano est son propre personnage et finit par être le personnage à la première personne de l’Amérique convulsive qu’il nous raconte. Et il est tout sauf un auteur pamphlétaire. Sa plume est pleine de fraîcheur. Et les vrais écrivains ne lui pardonnent pas non plus ça : rafraîchir des idées que beaucoup s’obstinent à considérer fanées.
Les vrais écrivains, les écrivains sérieux, détestent Galeano parce que lui est lu et pas eux ; parce que lui est connu et pas eux ; parce que lui est admiré et pas eux, mais, surtout, parce qu’eux veulent vendre et ne vendent pas alors que les livres de Galeano se vendent sans que lui le veuille.
Ces écrivains tellement importants, tellement sérieux et intelligents, seront toujours sans taches et incompréhensibles. Ils continueront à se lire et à se décerner des prix entre eux. Galeano ne sera jamais à leur mesure, heureusement. Galeano continuera d’être seulement Galeano. L’écrivain de petits feux, le partageux d’utopies et de tristesses, celui qui, avant de sombrer dans le sommeil, nous raconte des histoires à l’oreille, à nous, enfants de personne, propriétaires de rien, à nous qui ne sommes personne, qui valons aussi peu que ses textes à lui.
Camilo de los Milagros
Galeano, los escritores y los nadies - Rebelión
Traduction M. Colinas