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Hommage à Pierre Broué, par Serge Denis.


Pierre Broué : témoignage d’admiration et d’amitié.


J’ai découvert l’oeuvre de Pierre Broué à l’occasion d’un travail scolaire, en classe de philo du vieux cours "classique" québécois, dont le thème était "De la révolution considérée comme moyen démocratique de prendre le pouvoir" . J’allai à la bibliothèque, consultai au hasard divers livres et documents, mis notamment la main sur un livre de Arendt et un de Broué. Le livre de Broué était celui qu’il avait écrit avec Albert Témime, La révolution et la guerre d’Espagne. Cet ouvrage fut pour moi une révélation, la découverte d’épisodes et de faits historiques, de processus sociaux et de conflits d’orientation politique dont je n’avais jamais eu idée mais dont la trame, la chair, le sang et les conséquences constituaient la matière même de l’histoire du vingtième siècle. Deuxième moment de cette prise de contact, celui d’un premier voyage en France, à l’été 1970, voyage d’un militant étudiant associé à divers courants de gauche : nationalisme populiste, anarchisme, branche montréalaise du S.U., etc. Évidemment, je me rendis alors à la librairie de Maspéro. Je trouvai, cette fois, son ouvrage Le printemps des peuples commence à Prague. Nouvelle révélation, perception de ce que pouvait signifier le programme de la révolution : pour le nord-américain que je suis, éduqué dans les paradigmes incontestés de la guerre froide, québécois francophone en plus, et donc socialisé dans une culture populaire où les repères du marxisme et de l’histoire du socialisme moderne étaient pratiquement absents, l’idée que l’on puisse être à la fois du côté de mai-juin 68 en France et du printemps de Prague en Europe de l’Est, le dévoilement précisément du programme de cette idée, tout cela constitua pour moi une trouvaille extrêmement enrichissante, une réponse, l’accès à une connaissance dont je n’avais jamais eu vent, non plus.

Je ne connaissais pas personnellement Pierre Broué à cette époque, ni quiconque l’ayant déjà rencontré. Je tiens à le souligner pour illustrer l’élément suivant : le travail d’historien en tant que tel de Pierre, la qualité, d’ailleurs unanimement reconnue, de ce travail et les sujets qu’il se mit à explorer, expliquer, faire valoir ont constitué en eux-mêmes une contribution décisive au rayonnement de la pensée marxiste. Son travail devint un point d’ancrage programmatique majeur dans la contestation du vieux monde, pour le mouvement ouvrier et la jeunesse radicalisée - il le sera à nouveau pour les jeunes générations altermondialistes d’aujourd’hui -, parce que Pierre contribuait à élaborer directement le point de vue révolutionnaire, l’analyse marxiste d’événements cruciaux du vingtième siècle. Ses ouvrages constituent la rupture la mieux articulée et la plus complète avec l’"idéologie" dominante et ambiante dans l’appréciation de ces événements. Qu’on songe seulement à tout ce débat sur la nature des événements qui eurent cours en Allemagne entre 1918 et 1923 : simple réédition de "1848", un "1848" cette fois (temporairement) victorieux ou révolution ouvrière inaboutie ? L’enjeu est énorme, puisqu’il porte sur la nature même du vingtième siècle, de l’époque de l’impérialisme, des processus sociaux qui le caractérisent. Pierre Broué, pratiquement seul, "a tenu le fort" de la défense du programme marxiste à cet égard, ce qui n’est évidemment pas rien. Il a accompli cette tâche de manière magistrale, de sorte que les quelconques partisans d’un autre "point de vue" nont pas réussi à le surpasser, encore moins à le contredire. Voilà bien une victoire du socialisme, je pèse mes mots, qu’il a assurée par lui-même. Il faut lui en rendre hommage.

L’envergure des recherches historiques qu’il a accomplies est d’ailleurs exceptionnelle. Prenons un exemple. On sait que la génération militante des années 1960 en est venue à se pencher par elle-même sur les grandes percées révolutionnaires de son siècle, à vouloir réévaluer le sens de l’histoire de la gauche, à s’intéresser aux fronts populaires, à l’Allemagne, à l’Espagne, aux débats d’orientation et de programme dans la IIème et la IIIème Internationales, etc... Je risquerai à cet égard l’affirmation suivante, qui mériterait sûrement beaucoup de nuances mais qui permet de poser des ordres de grandeur : plusieurs intellectuels de gauche en Angleterre, plus ou moins directement associés à ce qui s’est appelée la New Left, se sont ainsi penchés sur ces grands épisodes, apportant des contributions souvent importantes, sur l’un ou l’autre ; il est remarquable qu’en France -en langue française, de fait-, Broué ait par lui-même couvert depuis les années 1960 la plupart de ces épisodes, dans plusieurs cas de manière décisive : de la Chine à l’Allemagne de Weimar et à l’Espagne, du Parti bolchevique aux partis social-démocrates de gauche des années 1930, de la résistance au stalinisme en URSS au travail (unique et irremplaçable) de mise au jour des figures, des noms, de la pensée de ces hommes et femmes, trotskystes ou pas, qui se sont opposés au cours stalinien. Sans oublier ses biographies de Rakovsky, Sedov, Trotsky, son histoire de la Comintern, comme il tenait à ce qu’on dise...

Les premiers étudiants québécois qui ont connu Broué à l’IEP de Grenoble (durant la deuxième moitié des années 1960) étaient revenus enchantés de son enseignement et passionnés de ses écrits, certains convaincus aussi du bien-fondé de son engagement politique. J’en rencontrai quelques uns au début des années 1970, et il me confirmèrent très vite dans mon appréciation positive de l’oeuvre de Broué ; sur la suggestion de l’un d’entre eux, je décidai d’aller étudier avec lui. Je n’ai eu qu’à m’en féliciter. Car j’ai fait la connaissance à Grenoble d’un homme toujours affable et amical, un professeur très exigeant intellectuellement - et d’abord pour lui-même - , un militant toujours dévoué, inébranlable dans ses convictions, dont la constance ne se démentait jamais. Nous sommes devenus amis et je me suis bientôt joint à son organisation. Le militant et le dirigeant politique que fut Pierre Broué était à l’écoute de ses camarades, humble, respectueux de chacun, toujours chaleureux, un dirigeant qui emportait l’adhésion par la profondeur de ses analyses et de ses explications, dans le rapport "dialogique" au sens propre, jamais -en aucun cas dont je pourrais me souvenir- par des mesures fondées sur le verticalisme ou en faisant valoir, comme d’un refuge, la hiérarchie d’appareil. A ma souvenance, personne dans la région qu’il dirigeait au nom de son organisation, ni à l’intérieur de celle-ci, n’en a jamais eu l’impression non plus. Sa connaissance des faits sociaux, de l’histoire du mouvement ouvrier, du communisme, les liens personnels qu’il entretenait et cultivait avec les anciens du trotskysme et d’autres courants révolutionnaires et socialistes, dans sa région grenobloise, en France, partout dans le monde, tout cela nourrissait directement la formation continue de ses jeunes camarades et les perspectives politiques qu’il savait tirer des conjonctures les plus immédiates. Voilà comment il enseignait et faisait vivre le programme qui était le sien.

Au fil des ans, puis des décennies j’ai revu Pierre assez régulièrement, en France et, surtout, au Québec, où il était chez lui dans l’organisation québécoise-canadienne soeur de sa propre organisation, le Groupe socialiste des travailleurs, GST. Il a en effet tenu dans l’histoire du GST une place et un rôle privilégiés. La "filière grenobloise" a été au coeur de la naissance du GST et Pierre est toujours demeuré une référence et un repère majeurs pour cette organisation et ses membres, souvent invité, toujours reçu avec enthousiasme et affection. Il a participé à des meetings de masse convoqués par le GST (par exemple, lors de la visite à Montréal du mathématicien Plioutch), à des sessions de formation politique ouvertes (des journées sur l’histoire de la IVème Internationale, notamment) à des séances de GER aussi (groupes d’études révolutionnaires, qu’on appelait au Québec GDP, groupes de discussion politique) pour ceux et celles qui voulaient se joindre à notre combat...Je suis sûr que ses camarades québécois et canadiens se sentent tous affectés personnellement par son décès, tristes, parce que c’est pour eux le décès d’un maître et d’un membre de leur proche famille.

Je vois sur internet que certains amis de Pierre, des compagnons de lutte notamment, préparent ou envisagent la tenue de journées commémoratives en son honneur. Je voudrais soumettre l’idée suivante : l’une des plus grandes contributions de Pierre et l’un de ses plus grands combats, fusionnant son oeuvre d’historien et son engagement politique, a été ce travail qu’il a poursuivi avec acharnement, pratiquement jusqu’à la fin de ses jours, de redonner vie et figure à tous ces militants et à toutes ces militantes de l’opposition au stalinisme en URSS, ceux que la brutalité bureaucratique a voulu réduire au silence, rayer de la mémoire, ensevelir et ensevelir avec eux Octobre et l’histoire du bolchevisme. Leur redonner vie pour maintenir la mémoire de leur existence envers et contre tous les falsificateurs, les cons et les "intellectuels" ignorants . Ce combat constitue une lutte politique de toute première importance, à nouveau aujourd’hui, alors que la connaissance et l’intelligence de cette opposition doivent nourrir la réflexion des jeunes générations de l’altermondialisme. Je pense que l’une des commémorations que l’on doit à Pierre serait l’organisation d’un vaste colloque international de la recherche sur les oppositions et les opposants au système stalinien en URSS, leurs programmes, leurs groupes, les noms des assassinés, leurs espérances aussi. On y rendrait hommage à l’oeuvre unique de Pierre Broué à cet égard, on prendrait la mesure de ce qui se fait dans les divers pays aujourd’hui et les spécialistes pourraient supputer des directions dans lesquelles poursuivre ce travail. Je n’ai, personnellement, jamais fait de recherche sur un sujet de cette nature et je ne connais pas les réseaux intellectuels ni universitaires de coopération qui ont pu se constituer, régionalement ou internationalement. Mais je serais prêt à m’associer à des efforts d’organisation d’une telle rencontre, à sa logistique. A mon avis, on réaliserait ainsi un hommage saluant à la fois l’oeuvre de l’historien et l’engagement du militant, deux aspects de la personnalité de Pierre Broué qui se sont continuellement nourris et enrichis l’un l’autre.

Serge Denis, septembre 2005, Ottawa, Canada.


Le grand historien et militant Pierre Broué nous a quittés ce mardi 26 juillet 2005, par
Gérard Filoche.


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Claud Cockburn

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