Les analyses lausannoises soutiennent « raisonnablement » – et non « modérément », comme cela a été un peu vite traduit de l’anglais – l’hypothèse d’un empoisonnement au polonium 210 de Yasser Arafat. Cette conclusion n’est peut-être pas assez tranchée pour certains. Mais pour des scientifiques, habitués des conditionnels et des pincettes à prendre, surtout quand on manie un élément radioactif aux effets peu connus, c’est déjà passablement affirmatif. Au lendemain de la publication de leur rapport par Al-Jazira, les experts du CHUV ont présenté leurs résultats jeudi.
Les chercheurs suisses avaient annoncé en juillet 2012 avoir retrouvé des quantités anormales de polonium 210 sur des effets personnels du défunt. Cette substance hautement radioactive émet des rayons – appelés alpha – qui sont arrêtés par la peau ou une simple feuille de papier. Mais, si elle est ingérée, elle produit des effets dévastateurs sur les organes internes. Il suffirait de quelques millionièmes de gramme pour atteindre une dose létale. Personne n’avait pensé à cette piste en 2004, au moment de la mort d’Arafat. Mais, en 2006, l’ex-espion russe Alexandre Litvinenko est empoisonné au polonium.
Source de polonium russe
Le tableau clinique du leader palestinien ne correspond pas parfaitement à cette hypothèse (pas de perte de cheveux, ni d’affaiblissement de la moelle osseuse). Son âge pourrait toutefois expliquer l’absence de certains symptômes. Il faut dire en outre qu’on connaît mal les effets du polonium, le seul cas connu à ce jour étant celui d’Alexandre Litvinenko. « Nous n’avons aucune donnée officielle concernant ce dernier, souligne François Bochud, directeur de l’Institut de radiophysique appliquée (IRA) du CHUV. Les documents sont encore sous scellé judiciaire. Toute notre connaissance vient d’expériences sur des souris. »
Suite aux analyses suisses, la justice française, saisie par Souha Arafat, la veuve, ordonne l’exhumation du corps. Les échantillons prélevés en novembre 2012 sont répartis entre trois équipes : une russe, une française et une suisse. Les Français n’ont pas encore rendu leurs conclusions. Les rapports russe et suisse ont été remis ces derniers jours à l’Autorité palestinienne. D’après les premières fuites datant de mi-octobre, les experts russes excluraient un empoisonnement au polonium. Elles n’ont toutefois pas été confirmées officiellement.
Les Suisses ont retrouvé dans certains échantillons – en particulier de côte et d’os iliaque – des quantités anormales de la substance radioactive. « Depuis une dizaine d’années, on mesure le polonium 210 sur des cadavres pour estimer l’âge du décès, explique François Bochud. En comparaison, il y en a 18 fois plus dans ces échantillons. »
Mais une autre donnée pose problème : la présence également anormalement élevée de plomb 210. « Le polonium peut être d’origine artificielle, mais aussi naturelle, poursuit le spécialiste. Nous respirons tous du radon 222, un gaz présent dans l’air. Lorsque ce gaz se désintègre naturellement, il donne du plomb 210, qui peut à son tour se désintégrer naturellement en polonium 210. » La présence de plomb pourrait donc expliquer celle de polonium.
« Nous aurions pu en rester là et conclure qu’il n’y avait pas eu empoisonnement, commente l’expert. Mais cela n’expliquait pas la présence importante de plomb, à peu près 20 fois supérieure à la norme. » Pour pousser plus loin leurs investigations, les chercheurs de l’IRA se sont procuré une source de polonium 210 auprès de l’Institut tchèque de métrologie, qui l’a reçu de la Russie, le plus gros producteur mondial – la substance s’obtient dans un réacteur nucléaire.
Pas d’ingestion accidentelle
Les scientifiques espéraient tomber sur des impuretés à base de plomb 210 qui expliqueraient l’origine de cet élément. Ils en ont trouvé, mais en quantités beaucoup trop faibles. A moins que… Les chercheurs ont repris leurs calculs en tenant compte du temps écoulé depuis la mort de Yasser Arafat. Le polonium 210 se désintègre en effet beaucoup plus vite que le plomb 210. Cela signifie que, si on en trouve dans des proportions similaires aujourd’hui dans les échantillons, il y avait, au moment du décès, beaucoup plus de polonium que de plomb. Une grande partie de la substance radioactive n’est donc pas explicable par la désintégration naturelle du plomb.
« Nos résultats soutiennent raisonnablement l’hypothèse de l’empoisonnement, relève Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale. Ils sont plus cohérents avec cette version des faits. » Sur une échelle de 1 à 6, où 6 est la conviction que le leader palestinien a été empoisonné, les scientifiques situent leurs conclusions au niveau 5.
Selon eux, il est impossible que le défunt ait ingéré du polonium 210 accidentellement ou que la substance ait été placée là a posteriori . « Nous avons mesuré les quantités à l’intérieur des os, après avoir nettoyé l’extérieur chimiquement », explique François Bochud. Les chercheurs refusent en outre de commenter les fuites sur le rapport russe tant qu’ils n’ont pas accès aux détails scientifiques. « Ils arrivent peut-être à des conclusions différentes sur la base de données similaires, souligne le spécialiste. Si nous nous étions arrêtés à mi-chemin, nous aurions aussi exclu l’empoisonnement. »
Lucia Sillig, Vendredi 08 novembre 2013.