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Entretien avec Marcela Lagarde par IPS, datant de 2010 : un constat qui est toujours d’actualité...

La mémoire historique du féminisme se perd (IPSnoticias)

« L’antiféminisme est la délégitimation de ce que le féminisme a apporté à l’humanité. Il se diffuse maintenant auprès des femmes comme des hommes, parce que les femmes, dans les sociétés patriarcales, ont été éduquées et socialisées pour fonctionner de manière conforme au patriarcat. » (Marcela Lagarde).

Après un peu plus d’un siècle d’existence, le féminisme perdure en Amérique latine et dans le monde, mais sa vie en tant qu’idéologie de revendication des femmes ressemble à une mer houleuse, avec des points de crête et des chutes vertigineuses.

C’est ainsi que l’anthropologue et féministe mexicaine Marcela Lagarde définit cette « critique persistante de la modernité » qui, au début du 21e siècle, vit un moment particulier, par la diversité générationnelle de ses militantes, et son extension, au travers des « études genre », à d’autres espaces sociaux, académiques et de production scientifique.

« Le féminisme ne mord pas » souligne cette professeure à l’Université Nationale Autonome de Mexico, et l’une des initiatrices de la Loi générale pour l’accès des femmes à une vie sans violence, en vigueur depuis le 2 février 2007, ainsi que de l’introduction du délit de « fémicide » dans le Code pénal. Lagarde, Présidente du Réseau de chercheuses pour la vie et la liberté des femmes, s’est entretenue avec Dalia Acosta, de l’agence de presse IPS, pendant son séjour à Cuba (août 2010).

IPS : Quelles sont les causes de la permanence des préjugés à l’égard du féminisme, y compris au sein des mouvements de femmes ou dans les pays comme Cuba qui promeuvent des politiques en faveur de la population féminine ?

Marcela Lagarde : Il n’y a pas eu de continuité dans la transmission du rôle du féminisme dans la culture moderne. Il semble qu’il y a des étapes où la mémoire historique se perd, et ensuite il faut la récupérer. Comme le féminisme est une critique de la société patriarcale, il a été perçu comme dangereux par celles et ceux qui approuvent ou qui considèrent comme inévitables la société, la culture et le pouvoir patriarcaux.

Le féminisme fait la critique du patriarcat en tant que construction métapolitique qui traverse les sociétés et les époques, et il propose des alternatives concrètes. Le pouvoir patriarcal est un pouvoir monopolisé par les hommes. On utilise aussi d’autres valeurs et alternatives qui peuvent être perçues comme dangereuses, qui « mordent », parce qu’elles sont destinées à éliminer la domination de genre.

Celles et ceux qui ne sont pas d’accord font ce que l’on fait toujours dans la lutte politique : fantasmer l’ennemi, en l’espèce les femmes et les féministes. Ils leur attribuent des caractéristiques et particularités dangereuses, et beaucoup de choses fausses. Cela dans le contexte d’une culture passablement misogyne, sexiste, machiste. A cette misogynie sociale s’ajoute la misogynie politique qu’est l’antiféminisme.

IPS : Comment définissez-vous l’antiféminisme ? Quelle est son ampleur ?

M.L. : Il s’agit de la délégitimation de ce que le féminisme a apporté à l’humanité. Il se diffuse maintenant auprès des femmes comme des hommes, parce que les femmes, dans les sociétés patriarcales, ont été éduquées et socialisées pour fonctionner de manière conforme au patriarcat. Certaines femmes deviennent féministes, mais cela implique une connaissance différente pour critiquer notre propre culture, notre identité et condition de genre, qui sont fortement influencées par le patriarcat.

Toute cette ignorance généralisée contribue à nourrir l’antiféminisme. Le pouvoir dominant mène constamment une politique antiféministe vaste et extensive. Nous reproduisons des préjugés qui n’ont jamais été prouvés, mais qui font partie de notre idéologie et de la culture dans laquelle nous baignons.

L’humour est porteur de misogynie et de misogynie politique, avec ses comparaisons permanentes que les gens répètent, et fait partie de la culture de masse. Nous n’avons pas la force culturelle pour y répondre chaque fois avec un discours propre.

IPS : Qu’a signifié pour les femmes d’aujourd’hui l’invisibilité du féminisme ?

M.L. : Des groupes de femmes se créent ou se développent avec des acquis déjà obtenus par le féminisme du 18e siècle, mais ils ne les apprécient pas parce qu’ils en disposent déjà : l’éducation, l’accès au monde du travail, à l’emploi, aux revenus, ou la participation politique.

Nous avons dû nous instruire au sujet du féminisme, en menant nos propres recherches pour connaître l’histoire, car cela ne s’enseigne pas dans les écoles ou les universités. Il n’y a pas de transmission d’une génération à l’autre comme pour les connaissances techniques ou scientifiques.

Ce schéma très androcentrique provoque une énorme ignorance chez les femmes et les hommes au sujet du féminisme et de sa contribution à la modernité. Actuellement nous sommes en train d’obtenir que ce savoir soit transmis dans les universités, mais il n’existe pas dans l’éducation primaire ou secondaire. Dans de nombreux pays ce n’est qu’au stade du « postgrade » qu’il existe des enseignements, des séminaires, des chaires de genre et de féminisme.

IPS : Et qu’en est-il dans la pratique ? Peut-on parler du féminisme comme d’un changement de vie et d’une alliance entre femmes ?

M.L. : Il aide à combattre la misogynie à l’encontre des autres femmes et de soi-même, il favorise le rapprochement et l’échange d’idées sur ce que chacune a pu réaliser dans sa propre vie. Les femmes féministes nous avons beaucoup appris des autres femmes par notre méthode de travail.

En plus du monde académique, nous avons beaucoup d’espaces de rencontres personnelles entre femmes, où nous apprenons les unes des autres et nous soutenons mutuellement. Tout ce formidable soutien nous donne du pouvoir, car il développe une force intérieure puis sociale très importante : une force d’affirmation de genre qui te légitime et te valorise en tant que femme dans un monde qui nous attaque tout le temps.

Dalia Acosta, La Havane, 18 août 2010 (IPS).
Traduit de l’espagnol par la rédaction de SolidaritéS

»» http://www.solidarites.ch/journal/d/article/4456
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