L’incendie du 3 octobre, au large de Lampedusa, d’une embarcation partie du port libyen de Misurata et qui transportait à son bord 500 réfugié-e-s originaires, pour la plupart, d’Erythrée, de Somalie et du Ghana, a fait plus de 100 morts alors que 250 personnes sont toujours portées disparues. Parmi les survivants, nombreux sont ceux qui témoignent de l’absence de secours, dans un premier temps, de la part de bateaux de pêche qui auraient vu l’embarcation des migrants se retourner puis couler à pic sans pour autant intervenir, cela comme conséquence de la législation anti-immigration qui empêche aux embarcations civiles d’apporter de l’aide aux « clandestins » l’arrivée des garde-côtes.
La population de petite île italienne de Lampedusa, entre la Tunisie et la Sicile, est désespérée. Elle l’a fait savoir en descendant dans la rue pour dénoncer le fait que Lampedusa vit dans la douleur et porte sur ses épaules le poids de l’indifférence du reste du monde. « Lampedusa veut accueillir les migrants en vie, et non pas lorsqu’ils sont morts », pouvait-on lire sur certaines pancartes. Le cimetière de l’île est, pour ainsi dire, complet. Les cadavres sont transférés dans un hangar de l’aéroport et le centre de rétention de l’île tourne au-delà de ses capacités, avec plus de 1350 réfugiés qui s’y entassent.
Pendant ce temps, une journée de deuil national a été décrétée par le gouvernement italien de coalition gauche-droite. « Plus jamais ça ! », s’est étranglé Enrico Letta, le président du Conseil. « C’est une honte », a aussitôt renchéri le Pape François qui avait choisi de se rendre, en juillet, à Lampedusa pour son premier déplacement en dehors de Rome. Sans vergogne, pour le coup, Angelino Alfano, actuel ministre de l’Intérieur et ancien bras-droit de Silvio Berlusconi, a proposé la candidature de Lampedusa au prix Nobel de la Paix, en disant regretter le peu de collaboration de l’Union Européenne par rapport à la gestion des flux migratoires.
Des frontières blindées pour défendre la « Forteresse Europe »
Il est vrai que l’UE n’a pas développé jusqu’à présent de législation parfaitement homogène sur cette question et chaque pays continue à appliquer son propre arsenal législatif (et répressif). Pour ce qui est de l’Italie, c’est la loi Bossi-Fini de 2002 (du nom des ministres Ligue du Nord et Alliance Nationale du gouvernement Berlusconi de l’époque) qui continue à être appliquée et qui prévoit notamment l’expulsionimmédiate des immigrés clandestins lorsque ils sont arrêtés. La loi a été renforcée en 2009 à travers le « Paquet sécurité » [‘Pacchetto Sicurezza’], dont la principale « innovation » a été l’introduction dans le droit pénal du « délit de clandestinité », mesure qui a été condamnée y compris par la Cours de Justice européenne en 2011 comme parfaitement contraire aux droits fondamentaux.
Même si l’UE ne compte pas une législation uniforme, cela ne veut pas dire que les pays de l’UE ne se coordonnent pas pour renforcer les contrôles et les expulsions sensés garantir la « sécurité » des frontières de l’Union. Depuis une quinzaine d’années, les centres pour l’identification et l’expulsion des candidats à l’immigration se sont multipliés dans tous les pays méditerranéens. Il en existe aujourd’hui prés de 500, tandis que, le budget de Frontex s’élève à 88 millions d’euros par an. Cette agence européenne, mise en place en 2004 pour surveiller les frontières de l’UE, dispose en effet de 26 hélicoptères, 22 avions, 113 bateaux sans compter des dizaines d’équipes d’intervention, tout cela pour mieux défendre la « Forteresse Europe ». Cela n’a pas non plus empêché les pays du Sud de l’UE de continuer à demander davantage de subventions à Bruxelles pour blinder un peu plus leurs frontières, une opération aussi injuste qu’inutile lorsque l’on sait que l’objectif affiché est de bloquer les flux de migrants.
Sous-traitance du contrôle et de la répression des flux de réfugiés
La stratégie consistant à sous-traiter aux pays du Sud de la Méditerranée les questions migratoires, à travers la construction de prisons en Libye et de systèmes de contrôle dans le Sahara est le complément de ces politiques. Human Rights Watch a accusé Tripoli à plusieurs reprises d’arrestations arbitraires et d’actes de torture dans des centres de détentions financés par le gouvernement italien. Rome finance également des vols charters d’expulsés, qui partent de la Libye avec à leur bord des migrants, ainsi que des moyens logistiques facilitant ces expulsions par voie terrestre.
Pleurer sur la tragédie de Lampedusa comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle signifie ignorer les causes systémiques qui produisent ce genre d’événements. Il s’agit, par ailleurs, d’un événement qui n’a rien d’exceptionnel comme le montrent les données officielles sur les « voyages du (des)espoir » des vingt dernières années. Prés de 20.000 personnes ont trouvé la mort en Méditerranée, dont 6.200 dans le seul Canal de Sicile, entre le Maghreb et l’Italie. Quelques heures avant le naufrage de Lampedusa, toujours au large de l’île, une embarcation avec à son bord 463 migrant-e-s avait accosté, et le premier octobre, à Scili, dans la province de Raguse, treize migrants avaient trouvé la mort par noyade après avoir dû se jeter à la mer à partir d’une embarcation qui transportait 160 Erythréens. Le massacre de Lampedusa est donc loin d’être un cas à part.
L’industrie de la clandestinité fonctionnelle au capitalisme européen
Crier au scandale au nom du fait que des dizaines de personnes perdent la vie, tous les jours, en essayant de se rendre en Europe pour tenter d’échapper à des conditions de (sur)vie insoutenables dans leur pays d’origine démontre l’hypocrisie la plus complète de l’impérialisme européen et de ses gouvernements qui font semblant d’oublier leurs responsabilités par rapport à la mise en place de ce que l’on pourrait appeler « l’industrie de la clandestinité ».
En effet, dans le meilleur des cas, les migrants qui ne se noient pas en Méditerranée mais débarquent en Europe et échappent à la détention à leur arrivée, deviennent des travailleurs serviables et corvéables à merci, victimes du racisme institutionnel, soumis au chantage de patrons petits et gros qui les font travailler dans des conditions souvent proche de l’esclavage, et tout ça est totalement fonctionnel à l’économie européenne. Les événements de Rosarno, dans le Sud de l’Italie, nous le rappellent, lorsqu’en 2010, des centaines d’ouvriers agricoles sans-papiers de Calabre s’étaient rebellés, avaient fait éclater le scandale de ces hommes et femmes vivant entassés dans des hangars ou sous des tentes et travaillant comme saisonniers pour quelques euros par jour. Ce sont là les conditions conditions que connaissent une bonne partie des travailleurs sans-papiers en Europe, et pas seulement dans la plaine agricole de Gioia Tauro d’où viennent les oranges que l’on retrouve sur nos tables. Là encore, le gouvernement italien avait crié au scandale comme si ce qui se passait à Rosarno était une exception, en non la règle. Là encore, les fausses larmes et l’indignation feinte occultaient la logique systémique qui préside à l’économie de la clandestinité. Une fois de plus, elles transforment en une mauvaise farce ce qui est une tragédie quotidienne.
Jamila Al-Mukhtar, le 05/10/13