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Luigi Pintor, Madame Kirchgessner.


« On ne peut pas être pessimiste... »



Autobiographie. De l’intime à l’historique, rêves et réflexions d’un des fondateurs de l’Unita puis d’Il Manifesto.


Elle s’appelait Marianna Kirchgessner, était aveugle et jouait du « glass harmonica », sorte d’orgue de verre. Mozart et Beethoven composèrent pour elle et, a priori, elle n’a rien à voir avec l’existence de Luigi Pintor.

Cependant, nous dit-il, « Madame Kirchgessner jouait d’un instrument plaintif mais elle ne jouait pas faux ». Constatation en forme de reproche, que s’adresse, au soir de sa vie, au terme de son livre, l’auteur. Comme l’instrumentiste aveugle, il joue plaintif, mais contrairement à elle, il ne se trouve pas véridique : « Il résulte que non seulement je n’ai rien fait de ma vie mais que je la conclus de méchante humeur. » Rien fait de sa vie ? Luigi Pintor fut résistant, échappa à une exécution capitale grâce à l’arrivée in extremis des Américains, devint un des fondateurs et un des piliers de l’Unità puis un des créateurs, en 1969, d’Il Manifesto, pour lutter contre la ligne de « compromis historique » avec la démocratie chrétienne, ce qui lui valut, quelques mois plus tard, l’exclusion. On chercherait pourtant en vain dans ce petit livre des mémoires, des révélations historiques ou des analyses philosophiques.

Autobiographique, ce livre l’est certainement, à sa manière, et il obéit certainement à un impératif de vérité, que manifeste le mécontentement final d’un auteur convaincu d’être passé à côté de l’essentiel. Ce qui manque, aux yeux de l’auteur, c’est, on le comprend vite, au-delà de la lassitude, de continuer à communiquer une
certaine foi en l’homme. Quelques mots du frère aîné très admiré, mort en rejoignant la Résistance, achèvent d’éclairer le lecteur : « On peut être pessimiste envers les époques et les circonstances, envers les destins d’un pays ou d’une classe, mais on ne peut pas être pessimiste envers l’homme. » Il fallait une bonne dose d’optimisme pour écrire ces mots en 1943. Plus de cinquante ans plus tard, ils servent de pierre de touche à un vieil homme désabusé, mais qui n’a pas renié les intentions de sa jeunesse et récuse, même, le discours convenu sur l’enfer et les bonnes intentions.

Luigi Pintor évoque donc devant nous quelques jalons essentiels de sa vie intime et de son parcours public, sans pour autant céder à la tentation du déballage. Ici, tout est allusif et presque codé. C’est en écrivain que l’auteur agit, donnant autant d’importance à des odeurs qu’à des idées, ou plutôt sachant que les idées empruntent parfois pour s’exprimer le chemin des odeurs. Ainsi quand il écrit que « le parfum des buissons m’informait que j’étais revenu dans l’île des Maures », il faut lire (la courte biographie fournie par Rossana Rossanda nous y aide) qu’à la suite d’une division du PCI consécutive à la mort de Togliatti, Pintor, qui a fait le « mauvais » choix, se trouve écarté de l’Unità et nommé à la direction de la fédération de Sardaigne. Même si c’est l’île chérie de son enfance, pour qui connaît un peu la vie italienne, la « promotion en Sardaigne » est, ou en tout cas était, le pire des placards. Ce qu’il y a de remarquable dans la manière dont Pintor procède tient au caractère à la fois très concret et très allusif du récit, échappant à tout ce qui pourrait paraître trop direct dans la nomination ou la situation des événements, et en tirant, à chaque fois, une manière d’enseignement, la plupart du temps ironique. « Ma vie privée, je peux la comparer à celle d’un poisson rouge dans un bocal. Mais c’est une comparaison impropre. Qui peut exclure qu’un poisson rouge a une imagination bouillonnante et une existence aventureuse ? » Quant à la vie publique, par exemple, 1956 et Budapest sont « l’écroulement du temple », et le magnifique chapitre consacré à un jeune résistant parle de « la légendaire cité d’Orient qui ensevelit dans la neige 147 000 soldats aryens », et dont le nom a pourtant disparu des atlas. Comprend qui veut, semble dire Luigi Pintor, dont le récit atteint du même coup une simplicité et une grandeur émouvantes. Ce qu’il a fait de sa vie, qu’il veut croire vide et ratée, il ne le raconte pas, il le fait sentir. Il le donne.

Luigi Pintor, Madame Kirchgessner
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Éditions la Fosse aux ours, 112 pages, 14 euros.

A. N. L’ Humanité, 16 juin 2005.


Luigi Pintor est né en 1925 dans une famille romaine cultivée mais il a passé son enfance dans une Sardaigne âpre et encore intacte, entre le soleil, le vent et la mer transparente qu’il aura toujours aimée. Il avait deux soeurs et un frère plus âgé de quelques années, qui était son ami et son modèle : le fabuleux Giaime qui, très jeune, avait déjà publié des essais et des traductions de littérature allemande et collaborait à la maison d’édition antifasciste Einaudi. Il était lui aussi antifasciste, sans être adhérent d’aucun parti de la clandestinité, et comme lieutenant, pendant la guerre, avait fait partie de la commission d’armistice avec la France.

De l’été 43 - qui commence le 25 juillet avec l’arrestation de Mussolini et finit le 8 septembre avec l’armistice, alors que les allemands occupent toute l’Italie du centre nord- il a laissé une analyse impitoyable qui fait partie des textes de notre histoire. N’arrivant pas à rejoindre un groupe de résistance militaire dans le sud, il décide de couper court et de rejoindre les premières formations partisanes du nord. Ce n’est pas un guerrier, c’est un homme d’étude mais il écrit à son frère qu’il y a des moments où il faut assumer toutes ses responsabilités. Il part à pied pour traverser les lignes et saute sur une mine allemande. Luigi ira recueillir ses restes, la guerre finie. Le destin de son frère, son image lumineuse et la lettre qu’il lui laisse marquent Luigi pour la vie. Il a dix huit ans et il se jette dans la résistance romaine avec le Parti, jusqu’au 14 mai, où il est arrêté, torturé par la « bande Koch » puis amené à Regina Coeli pour être condamné à mort avec son ami Silvio Serra. Un retard dans l’exécution et l’arrivée des américains les sauvent.

Luigi n’a pas la passion littéraire de son frère mais il en a l’écriture limpide. Il met sur pieds la première presse communiste clandestine, le quotidien l’Unità  dont il devient la plume la plus brillante, concise. Ses premiers passages à la télévision, quand elle entre dans les foyers italiens au milieu des années 50, deviennent célèbres : le gouvernement est encore à la Démocratie chrétienne mais les communistes participent aux débats politiques et les réparties fulgurantes de Luigi, qui atterre son adversaire en quelques mots, d’une grande élégance au demeurant, en font celui qui sera reconnu par ses amis et ses ennemis comme le meilleur journaliste et billettiste politique italien.

En 1945 il épouse Marina Girelli, connue elle aussi dans les Gap. Il en aura deux enfants, Giaime et Roberta. Il est de fait le directeur de l’Unità , non formellement parce que face à son caractère intransigeant le parti hésite, et met toujours un membre du secrétariat à la tête du journal. Mais restent à Luigi les articles de fond et le billet politique. A la fin des années cinquante, qui voient une grande modernisation de la société et la fin du long centrisme de la Démocratie chrétienne, le Pci se développe en même temps que les luttes ouvrière qui ont repris avec force et, après la mort du secrétaire Togliatti en 1964, le parti va vivre l’affrontement entre les deux lignes : celle de Giorgio Amendola, grand antifasciste de tendance modérée et celle de Pietro Ingrao, plus complexe, attentif aux innovations et plus radical. Pintor, naturellement, est du côté de Ingrao et au XIème congrès du Parti (1966-1967), Ingrao ayant été battu, il doit, après vingt années, quitter l’Unità . Il est chargé de diriger le parti dans son île chérie, la Sardaigne, mais c’est une sorte de relégation.

En 1967 puis en 68 tout le pays entre en mouvement. En 1967 déjà , les étudiants occupent les universités historiques (Trente, Pise, Venise, Turin), au printemps 1968, elles le seront toutes et 69 entraîne les grandes usines (Fiat sera autogérée pendant deux mois), les lycées, les rédactions des journaux, les hôpitaux, les casernes même. Pintor, Natoli et Rossanda, membres du Comité Central, présentent une alternative radicale au XIIème Congrès du Parti (février 1969) accueillis par les applaudissements massifs des délégués. Mais leur position ne sera pas acceptée, ils seront confirmés au Comité central mais destitués des charges du parti, et avec eux de nombreux autres, politiciens ou syndicalistes : Lucio Magri, Luciana Castellina, Valentino Parlato, Ninetta Zandegiacomi. Ils lancent alors une revue mensuelle, il manifesto, de discussion politique ouverte et après trois séances du Comité Central en novembre 1969, ils sont expulsés du parti.

Mais un mensuel ne suffit pas à Pintor, il veut tenter un quotidien libre, autofinancé, sans patron, sans parti et le lance sur la base d’une souscription. Il manifesto quotidien, toujours libre, dure encore, depuis 34 ans, et Luigi en a été l’animateur, souvent le directeur, toujours un juge sévère, l’éditorialiste toujours le plus lu et respecté.

Mais l’existence de il manifesto n’arrive à contrer ni le déclin du mouvement des années 70, avec la disparition de ses nouvelles organisations, ni la dérive toujours plus à droite du Parti communiste italien, qui va même changer de nom après la mort de Berlinguer. C’est une désillusion cuisante, la négation du sens de sa vie et de la mort de son frère, qui témoignent non seulement de la crise des communismes mais aussi de la démocratie italienne elle-même, d’un Occident qui va plonger jusqu’à la nouvelle guerre coloniale en Irak. Le courant du monde, sauf quelques rares moments de noblesse, est boueux.

La vie privée non plus n’a pas été douce avec Luigi Pintor. Sa femme meurt, d’abord, son fils Giaime ensuite qui avait été une des figure de 68, puis, de façon foudroyante, la plus forte, la plus sûre, Roberta. Pintor auteur de livres -brefs, parfaits- n’a pas cessé d’être ce qu’il était, mais la saison de la maturité lui a donné une perception de la douleur humaine qui va l’accompagner jusqu’à sa mort, elle aussi rapide et cruelle en 2003.

Rossana Rossanda
Journaliste, elle a fondé en 69 la revue il manifesto avec Lucio Magri, Luigi Pintor et Aldo Natoli, qui devient journal quotidien en 1971. Engagée depuis toujours dans les movimenti, elle intervient constamment par ses articles, dans un style percutant et sobre, sur les évènements de l’actualité la plus dramatique et les thèmes politiques, culturels et moraux les plus urgents.



«  Ma vie privée je peux la comparer à celle d’un poisson rouge dans un bocal. Mais c’est une comparaison impropre. Qui peut exclure qu’un poisson rouge a une imagination bouillonnante et une existence aventureuse ? Je ne crois pas, moi, qu’il se contente de tourner dans son petit monde comme ça a été le cas pour moi. » Luigi Pintor


Sans frontières


Par Luigi Pintor


La gauche italienne que nous connaissons est morte. Nous ne l’admettons pas parce que cela ouvre un vide que la vie politique quotidienne n’admet pas. Nous pouvons toujours nous consoler par des élections partielles ou une manifestation bruyante. Mais la gauche représentative, chêne cassé et marguerite fanée et olivier sans tronc, est hors scène. Ils ne sont pas une opposition ou une alternative, et même pas une alternance, pour utiliser ce jargon. Ils ont atteint un degré de subalternité et de soumission non seulement aux politiques mais aux points de vue de la droite et à sa mentalité, dans le champ international et à l’intérieur.

Je ne crois pas qu’ils le fassent par opportunisme et que ce soit imputable à ses dirigeants. Depuis 89, ils ont perdu leur emplacement historique et leurs références sont passées de l’autre côté. Avec quelque nuance. Ils veulent revenir au gouvernement sans probabilité aucune et pensent que cela dépende des relations avec les groupes dominants et l’opinion majoritaire modérée et de droite. Ils considèrent le tiers de leur électorat comme une entrave plus que comme l’unique ressource disponible.

Ils se sont débarrassés de la guerre avec un vote parlementaire de consensus. Pas la guerre irakienne mais la guerre américaine préventive et permanente. Ils s’abritent derrière l’ONU de façon formelle et ne voient pas le scénario qui s’est enclenché. Cela vaut aussi pour le scénario italien, où la confrontation n’est que de propagande. Ils ne sont pas mille voix et une seule âme comme dit une affiche, l’âme n’y est plus depuis longtemps et maintenant il n’y a plus de visage et une physionomie politique peu crédible. C’est une constatation, pas une polémique.

Nous, nous plaçons une grande confiance dans les movimenti, où une présence et un esprit de la gauche se manifestent. Mais ils ne sont pas, même à une échelle internationale, une puissance adéquate. Nos idées, nos comportements, nos paroles, sont antidatées par rapport à la dynamique des choses, à l’actualité et aux perspectives.

Ca n’est pas un tournant mais un bouleversement, qu’il faut. Très profond. On a une humanité divisée en deux, au-dessus et au-dessous des institutions, divisée en deux parties inconciliables dans leur façon de sentir et d’être mais pas encore d’agir. Pas de manichéisme, mais il faut marquer une autre frontière et établir une extranéité par rapport à l’autre côté. Droite et gauche sont des formules superficielles et éventées qui ne marquent pas cette frontière.

Même la paix et la coexistence civile (sociale ?ndtr), nos bannières, ne peuvent être une option parmi d’autres mais un principe absolu qui implique une conception du monde et de l’existence quotidienne. Pas un drapeau et un idéal mais une pratique de vie. Si la partie d’humanité qui est aujourd’hui dominante revenait à l’état de nature avec toutes ses prothèses modernes, elle ferait du meurtre et de la soumission de soi et de l’autre la règle et le levier de l’histoire. Nous, nous devons abolir toute contiguïté avec ce versant inconciliable.

Une internationale, une autre parole antique qui serait elle aussi abolie et à laquelle nous sommes attachés avec affection. Pas une organisation formelle mais une myriade de femmes et d’hommes dont la nationalité, la race, la foi, la formation politique, religieuse n’a aucune importance. Des individus, mais pas des atomes, qui se rencontrent, se reconnaissent presque d’instinct et entrent en consonance avec naturel. Dans notre microcosme, nous nous appelions camarades avec cette spontanéité-là , mais dans un cercle restreint et jaloux. Maintenant c’est une aire sans frontières. Ce n’est pas demain qu’elle doit gagner mais opérer chaque jour, et envahir la place. Son but est de réinventer la vie dans une époque qui est en train de nous priver d’elle dans des formes encore jamais vues.

Editorial du 24 avril 2003 de il manifesto.

www.ilmanifesto.it/pag/pintor/Pintor24aprile2003.html

 Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

(Luigi Pintor, malade, est mort le 16 mai 2003, cet éditorial est son dernier article dans il manifesto)


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