Sur patagoniabolivia.net, deux reporters décrivent la mondialisation depuis en bas.
Le Courrier, 8 Janvier 2005
Journalistes, militants, baroudeurs, Dawn Paley et Frédéric Dubois parcourent actuellement le sud du continent américain. Plus particulièrement, les deux jeunes Canadiens déambulent parmi les milliers d’exploitations minières qui usent et abusent des hommes comme de l’environnement. Depuis deux mois, leurs articles et leurs photos fleurissent sur leur site www.patagoniabolivia.net et dans plusieurs médias alternatifs. Nous publions l’un de ces reportages et une interview de Frédéric Dubois.
Lorsque j’ai entrepris la visite d’une série de districts miniers en Bolivie, jamais je n’aurais cru revenir autant dans le passé. Parallèlement aux quelques mégaprojets miniers, la majorité des exploitations sont de nature artisanale. Malgré des nuances, autant les régions aurifères que celles de l’étain témoignent de techniques et de conditions de travail vétustes. Le marteau, la pioche et la feuille de coca pour tenir le coup. Que se cache-t-il derrière cette réalité glauque ? Du temps de la colonisation espagnole en terre inca, l’activité minière en Bolivie se résume au pillage des ressources. L’esclavage d’autochtones aymaras et quechuas constituait l’essentiel de la force de travail de cette époque. L’histoire dit qu’un pont majestueux reliant Potosi à Madrid aurait pu être construit grâce aux quantités astronomiques d’argent extraites du Cerro Rico, la « montagne riche » qui surplombe la ville coloniale de Potosi à 4000 mètres d’altitude.
Étain roi et rois de l’ étain
A la suite à l’indépendance de la Bolivie, en 1825, les grandes oeuvres privées du roi de l’étain Patiño et des familles Hochschild et Aramayo prennent le relais des Espagnols. De la prospection à la commercialisation, en passant par l’exploitation et la concentration, ces derniers possèdent toutes les étapes de la production. Grâce à une industrialisation massive, ils dominent très vite les marchés mondiaux de l’étain et influencent grandement les prix de l’or jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’effort de guerre transforme l’étain en ressource phare du pays, mutant le secteur minier dans son ensemble en fer de lance du développement de l’économie bolivienne. Les avancées techniques et la manne financière ne se traduisent pourtant pas en une amélioration notable des conditions de vie des mineurs, ni des Boliviens en général.
Les thèses de Pulacayo
La population s’impatiente. Le ton monte. En 1946, la Fédération syndicale des travailleurs miniers de Bolivie (FSTMB), associée à la puissant Centrale ouvrière bolivienne (COB), vote les « thèses de Pulacayo ». Ce document aux accents fortement marxistes propose une trajectoire révolutionnaire de prise de pouvoir populaire, menée par la locomotive des ouvriers miniers. Dos au mur, le président Vàctor Paz enclenche en 1952, parallèlement à la réforme agraire, la nationalisation des mines. Il attribue les avoirs des « barons » de l’étain à la Corporation Minière de Bolivie (COMIBOL), entité publique nouvellement créée afin de coordonner, mettre en oeuvre et diriger l’ensemble du secteur minier.
Du coup, ce remaniement complet de la donne minière brise le féodalisme dans lequel étaient tenus les mineurs et leur reconnaît progressivement des droits et des garanties d’emploi. Sécurités industrielles, horaires fixes, congés payés et permanences deviennent les nouvelles règles du jeu. Mais cette période faste pour les syndicats, l’ouvrier et l’agenda politique de gauche sera vite circonscrite.
Démantèlement
Lancé dans la mare en 1985 par son instigateur et ministre de la planification, Gonzalo « Goni » Sanchez de Lozada [1], le décret 21060 viendra briser les reins du mouvement ouvrier et dicter le démantèlement quasi complet de la COMIBOL. Des 30 000 employés que comptait la corporation, il n’en restera du jour au lendemain que 10 000, propulsant le taux d’inoccupation vers des sommets et contraignant les ouvriers à la relocalisation. En l’espace de cinq ans, les coopératives minières épongeront la crise, passant de 35 000 à 60 000 associés (sans compter les travailleurs non associés et non syndiqués).
Aujourd’hui, les coopératives minières représentent 27% du PIB, emploient près de 85% des mineurs et sont présentes dans l’ensemble des districts miniers de Bolivie. Le poids économique et le moteur d’emplois que représentent sur le papier les coopératives, n’occultent pas une réalité autrement plus cruelle.
Coopératif, vraiment ?
Dès mon entrée dans l’une des 32 coopératives minières du Cerro Rico, un gruyère géant traversé par 250 entrées de mines, j’ai pu sentir la vulnérabilité extrême à laquelle sont abandonnées ces petites entités. Certaines coopératives avoisinent les 50 travailleurs associés, d’autres en rassemblent des centaines.
Dans la coopérative Kunti toutefois, comme dans bien d’autres réparties sur l’ensemble du pays, une majorité de travailleurs sont sous contrat. Aussi appelés volontaires ou pions, ces travailleurs ne possèdent ni action de la coopérative ni pouvoir de décision.
Contradictoire à l’esprit coopératif, cette situation s’exacerbe dans les parajes (lieux de travail) où règne la loi du chacun pour soi. Les ouvriers n’ont pas à répondre d’une relation patron-ouvrier mais accumulent en contrepartie une quantité d’étain ou d’or brut de façon individuelle. Ceci représente pour les pions, leur unique garantie de gagne-pain. Les associés reçoivent quant à eux des dividendes en prime.
Dans la mine Kunti d’une quarantaine d’associés et deux fois plus de pions, le minerai est repéré à l’aide de dynamite. Chaque midi, l’artificier fait détonner une vingtaine de bâtons, et derrière lui, entrent les associés et les pions, mains nues, pour nettoyer les lieux et séparer l’étain du reste. Les minerais sont ensuite évacués à bout de bras dans des wagons pesant une tonne et demie et versés sur un tas près de l’entrée de la mine, là où une poignée d’adolescents et d’enfants trient sous un soleil de plomb. Les camions passent ensuite ramasser l’étain brut pour le livrer à l’usine de concentration.
Ce processus n’est pas pour ceux qui ont la fibre environnementaliste. Les résidus solides, résidus de concentration, toxiques, chimiques, tout comme les métaux lourds, sont directement rejetés dans les cours d’eau ou stockés à l’air libre.
Le travail varie un peu entre les mines d’étain et celles d’or. Les mineurs des sept coopératives d’étain de la montagne Siglo XX, dans le centre du pays, travaillent généralement entre 8h et 18h, six jours sur sept. Leurs confrères des mines d’or, eux, s’organisent pour couvrir les vingt-quatre heures. Ce rythme continuel met la communauté locale à contretemps, comme en témoignent les excès d’alcool et les plaisirs de la chair à toute heure du jour et de la nuit.
Dans la mine d’or de Piscini, située au milieu d’une jungle luxuriante des Yungas, un contremaître chronomètre les mineurs afin qu’ils se limitent au quart d’heure de fin de journée leur permettant de dévaliser la terre chanceuse. « Mineria-loteria » comme on dit ici.
Ensuite, le vide ?
Une autre différence entre l’étain et l’or, c’est l’obsession d’une découverte miracle et le travail sous pression, laissant dans leur sillon des pratiques irrationnelles. Les mineurs s’aventurent dans des galeries abandonnées durant les pauses pour gratter ici et là , les mines sont solidifiées à la va-vite et les mineurs font bien souvent relâche de solidarité, surtout lors des fréquentes bagarres. Les affaissements de galeries, inondations de mines et autres accidents sont le lot quotidien des mineurs des Yungas.
L’or et l’étain sont des ressources finies et l’absence de prospection fera que tôt ou tard, les mineurs toucheront le fond. Ce scénario est d’autant plus appréhendé que les alternatives d’emploi dans les districts miniers se font rares. Le climat social se détériore, et la descente de milliers de mineurs dans les rues de La Paz en juin 2003 n’est que le début du réarmement d’une revendication minière nationale. L’irresponsabilité et l’insouciance des élites politiques ne feront qu’amplifier la contestation.
« La force tranquille des gens me nourrit »
Propos recueillis par Benito Perez
Argentine, Uruguay, Bolivie et Chili, le sud du continent américain pour aire de jeu. Un jeu très sérieux : raconter la mondialisation sur un carnet de voyage. En donnant la parole à ceux que l’on ne veut pas entendre. Partis fin octobre de Buenos Aires, les Canadiens Dawn Paley et Frédéric Dubois promènent stylo, micro et objectif de bassins miniers en quartiers populaires... Avec quelques sponsors - ONG, syndicats et services publics - et beaucoup de détermination, les deux journalistes baroudeurs alimentent régulièrement une quinzaine de médias alternatifs et un site passionnant : www.patagoniabolivia.net.
Le Courrier : Comment est né ce projet ?
Frédéric Dubois : « Le projet « patagoniabolivia » s’est retrouvé à plusieurs reprises sur la planche à dessins. Au départ, je me destinais à un séjour de six mois, seul, afin de documenter l’implication de multinationales canadiennes dans le secteur minier des pays du cône Sud. Le facteur déclencheur fut une visite en Inde, début 2004, durant laquelle j’ai pu apprécier la présence peu souhaitable de la société Alcan (propriétaire du groupe Alusuisse) dans l’Etat d’Orissa. »Peu après mes premiers brouillons de mai 2004, j’ai reçu l’appel de mon amie Dawn Paley de Vancouver, à l’autre bout du Canada. Sachant que Dawn avait vécu une expérience similaire en Afrique du Sud, j’ai très vite souri à sa proposition de faire équipe. Le projet de six mois s’est muté en une initiative bilingue (français et anglais), touchant la question des mines, l’environnement et la politique. L’objectif étant de réaliser des émissions radio et de publier des photos et des articles pour le compte de médias alternatifs et autonomes.
»Dans le baluchon, nous avons mis nos expériences journalistiques sommaires, une longue habitude des voyages en sac à dos, un minidisc, deux caméras de 1968, une caméra digitale et un portable croûteux.
Pourquoi avoir choisi ces pays ?Comment se sont imposés les thèmes abordés ?
- Nous avions les deux reçus des échos de plusieurs luttes contre la privatisation (de l’eau à Cochabamba), pour des droits d’accès (à la terre en Patagonie), en faveur des conditions de travail décentes (dans les mines de Bolivie). De plus, nous voulions agir à notre façon par rapport au grand déséquilibre Nord-Sud dans les Amériques, soit faire connaître divers enjeux oubliés, escamotés, délibérément mis hors-jeu. Les conditions de travail dans les mines et leur impact sur les communautés sont traités à la légère dans nos médias, bien que ce secteur économique soit l’un des plus importants de ces pays.
Etes-vous journalistes ou militants ?
- Dawn et moi sommes journalistes et militants. Selon moi, un journaliste qui se respecte se doit de militer. Il doit toujours engendrer un pas de plus, investir cet effort additionnel permettant de faire connaître des réalités cachées, difficiles à saisir du premier coup d’oeil. La plupart des clowns qui se disent journalistes ne me font plus rire. J’ai longtemps hésité avant de m’autodécrire comme journaliste, précisément parce que le métier est pris en hold-up par une bande de paresseux, publicitaires accros aux cotes boursières et malhonnêtes. Notre compromis est d’abord avec les gens qui triment dur et avec les communautés qui nous informent et qu’à notre tour nous informons. Ces communautés ne sont pas des chambres de commerce.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué jusqu’à présent ?
- La lucidité des gens que nous côtoyons. Mineurs de l’étain, paysans du Nord argentin, vendeuses de cacahuètes nocturnes à La Paz, cireurs de chaussures en bas âge ou sans-emploi de longue date, la plupart me surprennent par leur humble sagesse. Ils voient dans le jeu des politiciens corrompus, ils reconnaissent les intentions mesquines des dominants et savent ce qu’ils veulent. Et ce qu’ils veulent, c’est du changement social par en bas. Beaucoup agissent sur leur sort avec détermination, même dans l’arbitraire total. Cette force tranquille me nourrit et me donne le goût de faire ma part. »Sur le plan négatif, c’est le peu de conscience environnementale qui me frappe à chaque tournant. Je ne prétends pas que nous, énergivores du Nord, savons, mais le manque de sécurité alimentaire, la pollution des cours d’eau par les décharges industrielles et domestiques, les coupes forestières sont omniprésentes. »
– Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch
Bolivie : Ras-le-bol populaire
Par Frédéric Dubois - Oruro, Bolivie. Jeudi 23 décembre 2004.
Le coeur de l’Amérique du Sud bat à un rythme plutôt instable. Pays andin de 8,8 millions d’habitants, la Bolivie se réveille à chaque matin avec un mal de bloc. Une nouvelle menace semble mettre cette démocratie chancelante au défi à chaque tournant. Pas de répit en vue.
Immunité sans frontières
Depuis l’éviction populaire de Gonzalo « Goni » Sanchez de Lozada du pouvoir, président anti-syndical, fidèle bars droit de l’oncle Sam et sanguinaire aillant réanimé l’appareil répressif à l’occasion des mobilisations citoyennes anti-privatisation d’octobre 2003, les États-Unis sont nerveux. Le ministre des affaires étrangères Siles annonçait en décembre dernier que le principal respirateur artificiel du pays, signifiait son intention ferme de couper toute aide financière si la chambre de députés n’acquiesçait pas à une immunité pour tout Étasunien en terre bolivienne. Cette nouvelle fracassante intervenait alors à peine 24 heures après qu’Evo Morales, leader charismatique de l’opposition officielle en chambre MAS (Mouvement vers le Socialisme), menaçait de « mettre le feu » au Congrès si le parti au pouvoir (MNR) tentait de faire passer l’accord d’immunité.
L’accord en question, survenu le 19 mai 2003 entre l’ambassadeur Greenlee et le ministre des affaires étrangères de l’époque, stipule que la Bolivie décharge tout soldat étasunien des responsabilités pour des crimes commis en son territoire. L’accord qui n’est pas en vigueur, précise par ailleurs que « tous les ressortissants des États-Unis d’Amérique et le personnel militaire qui exerce ou a exercé des fonctions dans le passé pour les États-Unis d’Amérique et ne possède pas la nationalité des Etats-Unis, ne seront pas transférés par quelconque moyen que ce soit à la Cour pénale internationale [...] ». La Bolivie qui est paradoxalement l’un des plus grands supporters de la CPI se demande désormais comment ne pas lire cet accord comme un chèque en blanc, comme invitation à l’administration Bush de participer de plein droit dans un éventuel coup d’État.
Ce qui grouille dans l’ombre des pressions internationales
Carlos Mesa, ex-vice-président a repris le flambeau du pouvoir en 2003 et mis de l’avant un certain nombre de mesures pour relégitimiser une élite politique désorientée. Ainsi, en juillet 2004, un référendum sur le gaz aura, malgré des questions vagues, tout de même permis au peuple d’afficher clairement sa préférence pour la nationalisation de cette ressource abondante. Aussi, une réforme des institutions démocratiques est en cours, avec pour thème central l’addition d’une assemblée constituante. Cette assemblée « avec des dents », balayée du revers de la main par bon nombre de syndicats et mouvements sociaux, verrait des représentants de la « société civile » participer activement aux décisions gouvernementales.
Le gouvernement Mesa bénéficie toujours d’un mince capital de sympathie auprès de l’opposition du MAS et de la population en général. Les dernières élections municipales du 5 décembre 2004, baromètre assez fiable de la confiance populaire face aux dominants, aura cependant vu s’écrouler totalement le parti au pouvoir (6,65% des voix). Le MAS est devenu la principale force politique au pays avec 18,48% des suffrages, un résultat tout de même décevant pour un Morales caressant le rêve présidentiel en 2007.
« Ego » Morales, aussi chef du syndicat des cocaleros (paysans de la coca), a dès ses débuts bataillé en lion aux côtés des secteurs sociaux à l’aide d’une plate-forme pro-autochtone (75% des habitants), pro-campesina et socialiste. En préparation aux présidentielles de 2002, où Morales est arrivé à 1,5% du bourreau Goni, le MAS a pourtant commencé à perdre des plumes. Des prises de position conservatrices et complaisantes en chambre, tout comme des manoeuvres politiques verticales, dont le dictat des candidats dans plusieurs circonscriptions électorales, aura aliéné la base. La multiplication de ces irritants, en rupture avec le rhétorique populiste et socialiste beurrée dans les discours du parti, agrandissent le fossé entre un peuple assoiffé de justice sociale et de politique « grassroots » et une machine électorale grossière huilée au quart de tour.
La rupture tranquille
Or, Les dernières élections municipales, ont vu surgir des forces neuves. Aux côtés des partis politiques, le paquet de réformes du président Mesa reconnaît pour la première fois deux nouvelles formes juridiques admissibles aux élections. Il s’agit de « groupements citoyens » et de « peuples autochtones ». Ces deux forces ont certainement délogé les partis politiques, y compris le MAS, qui s’est vu damer le pion de la mairie dans les dix plus grandes villes du pays. La population a clairement montré son majeur à la politique partisane, envoyant un message d’écoeurement et de refus de suivre le statu quo. Cette rupture est pourtant calculée et doit être nuancée à la lumière de la composition des groupements citoyens. Ces derniers ont presque tous à leur tête des ex-maires et ex-politiciens ayant volontiers tourné leur veste.
Les syndicats de mineurs et de paysans, les groupes de femmes, les intellectuels de gauche, les défenseurs de l’eau, du gaz naturel, du pétrole et autres ressources naturelles qui pullulent dans sous-sol bolivien, sont sur un pied d’alerte en ce début d’année 2005. Les rumeurs de coup d’État se faisant de plus en plus insistantes et la stagnation des salaires face à une conjoncture marquée par l’inflation rendent le climat social et politique étouffant. Temps houleux à l’horizon.
Frédéric Dubois
Publié dans Le Couac www.lecouac.org
– Source : www.patagoniabolivia.net