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Pour plaire aux créanciers, et malgré de faibles réserves, le Brésil autorise l’exportation de son pétrole sur fond de choc pétrolier structurel.


Par César Benjamin, Paulo Metri et Rômulo Tavares Ribeiro*, Laboratório de Politicas Públicas da UERJ ( Rio de Janeiro )


17 juillet 2004


1. Un spectre hante l’économie mondiale : celui d’un nouveau choc pétrolier. Choc différent des précédents, d’un type que nous ne connaissons pas encore. Dans les années 1970, les prix de la principale source d’énergie de notre époque ont connu une hausse subite, par deux fois, pour des raisons essentiellement politiques - d’abord la guerre entre Arabes et Israéliens, puis la guerre en Iran - avec des conséquences multiples sur l’économie mondiale. Le choc actuel est moins spectaculaire, plus progressif, mais ses conséquences seront probablement plus profondes et plus durables. Il s’agit d’un choc structurel.


2. D’un côté il y a l’augmentation permanente de la consommation, que ce soit du fait de la croissance normale des économies du Centre, presque toutes dépendantes des importations, ou du fait de la croissance rapide de grandes économies semi-périphériques, telles que la Chine ou l’Inde, également dépendantes des importations. Parmi les pays du " G7 ", seuls le Canada et la Grande-Bretagne sont autosuffisants. Le besoin d’approvisionnement externe est de 60 % pour les États-Unis (qui ont des réserves propres pour moins de cinq ans) et de 100 % pour l’Allemagne, la France, l’Italie et le Japon. La Chine, qui consomme 8 % du pétrole mondial (contre 25 % aux États-Unis), a été responsable de 37 % de la croissance de la demande dans les quatre dernières années ; dans les dix ans qui viennent, elle aura doublé sa consommation et devra trouver à l’étranger plus de 80 % du pétrole dont elle a besoin. " Nous avons discuté de la concurrence de l’industrie chinoise et indienne avec la nôtre ", a écrit le Nord-américain Paul Krugman, " mais un type différent de compétition - la compétition pour le pétrole et autres ressources - représente une menace bien plus dangereuse pour notre prospérité. "

Il y a, on le voit, d’importants conflits en puissance autour de cette question. A côté du gaz naturel, et en association avec lui, le pétrole correspond à deux tiers de l’énergie totale consommée dans le monde (au Brésil, grâce au poids de l’hydroélectricité, cette proportion est d’un peu plus d’un tiers).


3. L’autre aspect de ce choc structurel est l’incertitude sur le volume des réserves mondiales. Elles avaient été grossièrement surestimées et sont actuellement revues à la baisse. Au cours de la récente épidémie de trucages comptables, les plus respectables des multinationales du secteur ont présenté des chiffres faux pour faire monter la valeur de leurs actions. Les réserves de Shell furent gonflées de 24 %, celles d’El Paso de 33 % et celles d’Enron de 30 %. Divers pays ont fait de même, y compris de grands producteurs, tels que les Émirats Arabes, l’Arabie Saoudite et le Mexique. Ils ont annoncé détenir des gisements de 20 % à 40 % supérieurs à la réalité, car les quotas de production définis dans le champ de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) sont proportionnels aux réserves déclarées. Il existe beaucoup moins de pétrole disponible que ce qu’on pensait.


4. Avec la hausse de la consommation et la découverte des trucages, le marché mondial a plongé dans une grande incertitude. Le baril coûtait environ 13,00 dollars des États-Unis (US$) en 2001 ; il est arrivé environ 28 US$ en 2003 ; il oscille actuellement autour de 40 US$ et ne présente aucune tendance sérieuse à la baisse. Au contraire, des auteurs dignes de confiance annoncent de nouvelles poussées à la hausse. L’ambassadeur Rubens Ricupero a déjà mis en garde contre " la tendance vers une augmentation sensible et continue du prix du pétrole. La situation d’étranglement par les prix (...) peut arriver dans les cinq ans, avec un nouveau choc qui ferait monter le baril à 50 US$. "

Krugman est sur la même longueur d’onde : " Le marché du pétrole se trouve distendu, à la limite de la rupture. (...) La dernière fois que les prix ont atteint les niveaux actuels, peu avant la Guerre du Golfe (1991), il y avait des capacités de production excédentaires dans le monde, de sorte qu’il y avait une marge pour affronter des perturbations sérieuses de l’offre au cas où elles se seraient présentées. Cette fois-ci ce n’est pas le cas. (...) Les nouvelles découvertes se sont faites de plus en plus rares. (...) Les prix du pétrole sont élevés et peuvent encore grimper. "

Paul Roberts a été encore plus net : " Nous nous trouvons au seuil d’un nouveau type de guerre, entre ceux qui ont assez d’énergie et ceux qui n’en ont pas assez, mais sont de plus en plus disposés à faire ce qu’il faut pour aller la chercher. Il apparaît de plus en plus probable que la course après une part des dernières grandes réserves de pétrole et de gaz naturel sera le thème géopolitique dominant du XXIe siècle. "

Des documents du Département d’État des États-Unis semblent confirmer cette dernière opinion, en mettant particulièrement en valeur, dans l’échelle des intérêts vitaux du pays, la nécessité " d’assurer un accès inconditionnel aux sources d’énergie et aux ressources stratégiques. "


5. Certains spécialistes prévoient qu’en 2010 nous atteindrons le sommet de la production et nous commencerons à connaître un déclin inévitable de l’offre. La demande, de son côté, devra croître de 60 % jusqu’à 2020. Les plus inquiets disent que le baril pourra coûter 100,00 US$ à cette époque. Les dates et les chiffres sont sujets à controverse, mais la tendance est claire. La production de tout champ pétrolifère suit une courbe en cloche, qui atteint un sommet et décline ; comme la somme de ces courbes se traduit par une courbe de profil identique, la production mondiale, qui est la somme de la production de tous les champs, suivra aussi une courbe en cloche. La recherche de nouveaux gisements (dans des terrains pas encore exploités, comme les grands fonds sous-marins), l’amélioration des techniques d’extraction (pour optimiser la poursuite de l’extraction dans des champs aujourd’hui considérés comme épuisés) et l’usage combiné de combustibles alternatifs peuvent reculer les échéances, mais toujours au prix d’une augmentation des coûts. Ce qui signifie que, de toute façon, indépendamment de la polémique sur l’épuisement des réserves mondiales, l’ère du pétrole bon marché est derrière nous. Tout indique que la tendance des prix est définitivement orientée vers le haut.

La gestion des ressources restantes et la modification progressive du modèle énergétique deviennent donc des problèmes décisifs pour les prochaines décennies.


6. Le Brésil est un des pays les mieux positionnés au monde pour affronter ce défi considérable, que ce soit en ce qui concerne sa dotation en ressources, ses capacités technologiques ou son potentiel pour développer des alternatives. Notre offre d’électricité est majoritairement d’origine hydraulique, et plus de la moitié du potentiel hydroélectrique reste disponible. Notre vaste territoire tropical, à l’eau et à l’ensoleillement abondants, permet une intense utilisation de la biomasse, source de combustibles liquides qui peuvent remplacer l’essence et le diesel avec une haute productivité. Nous avons de grandes réserves d’uranium de bonne qualité. La prévisible amélioration de l’efficacité des capteurs d’énergie solaire nous sera très favorable.

Quant à notre ressource énergétique la plus rare - le pétrole lui-même - nous avons bâti en un demi-siècle une impressionnante succes story, qui n’a pas encore été pleinement reconnue. Dans la trajectoire médiocre du Brésil de ces 24 dernières années se distingue l’exceptionnel développement de la Petrobrás. Luttant contre une géographie peu clémente sur la terre ferme, elle a été capable de localiser et d’atteindre d’importants gisements en haute mer, devenant leader mondial dans la technologie d’exploitation en eaux profondes. Grâce à cet engagement et à cette compétence, le Brésil a aujourd’hui des réserves de 16 milliards de barils, suffisantes pour assurer sa consommation interne au niveau actuel pendant environ dix-huit ans. L’autosuffisance sera atteinte en 2006.

A cet égard, nous occupons une position intermédiaire dans le monde. Nous n’avons pas des réserves spécialement grandes, au vu de notre consommation, et nous ne sommes pas absolument dépendants du marché mondial.


7. Un calcul simple montre l’importance de ce que nous avons réussi à faire : si les décennies 1980 et 1990 avaient été également perdues [1] dans le domaine du pétrole, comme elles l’ont été dans la majeure partie des autres secteurs de notre économie, de façon que le Brésil aurait dû importer aujourd’hui la même proportion de pétrole que celle qu’il importait avant les deux premiers chocs, nous en serions à dépenser environ 23 milliards US$ pour fournir le marché intérieur. Tout l’excédent commercial brésilien actuel devrait être utilisé pour le pétrole, ce qui briserait littéralement le pays.

Au cours des deux décennies perdues, nous avons réussi à échapper à ce traquenard. Mais paradoxalement, le risque que nous courons, dans un futur pas très lointain, est d’y retomber, dans une conjoncture internationale plus défavorable. Ce risque résulte de la politique du gouvernement Fernando Henrique Cardoso [2]
. Ici encore, le gouvernement Lula ne fait qu’assurer la continuité du désastre.


8. Trois moments successifs marquent la modification du caractère régulateur du secteur pétrolier au Brésil, avec le démantèlement du modèle antérieur, dont le succès a été reconnu par tous. En 1995, le Congrès National a approuvé l’amendement constitutionnel n° 9, qui mit fin au monopole d’exploitation de Petrobrás. En 1997, la loi 9.478 a traduit dans la législation cette décision et défini de nouvelles règles pour le secteur. En 1998 a été créée l’Agence Nationale pour le Pétrole (ANP). Contrairement à d’autres pays qui ont aussi admis la participation d’entreprises étrangères dans le secteur pétrolier, le changement opéré au Brésil n’a pas inclus de dispositions assurant la maîtrise du secteur par une entreprise nationale (en Norvège, par exemple, l’entreprise d’État Statoil continue d’avoir la priorité sur les meilleures zones, sans participation à des enchères).

Petrobrás - qui jusqu’à la promulgation de la nouvelle loi cherchait et exploitait le pétrole sur tout le territoire national - se trouvait confinée dans 397 zones, à la distribution suivante : 231 correspondaient à des champs exploités, 51 à des champs en développement et 115 à des zones de prospection, qu’on a nommé les " zones bleues ", sélectionnées par l’entreprise elle-même parce que prometteuses. Toutes les autres zones, soit environ 90 % du territoire brésilien, furent confiées à l’ANP pour être mises aux enchères. Petrobrás a eu un délai de trois ans (plus tard prolongé à cinq) pour mettre en production les champs en développement et démontrer la rentabilité des zones de prospection, sous peine d’avoir à les rendre à l’ANP. L’échéance était août 2003.

Quatre sessions d’enchères eurent lieu au cours du mandat de Fernando Henrique, à chaque fois sévèrement critiquées par le PT. La cinquième fut préparée par ce même gouvernement, mais mise en oeuvre après l’accession au pouvoir de Lula, qui l’a maintenue au prétexte qu’il ne souhaitait pas interrompre un processus déjà entamé, de façon à ne pas contrarier les attentes de grandes entreprises. L’engagement de sa campagne avait pourtant été clair et réitéré : suspendre les nouvelles mises aux enchères.


9. Le travail de prospection a progressé très lentement à l’époque où Petrobrás a été dirigée par des gens nommés par Fernando Henrique Cardoso, comme s’il y avait eu l’intention délibérée de mettre aux enchères ces zones nobles, ou zones bleues, qui étaient restées sous le contrôle de l’entreprise . A la mise en place de la nouvelle direction, en janvier 2003, le travail a été intensifié et a abouti à la découverte - qui était attendue - de 6,6 milliards de barils dans des zones qui allaient être données à l’ANP en août. Ce fut l’aspect le plus positif de la nouvelle gestion. Les réserves prouvées brésiliennes ont été augmentées de plus de 50 %. Mais on n’eut pas le temps de forer partout. Une part significative des zones bleues dut être remise à l’ANP, parmi lesquelles 70 % du BC-60 de la Baie de Campos (dans la partie nord, correspondant à 30 % de la zone, on a déjà trouvé 2 milliards de barils) et le n°12 d’Espà­rito Santo (où l’on estime que se trouvent 4 milliards de barils).

Prenant le contre-pied de la position traditionnelle du PT, le Ministère des Mines et de l’Énergie du gouvernement Lula a décidé que l’ANP déclencherait le processus qui aboutira à la sixième session d’enchères, prévue pour le 15 août, en y incluant ces zones bleues, considérées comme des tickets gagnants. Entre 3,3 milliards de barils (estimation officielle) et 6,6 milliards de barils (estimation de techniciens de Petrobrás) des réserves brésiliennes seront vendues aux enchères en une seule fois.


10. Ce sont des arguments faux qui sont avancés en défense de la mise aux enchères, à savoir :

a) Il serait nécessaire d’attirer plus de ressources vers le secteur. Comme nous l’avons vu, Petrobrás va garantir l’autosuffisance à partir de 2006, avant que les zones mises aux enchères soient opérationnelles. Avec 9 milliards US$ disponibles, l’entreprise brésilienne a des ressources propres plus que suffisantes pour investir de façon planifiée, en optimisant l’usage des réserves en fonction des intérêts stratégiques du pays.

b)Nous aurions besoin d’avoir accès à de nouvelles technologies. Et revoilà un pur fétiche, car ce qui se produit en l’occurrence est précisément le contraire. Les entreprises étrangères qui se sont implantées au Brésil recherchent toujours une forme d’association avec Petrobrás, car c’est elle qui a la meilleure technologie. En outre, il n’était pas nécessaire de modifier la Constitution pour cela, car les partenariats technologiques ont toujours existé.

c) Il serait urgent de faire de nouvelles découvertes pour maintenir à un niveau constant le rapport réserves/production (R/P). Personne ne conteste que de nombreuses zones mises aux enchères à la sixième session ont du pétrole, de sorte qu’il n’y aura que confirmation de réserves qui de probables deviendront prouvées. Or, si ces zones entrent en production sous le contrôle d’entreprises étrangères, avec les droits régaliens que la loi brésilienne leur concède (pleine propriété du pétrole extrait et décision autonome de l’exporter), les réserves ne pourront plus être comptées comme brésiliennes, de sorte que les enchères gagnées par des multinationales ne pourront jamais influer positivement sur le rapport R/P. On remarque encore que, lorsqu’elle détenait le monopole, Petrobrás réalisait dans l’économie brésilienne, en moyenne, 85 % des achats nécessaires au développement et à l’exploration d’un champ maritime et 100 % des achats d’équipement d’un champ en terre ferme. Les entreprises multinationales qui ont participé à l’avant-dernière session d’enchères (il n’y a pas de données disponibles pour la dernière) ses sont engagées à réaliser des achats locaux à hauteur de 38 % de la dépense totale pour les champs maritimes et 68 % pour les champs en terre ferme. Les effets multiplicateurs des investissements de Petrobrás dans l’économie brésilienne sont nettement supérieurs.

d) Nous aurions besoin d’accroître la compétition dans le secteur pour obtenir des prix plus bas. C’est justement le contraire qui se produit. Le modèle compétitif et ouvert transforme le marché brésilien du pétrole et de ses dérivés en une annexe du marché mondial, de façon que les prix y deviennent équivalents. Le travailleur brésilien, aujourd’hui, paie pour alimenter sa cuisinière à gaz (GPL) le même prix que paie un travailleur allemand. En maintenant le modèle antérieur et en atteignant l’autosuffisance, on aurait pu tenir le marché brésilien à l’écart des chocs internationaux, avec une Petrobrás rémunérée pour ses coûts (plus une rentabilité adéquate), de façon à défendre l’économie brésilienne comme un tout.


11. De par la loi en vigueur, tout le pétrole qui sera extrait appartient aux entreprises qui auront remporté les enchères, qui gagnent automatiquement le droit d’exporter la quantité qu’elles voudront. Comme nous sommes à la veille de l’autosuffisance, les zones que le gouvernement Lula va mettre aux enchères ne pourront entrer en exploitation que pour fournir le marché extérieur, car il y aura surproduction. C’est une erreur grave. La géologie brésilienne n’est pas favorable au pétrole, si bien que nous ne devons pas espérer que de grandes découvertes se multiplient. Si le Brésil devient exportateur, l’horizon d’autosuffisance va être radicalement réduit, avec retour à la position d’importateur en moins de dix ans, juste au moment où la compétition mondiale pour le pétrole sera la plus aiguë et les prix les plus élevés. (Dans les situations d’exception, la loi prévoit que le gouvernement peut exiger la priorité à l’alimentation du marché intérieur pendant trente jours - en payant cependant le prix en vigueur sur le marché international ; cela équivaut à une importation par le Brésil de pétrole brésilien !)

La propriété des champs pétrolifères, dans les prochaines décennies, va être extrêmement lucrative. Faisons encore un calcul, en utilisant l’estimation la plus conservatrice, qui affirme qu’existent " seulement " 3,3 milliards de barils dans les zones qui vont être mises aux enchères. La vie utile d’un champ oscille normalement entre 15 et 20 ans. Si nous supposons un prix du baril de pétrole à 50 US$ dans les prochaines années, selon la prévision de l’ambassadeur Rubens Ricupero, nous parlons donc de la remise à des entreprises privées d’une affaire de 89 milliards de dollars, après déduction de tout l’investissement, de tout le coût d’exploitation et de tous les impôts et taxes. Si nous supposons un prix à 75 US$, nous parlons d’un bénéfice liquide de 134 milliards US$. Avec la sixième session, nous courons le risque de retirer à Petrobrás et de repasser à des entreprises privées une valeur probablement située entre ces deux chiffres, l’un et l’autre colossaux.


12. La question de fond est la suivante : pressé par la nécessité de consentir d’énormes paiements extérieurs dans les prochaines années, le Brésil a décidé de traiter comme une quelconque marchandise - et à l’inscrire dans son panel d’exportations - ce qui est la principale ressource stratégique des économies modernes. Une ressource finie, non renouvelable, dont nous avons des réserves tout juste suffisantes, en rien excédentaires. Nous recevrons des impôts sur la valeur exportée et nous repasserons ces fonds à nos créanciers internationaux. Ainsi le gouvernement Lula a choisi d’utiliser le pétrole brésilien comme lest pour maintenir à flot le paiement de dettes financières, même si le prix en est d’aboutir à un épuisement précoce de nos réserves. Nous l’avons vu, cet épuisement, s’il arrive, aura des conséquences dramatiques sur l’économie réelle et les comptes extérieurs du pays, qui deviendront ingérables.

La position du Brésil est à contre-courant de ce qui se produit dans le monde. L’augmentation des prix a été comprise par tous les pays comme un signe que le pétrole est un produit stratégique et en quantité finie, c’est pourquoi l’affrontement pour les réserves n’a jamais été aussi intense. Les guerres au Moyen-Orient, la tension croissante dans le Caucase, les conflits entre la Chine et le Japon autour du tracé de l’oléoduc sibérien et les tentatives nord-américaines pour déstabiliser le gouvernement du Venezuela ne sont que la partie émergée d’un immense iceberg. Seul le gouvernement brésilien paraît faire cette lecture selon laquelle il faut profiter de l’augmentation des prix pour brûler des réserves peu abondantes et faire de l’argent le plus rapidement possible.

Cette décision, pour le moins naïve, pourra avoir des développements insoupçonnés. En plein développement de ce que nous avons appelé le " choc pétrolier structurel " - un choc, nous l’avons vu, qui va se prolonger - le Brésil se dispose à remettre à des entreprises multinationales la propriété de champs situés en haute mer, en leur garantissant la libre disposition du pétrole extrait. Les contrats avec ces entreprises courent sur trente ans. Si dans cette période, en situation de crise, le pays tente de reprendre le contrôle sur ces champs (pour garantir l’approvisionnement intérieur, par exemple), il pourra se voir pris dans un contentieux international très défavorable, y compris du fait de l’impossibilité de garantir sa souveraineté dans ces zones. S’il décide de changer la loi, il ne pourra la faire a appliquer. " Dans une situation de grande tension mondiale, avec une raréfaction du pétrole, à l’avenir les forces armées brésiliennes n’auront pas le pouvoir de dissuasion pour éviter que les plates-formes pétrolières exploitées par des entreprises étrangères, dans nos eaux territoriales, écoulent leur production vers des pétroliers qui l’emporteront directement vers l’étranger ", a alerté récemment le général Sérgio Xavier Ferolla.

Par précaution pour notre souveraineté, le contrôle et la propriété des champs situés dans les eaux territoriales devraient revenir exclusivement à Petrobrás.


13. La sixième session d’enchères va avoir lieu sans qu’aucun organe public ait présenté une étude sur l’approvisionnement du pays en pétrole à moyen et long termes. Plus encore : le pays ne dispose pas d’une planification énergétique à caractère stratégique. Reste bloqué au Sénat Fédéral, depuis juin 2001, un projet de loi très simple et de grand bon sens, proposé par le sénateur Saturnino Braga (PT, Rio de Janeiro), dit seulement ceci : " Les ventes aux enchères de nouvelles zones d’exploitation pétrolière sont suspendues jusqu’à ce que le Congrès National ait voté la planification énergétique du pays, sur proposition du Conseil National de la Politique Énergétique. "

Selon nous, cette planification stratégique devrait, au minimum :

a) rationaliser et optimiser l’usage du potentiel énergétique disponible, en tenant compte des nécessités à moyen et long termes, et en combinant dans ce projet l’usage de sources traditionnelles (hydroélectricité, pétrole, nucléaire) et alternatives (biomasse, solaire, canne à sucre, éolienne), et en outre définir des politiques de préservation. Les ressources non renouvelables doivent faire l’objet d’un traitement particulier ;

b) utiliser le secteur énergétique lui-même comme inducteur de développement, non seulement en fournissant de l’énergie, mais aussi en maximisant ses achats au sein de l’espace économique national et en y réinvestissant les bénéfices obtenus, en développant l’emploi et en promouvant le développement technologique ;

c) accroître et diversifier le potentiel disponible au moyen de politiques d’intégration de l’Amérique du Sud. De même que la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, créée après la Seconde Guerre Mondiale, fut l’embryon du Marché Commun Européen, qui à son tour s’est développé en Union Européenne, l’énorme capacité d’offre et la complémentarité des sources d’énergie (dont certaines non commercialisables sur le marché mondial) peuvent remplir un rôle-clé dans un processus d’intégration de notre continent ;

d) préparer un bond en avant de l’économie brésilienne au sein du système mondial. Pays tropical au vaste territoire, le Brésil, nous l’avons vu, est un lieu privilégié pour assumer une position de premier plan dans le changement de modèle énergétique au cours des prochaines décennies.


14. Rien de cela ne se fait actuellement. La division du travail qui se dessine en ce début de siècle renforce la position des pays du Centre comme producteurs de biens et de services de haute technologie, transfère vers l’Est de l’Asie la dynamique manufacturière et conduit l’Amérique Latine à se spécialiser de nouveau dans des activités primaires et l’exportation de ressources naturelles. La décision d’utiliser le pétrole brésilien, relativement rare, pour renforcer à court terme les résultats de la balance commerciale confirme que nous sommes disposés à accepter cette régression, qui fait courir des risques immenses à la société brésilienne. Hélas, dans ce domaine aussi, le gouvernement de Lula déçoit et manque d’envergure.

Rio de Janeiro, le 17 juillet 2004


* César Benjamin, Paulo Metri et Rômulo Tavares Ribeiro sont des chercheurs du Laboratório de Politicas Públicas da UERJ (Laboratoire de Politiques publiques de l’Université de l’État de Rio de Janeiro).
Les thèses que nous présentons ici ont été publiées sous le titre Sexta licitaçao : erro estratégico no sector petróleo (Sixième saison d’enchères : une erreur stratégique dans le secteur pétrolier) avec le soutien de la Fundaçao Rosa Luxemburgo.
La critique de la politique du gouvernement Lula présentée ici ne se fonde pas sur le projet d’une transformation socialiste du Brésil. Plus prosaïquement, elle se limite à montrer que dans le cadre même du système capitaliste, une autre politique, préservant certains secteurs économiques de la rapacité impérialiste, pourrait être envisagée et permettrait au gouvernement brésilien de préserver quelques appuis matériels pour les négociations avec le FMI. En montrant que le gouvernement Lula capitule même sur ce terrain-là , la critique n’en est que plus cinglante. Traduit du portugais par J.-J. M.


(Titre original : Le gouvernement Lula brade le pétrole.)


 Source : www.inprecor.org

 Illustration : C.F.K

[1" Les décennies perdues " des années 1980 et 1990 sont un thème récurrent du débat économique en Amérique Latine.

[2Auteur du " plan Réal " en 1994, Président du Brésil de janvier 1995 à décembre 2002, Fernando Henrique Cardoso fut celui qui attela la politique brésilienne au néolibéralisme et la soumit aux diktats du Fonds monétaire international (FMI).


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