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Retour sur les accords de compétitivité chez Fiat en Italie

« Compétitivité-Emploi ». L’expression est sur la bouche de tous les patrons, reprise en choeur par les « experts », défendue comme la clef du maintien de l’emploi par les ministres de Hollande. Sur plusieurs sites, à commencer par celui SevelNord, une usine conjointe PSA-FIAT, un accord compétitivité-emploi a été signé. Mais les accords imposés, en 2010 et en 2011, dans l’automobile en Italie, nous indiquent combien avec les « compromis » et le « donnant-donnant », c’est les travailleurs qui sont les grands perdants. Raison de plus pour organiser, tout de suite, la résistance.

« On a tout perdu ici, on a même perdu notre dignité »

Mario Di Costanzo est ouvrier et délégué syndical FIOM à l’usine Fiat de Pomigliano d’Arco prés de Naples. Il a été mis au chômage technique, en « cassa integrazione », depuis 2010. Lorsque son portable sonne, le 31 octobre, tard dans la soirée, il hésite à décrocher. Il est fatigué, et en plus, aucun numéro ne s’affiche sur l’écran. Mais les mots qu’il entend, il va se les répéter pendant toute la nuit.

- Allo, Mario, désolé de te déranger. Je travaille à Pomigliano, comme toi, en atelier.

- Ah ! Mais je ne vois pas ton numéro s’afficher. Comment t’appelles-tu ?

Je ne peux pas te le dire. J’ai peur. J’ai même peur que Fiat ait mis mon téléphone sur écoute. Ecoute-moi, c’est tout. J’ai su que tu allais venir travailler sur ma chaîne. Je ne sais pas si tu vas prendre ma place, ou celle d’un copain, au final. Jure-moi simplement que la FIOM va nous défendre, parce qu’on a tous peur de perdre notre boulot et de nous retrouver seuls face aux chefs. On a tout perdu ici, on a même perdu notre dignité. On est prêt à te laisser notre poste en chaîne, mais il faut que tu nous jures que tu le leur feras payer, parce qu’ils nous ont pris notre dignité. Les délégués syndicaux, ils ont disparu. On ne les voit plus. Et quand on les voit, c’est pour qu’ils nous fassent signer n’importe quelle saloperie. Si c’est toi qui prend mon poste, dans un sens je me sentirais à nouveau libre.

Nouvelle Fiat Panda, nouvel esclavage

Mario est un type qui hésite rarement. « Je te jure sur la tête de mon fils qu’on ne vous laissera pas seuls ». C’est tout ce qu’il réussit à dire à son mystérieux interlocuteur avant que la communication ne coupe. Pour comprendre le sens de cette conversation, absurde au premier abord, il faut revenir en arrière. Mario Di Costanzo est, ou plutôt était, délégué syndical. Il a été mis au chômage technique forcé [« cassa integrazione »] il y a deux ans, tout en restant salarié de Fiat formellement, mais cela fait vingt-quatre mois qu’il n’a plus le droit de remettre les pieds à l’usine. Le syndicat dont il fait partie, la Fédération des Employés et Ouvriers de la Métallurgie (FIOM), majoritaire pendant des années sur les chaînes de montage de Pomigliano, n’a plus un seul délégué ni encarté dans l’usine. Le motif est très simple. En 2011, Fiat a relancé la production à Pomigliano avec la Nuova Panda,un nouvel utilitaire. Mais Fiat a relancé la production en créant une nouvelle société, Fabbrica Italia Pomigliano (FIP), qui n’applique pas les conventions de travail du secteur auto [1]. FIP applique en effet un contrat au rabais, imposé par Fiat aux ouvriers de Pomigliano pendant l’été 2010 et que les travailleurs eux-mêmes ont ratifié par référendum.

A l’époque, la multinationale italienne avait fait passer cet accord comme une nécessité pour débloquer vingt milliards d’euros. La somme devait être destinée à l’investissement, non seulement à Pomigliano mais pour l’ensemble de ses usines de la péninsule (notamment Turin, Cassino et Melfi). Il s’agissait donc d’un véritable chantage : « je maintiens les emplois et la production si vous renoncez à vos droits et à la convention collective de la branche auto ». Sur le site de Pomigliano, seule la FIOM, la fédération des métallos de la CGIL, le plus important des syndicats italiens, ainsi que les syndicats de base, s’étaient opposés à cet accord. Les autres fédérations avaient, elles, accepté le chantage de Sergio Marchionne, le PDG du colosse de l’automobile Fiat-Chrysler. Marchionne et les siens ont, par la suite, sélectionné, au cas par cas, qui, parmi les anciens ouvriers de Pomigliano, allait être réembauché pour travailler au même endroit, sur les mêmes chaines, mais avec un contrat différent et pour FIP cette fois-ci. Inutile de préciser que sur les quelques 2.000 ouvriers qui aujourd’hui travaillent à Pomigliano, aucun n’est encarté à la FIOM. Mario, comme l’ensemble de ses camarades, a été prié d’attendre chez lui, en « cassa integrazione », des temps meilleurs.

De la guerre entre pauvres…

Son mystérieux correspondant, auteur du coup de fil, fait lui, au contraire, partie des « chanceux » qui ont été réembauchés par FIP. Mais lui aussi a peur. Et c’est pour cela qu’il a appelé Mario. Le mois dernier, en octobre, la Cour d’appel de Rome a en effet condamné FIAT pour « comportement antisyndical » et a ordonné la réintégration des 145 ouvriers encartés à la FIOM qui n’avaient pas été réembauchés par FIP. Sur les 145 ouvriers qui avaient porté l’affaire en justice, 19 devraient être réintégrés dans les plus brefs délais, à savoir ceux qui ont signé la plainte au nom de leurs collègues. Mario fait partie de ce groupe. Si aujourd’hui sa réintégration risque de conduire au licenciement d’un autre travailleur, ce n’est ni de sa faute, ni de celle de son mystérieux interlocuteur. C’est l’énième mauvais coup de Fiat. Marchionne a en effet annoncé officiellement le 31 octobre, à la suite du rendu de la Cour d’appel de Rome, que si on l’obligeait à réembaucher 19 militants syndicaux mis en « cassa integrazione », il licencierait 19 autres ouvriers actuellement sur les chaines de montage.

La crainte de l’auteur du coup de fil est donc bel et bien réelle : si un des 19 militants syndicaux revient sur la chaine, pense-t-il, c’est peut-être moi qui vais sauter. Mais comme le coup de fil le montre bien, par delà la peur, il y a aussi, paradoxalement, du soulagement et du respect, un respect que l’OS n’éprouve aucunement vis-à -vis des autres délégués syndicaux, représentants des autres confédérations, qui ont convaincu les travailleurs d’accepter n’importe quelle « saloperie », à commencer par l’accord de 2010.

A l’époque, la « question Pomigliano » avait non seulement divisé les syndicats, mais également le monde du travail et plus largement l’opinion publique en Italie. Seuls la FIOM et les syndicats de base, proches de l’extrême gauche, présents depuis longtemps à Pomigliano, s’étaient opposés à l’accord. Face à eux, faisant front commun, il y avait Marchionne, la quasi-totalité des partis politiques présents au Parlement, les grands médias, mais aussi les deux autres confédérations, la CISL et la UIL, ainsi que le syndicat « maison », la FISMIC, et le syndicat d’extrême droite UGL. Au vu des tensions dans l’usine, les partisans du « oui » à un accord spécifique remettant en cause la convention collective de l’auto en « échange » du maintien de l’emploi ont alors décidé de la tenue d’un référendum parmi les ouvriers. Il s’agissait d’un référendum qui était une véritable escroquerie pour les travailleurs à qui l’on demandait de s’exprimer « librement » avec un pistolet sur la tempe : « tu peux voter contre, bien entendu, mais dans ce cas-là , Fiat ne fera pas les investissements, et tu perds ton boulot ».

… à la lutte pour la dignité

Le résultat du référendum du 22 juin 2010 allait être scruté à la loupe. Les futurs rapports entre capital et travail en Italie en dépendaient. Si l’accord passait, c’était un dangereux précédent qui ouvrait la porte à une remise en cause complète des conventions collectives par l’une des principales multinationales italiennes et une dégradation annoncée des conditions de travail pour la classe ouvrière de la péninsule.

Mais regardons de plus près le contenu de l’accord sur lequel les travailleurs avaient à se prononcer. Pour ce qui est des heures de travail, l’accord prévoyait un passage aux 3x8, six jours par semaines. La pause-repas, de trente minutes, prévue par la convention de l’auto, était maintenue, mais déplacée à la fin de chaque équipe. Cela veut dire que ceux qui travaillent aujourd’hui sur les chaînes de la Nuova Panda le font pendant sept heures trente d’affilée, sans manger. Les heures supplémentaires obligatoires, imposables par FIP sans consultation préalable des syndicats, passaient de 40 à 120. En outre, pour des raisons de productivité, on pouvait exiger à un ouvrier d’en faire jusqu’à 200, notamment en rognant sur la pause-repas. L’accord prévoyait également la « mobilité interne » : au cours de la première heure de travail, les chefs peuvent donc déplacer n’importe quel ouvrier sur un autre poste afin de couvrir un problème technique ou une absence. Les pauses elles-mêmes étaient réorganisées. Les deux interruptions de vingt minutes par équipe étaient remplacées par trois pauses de dix minutes, avec au final un gain de dix minutes pour FIAT. Pour ce qui est des absences, l’entreprise se réservait le droit d’instaurer trois jours de carence de façon discrétionnaire si les chefs jugeaient l’absence « anormale ». L’ouvrier s’engageait quant à lui de respecter, à la lettre, l’ensemble de la nouvelle réglementation, sous peine d’encourir des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement.

L’accord représentait donc une dégradation complète des conditions de travail au sein de l’usine que la direction présentait comme parfaitement nécessaire pour regagner en « compétitivité » sur le marché international. Mais les résultats du référendum de juin 2010 ont pris de court la direction du groupe. Le « oui » a gagné, certes, mais le « non » a remporté 36% des suffrages, à quoi il faut ajouter les bulletins blancs et nuls. Il s’agissait-là d’une preuve de la volonté de résister et de conserver leur dignité pour les travailleurs de Pomigliano, mais pas seulement. La bagarre contre l’acceptation de l’accord à Pomigliano, qui était conduit, dans les faits, par une petite avant-garde de travailleurs, pour partie encartés à la FIOM et militants de la cellule d’usine de Refondation Communiste, a ouvert la voie, au cours des mois suivants, à une nouvelle saison de conflictualité ouvrière. C’est ainsi que le rassemblement du 16 octobre 2010 à Rome organisé par les métallos de la CGIL en défense des conventions collectives a donné lieu à une importante manifestation allant bien au-delà du secteur. Un des mots d’ordre centraux était « Pomgliano ne courbe pas l’échine » [« Pomigliano non si piega »], repris en choeur par des métallos, mais aussi de jeunes travailleurs précaires et des étudiants, venus de toute l’Italie.

Mais Marchionne a fait le pari de pousser l’avantage. A Mirafiori, l’usine historique de Fiat, située à Turin, un référendum sur le modèle de celui de Pomigliano a été organisé en janvier 2011. Le « oui » ne l’a emporté de justesse qu’avec 54% des suffrages exprimés, notamment grâce aux voix des employés, majoritairement favorables à la signature d’un contrat spécifique, autonome de la convention collective nationale. Si seuls les ouvriers de Mirafiori, les premiers concernés par la question, avaient été consultés, cela aurait été un cinglant désaveu pour Marchionne et les syndicats signataires.

La fin d’une illusion

A Mirafiori comme à Pomigliano, le chantage exercé par FIAT a fini par l’emporter. Il s’agit d’un véritable « précédent » comme en témoigne, ces derniers temps, le détricotage systématique, entreprise par entreprise, des conventions collectives. Mais le chantage, chez FIAT, n’est pas passé sans une résistance déterminée de la part des travailleuses et des travailleurs. Cette résistance n’a pas pu se transformer en une contre-offensive et encore moins en une victoire. Elle a néanmoins permis à des milliers de travailleurs de faire l’expérience concrète de la résistance et du fait que courber l’échine et baisser la tête face à son patron ne paie pas. Même ceux qui à Pomigliano et à Mirafiori, de façon compréhensible vu le chantage odieux qui leur était proposé, avaient décidé de voter « oui », par peur de perdre leur travail, commencent à se rendre compte aujourd’hui que la ligne du « compromis », la ligne du « dialogue » et de la « raison », défendue par bien des politiciens et des syndicalistes, n’a en rien servi pour mettre un frein aux attaques patronales. Le coup de téléphone reçu par Mario, il y a deux semaines, est là pour en témoigner.

Si son mystérieux interlocuteur demande à l’ancien délégué syndical de « faire payer » FIAT et les syndicats signataires, ce n’est pas un hasard. Marchionne n’a même pas respecté ses engagements. Il s’est assis dessus. Les travailleurs ont renoncé à un certain nombre de leurs droits, mais cela ne les a pas pour autant mis à l’abri du chômage. Début septembre Marchionne a annoncé officiellement que les engagements pris dans le cadre de son plan d’investissement n’allaient pas être respectés, en raison, selon lui, « des nouvelles conditions sur le marché de l’auto au niveau européen et international », à savoir « la crise », qui ne renvoie en fait à rien d’autre qu’aux limites intrinsèques du mode de production capitaliste dont la raison d’être est la course au profit et non la satisfaction des besoins sociaux, un système irrationnel et anarchique dont les premiers à faire les frais, lorsque le taux de profit commence à décliner, sont les travailleurs.

Face à la « trahison » de Marchionne de ses propres promesses, il apparait désormais clairement à de plus en plus de travailleurs que dans la phase actuelle de crise aiguë du capitalisme, aucun compromis n’est possible avec les patrons. Les travailleurs de Pomigliano, aujourd’hui, ont encore plus peur qu’avant, ne savent pas ce que le futur leur réserve et pour certains, ils ont à la bouche le goût amer de la dignité que l’on a perdue. Sergio Marchionne, de son côté, a gagné ce qu’il voulait : imposer dans « ses » usines des conditions de travail plus avantageuses pour le groupe et catastrophiques pour les travailleurs, donnant par la même occasion un beau coup de canif aux conventions collectives.

Mais au final, ce sera la lutte des classes qui dira si Marchionne a eu ou non raison d’essayer de pousser son avantage aussi loin. Les travailleurs de FIAT, et plus généralement, les travailleurs de la péninsule, n’ont pas seulement la peur et l’amertume. Ils pourraient également renouer avec ce sentiment de fierté et de dignité qui s’est exprimé au cours de la lutte pour le « non » à Pomigliano et à Mirafiori, dans les grèves, les manifestations et les débrayages. C’est uniquement en reprenant confiance et en perdant, en même temps, toute illusion par rapports aux intentions supposées des patrons, que les travailleuses et les travailleurs en Italie pourront, demain, recommencer à gagner. En attendant, Pomigliano et Mirafiori restent des exemples à méditer pour tous ceux qui, dans l’automobile, par delà les divisions entre groupes et les frontières artificielles entre pays, ont bien l’intention de ne pas payer la crise et de faire régler la facture aux seuls responsables, à savoir les patrons, qu’ils s’appellent Sergio Marchionne, Carlos Ghosn ou Philippe Varin, la famille Agnelli ou la famille Peugeot.

Marco Zerbino

M. Zerbino est un journaliste indépendant qui travaille pour différents journaux et revues comme Il Manifesto, Liberazione, Pubblico et MicroMega. Il s’intéresse tout particulièrement aux questions syndicales et de conflictualité ouvrière dans les pays méditerranéens, notamment en Grèce et en Italie. Il a collaboré à l’édition de Pomigliano non si piega. Gli operai raccontano la loro lotta, AC Editoriale, Milan, 2010, qui reprend largement la question de la résistance ouvrière à Pomigliano.

Source : http://www.ccr4.org/Retour-sur-les-accords-de-competitivite-chez-Fiat-en-Italie

16/11/12

[1Pour avoir les mains complètement libres, la maison mère de FIP, FIAT, a laissé à l’écart FIP de Confindustria, le Medef italien. Lorsqu’on sait, au final, que FIP et FIAT ne font qu’une seule et même société, cela tient du scandale.


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Chroniques de GAZA 2001-2011
Christophe OBERLIN
L’auteur : Christophe OBERLIN est né en 1952. Chirurgien des hôpitaux et professeur à la faculté Denis Diderot à Paris, il enseigne l’anatomie, la chirurgie de la main et la microchirurgie en France et à l’étranger. Parallèlement à son travail hospitalier et universitaire, il participe depuis 30 ans à des activités de chirurgie humanitaire et d’enseignement en Afrique sub-saharienne, notamment dans le domaine de la chirurgie de la lèpre, au Maghreb et en Asie. Depuis 2001, il dirige (…)
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