Si vous demandez à des gens ce qu’évoque pour eux la Somalie, la première réponse sera à coup sûr : « il y a des pirates ». Exact, en effet !
Si vous leur demandez "et quoi d’autre ?", une petite moitié vous répondra : « un pays sans gouvernement depuis des années ». Vrai aussi !
Mais si vous poussez le vice à demander pourquoi des pirates, et pourquoi ce vide gouvernemental, je doute que quelqu’un s’essaye à une réponse.
Car une fois de plus, nos médias, depuis des années, sur la Somalie, comme sur d’autres pays, ne nous proposent que des états des lieux, mais jamais une seule analyse, ni explication, et surtout pas un mot sur les causes et les responsables de ces situations. On ne sait jamais, au cas où quelqu’un pourrait s’avérer "génant", en trouvant des solutions …
Je vous livre ci-dessous, un article, une interview et une page wikipedia, le tout en brut ; en les lisant, et en combinant les trois, vous aurez toutes les réponses aux questions qu’on ne vous pose jamais et que peut-être vous ne vous posez jamais vous-mêmes d’ailleurs. Pourtant, elles aident à comprendre tous les états des lieux qu’on nous déballe tous les jours…
Somalie : une famine made in USA
source : Green Left Weekly/Socialist Worker - 31/08/2011
traduit de l’anglais par Marc Harpon pour Changement de Société
http://socio13.wordpress.com/2011/08/31/somalie-une-famine-made-in-usa-par-lee-wengraf/
La Somalie, en Afrique de l’Est, est le théâtre d’un cauchemar humanitaire- une famine massive qui a coûté des dizaines de milliers de vies somaliennes ces derniers mois, d’après les Nations Unies.
Plus de 3 millions de personnes sont affectées pour l’instant et plus de 10 millions sont menacées à travers la Corne de l’Afrique.
La BBC a dit le 6 août qu’environ 640 000 enfants sont actuellement mal-nourris en Somalie, et 3,2 millions de personnes ont un besoin vital d’une assistance immédiate.
Antonio Guterres, chef de l’agence de l’ONU pour les réfugiés, a dit en Juillet que la Somalie était « le pire désastre humanitaire » au monde.
L’ONU a officiellement qualifié la crise de famine, désignation employée pour la première fois depuis 1984.
Des milliers de somaliiens se sont déversés dans les camps de réfugiés au Kenya et en Éthiopie. La population du camp le plus grand, au Kenya, Dadaab, croît de plus de 1300 âmes par jour. Elle pourrait monter jusqu’au demi-million, a déclaré Oxfam.
La BBC a affirmé : « Certaines parties de la capitale, où il y a des camps pour les déplacés, ont été parmi les trois zones que l’ONU a déclarées affectées par la famine la semaine dernière. »
La BBC a rapporté le 4 Août que l’ONU avait déclaré que 4 millions de kényans étaient menacés par la faim.
Le 4 août, l’Unité des Nations Unies pour l’Analyse de la Sécurité Alimentaire et la Nutrition disait que la famine était « probablement destinée à persister au moins jusqu’à décembre ».
Les fonctionnaires des États-Unis ont accusé la rébellion al-Shabab, qui contrôle le Sud de la Somalie, d’être responsables de la faim.
Al-Shabab- qui a affronté durant les quatre dernières années le Gouvernement Fédéral de Transition soutenu par les États-Unis- a été étiquetée organisation terroriste et branche d’Al-Quaida par les États-Unis.
Washington prétend que le groupe est responsable d’une aggravation des conséquences de la sécheresse en bloquant les voies d’acheminement de l’aide humanitaire dans les zones les plus affectées.
Les rebelles ont annulé une décision antérieure de lever l’interdiction des agences internationales. Cela a encouragé la Secrétaire d’État Hilary Clinton à prétendre le 4 août que al-Shabab « empêchait l’assistance aux populations les plus vulnérables en Somalie ».
Mais il y a plus en jeu. Les responsabilités de la crise en Somalie reviennent entièrement aux États-Unis.
Des décennies d’intervention occidentale se trouvent au coeur de la crise.
Des responsables d’organisations humanitaires ont cité un manque de moyens- et non pas al-Shabab- comme l’obstacle principal pour atteindre les victimes de la famine.
Le 4 Août, The Guardian, a rapporté que Anna Schaaf, porte-parole pour le Comité International de la Croix Rouge, avait dit : « Les limites de notre action se situent plus du côté de la logistique que de celui de l’accessibilité ».
L’UNICEF et la Croix Rouge ont cité des problèmes d’achats d’aliments et de planification de vols comme leurs principales préoccupations.
« L’insuffisance des stocks en Somalie incombe gravement aux organisations humanitaires », a dit à The Guardian Tony Burns, le directeur des opérations pour Saacid, la plus vieille ONG en Somalie.
Al-Shabab bloque peut-être des voies d’exode pour les réfugiés partant vers le Sud, mais, poursuit Bruns, les rebelles « ne sont pas monolithiques » et on peut négocier avec eux.
« Ils sont radicaux dans certaines zones, mais très modérés dans d’autres. Dans des zones où ils sont faibles, ce sont plutôt les clans qui font la loi » a déclaré Bruns.
Le New York Times a affirmé le 20 Juillet : « Les responsables des ONG soutiennent que, les règles du gouvernement américain, qui interdisent le soutien matériel aux activistes, qui exigent souvent des « taxes » pour autoriser le passage des livraisons, entravent aussi les efforts d’urgence »
Enfin, les prix alimentaires mondiaux- alimentés par la spéculation et la soif de profit- ont recommencé à monter en flèche en 2010 après être descendus de leur sommet de 2008.
Le prix des céréales en Somalie était de 240% plus élevé en Mai par rapport à l’an dernier, ce qui continue d’aggraver les dangers de la sécheresse.
L’ONU a demandé 1,6 milliards de dollars pour faire face à la crise, mais n’en a reçu environ que la moitié.
Les États-Unis ont promis quelques pitoyables 28 millions en réponse à la requête de l’ONU.
Clinton a prétendu que les États-Unis avaient déjà donné 431 millions de dollars en nourriture et en aide d’urgence à la Somalie pour cette année uniquement.
Mais une lourde part de ce que les États-Unis allouent à la Somalie arrive sous forme d’assistance militaire, au gouvernement Somalien comme à la Mission de l’Union Africaine en Somalie (AMISOM) forte de 9000 hommes, majoritairement des militaires d’Ouganda et du Burundi.
La présence de l’AMISOM a alimenté une guerre civile qui a terrorisé des millions de somaliens ordinaires.
L’implication directe dans le contre-terrorisme est également un élément majeur de la politique étrangère étasunienne dans la région. Ce rôle s’intensifie avec l’extension de la guerre des drones et d’autres activités.
Dans une récente visite en Somalie, le journaliste Jeremy Scahill a rapporté dans un article de The Nation daté du 12 Juillet qu’il avait découvert une base de la CIA,où des prisonniers du Kenya et d’Éthiopie sont interrogés, près de l’aéroport de Mogadiscio.
La base est également impliquée dans des frappes militaires clandestines.
Black Agenda Report a affirmé le 13 Juillet quela famien était directement liée à l’escalade du conflit militaire étasunien : « Les États-Unis ont armé toute une série de milices opérant près des frontières avec l’Éthiopie et le Kenya, rendant l’agriculture normale impossible, et l’actuelle énorme catastrophe était inévitable. »
L’AFRICOM [United States Africa Command, commandemment unifié pour les opérations étasuniennes en Afrique, ndt] a été crée en 2007. Son budget pour l’an prochain est proche des 300 millions de dollars, une augmentation de plus de 20 millions de dollars par rapport à l’année dernière.
La Somalie est un élément central dans l’implantation de l’AFRICOM.
L’administration Obama a annoncé en Juillet qu’elle envoyait des marines pour entraîner les « soldats de la paix » africains sur place. Elle a promis plus de 75 millions de dollars pour l’assistance antiterroriste en Somalie.
La responsabilité occidentale dans la crise remonte à plusieurs décennies.
L’austérité et la privatisation mondiales- conduites par la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International (FMI)- ont semé le désordre dans le Tiers-Monde, à l’ère des « ajustements structurels », qui a commencé en 1970.
Un article de Pambuka News daté du 3 Août signalait que la Somalie était autosuffisante jusqu’à la fin des années 1970, en dépit de conditions de sécheresse. Mais la politique financière mondiale a tiré les salaires vers le bas et augmenté les coûts pour les paysans, aplanissant la route pour la guerre civile, qui a éclaté en 1988.
Les États-Unis ont longtemps vu la Corne de l’Afrique comme une zone stratégique, par sa proximité avec des routes commerciales passant par le Canal de Suez, et son accès au Moyen-Orient et à l’Asie du Sud.
La militarisation, l’ajustement structurel et la dernière guerre civile des années 1980 ont produit une horrible famine qui, en 1991 avait pris 300 000 vies.
Les États-Unis ont pris la famine comme prétexte pour une intervention militaire et envoyé des troupes en 1992, avec le soutien de l’ONU, et cela, en dépit du fait que la plus sévère période de famine s’était achevée plusieurs mois plus tôt, et que le taux de mortalité avait chuté de 90%.
Les fonctionnaires étasuniens ont estimé que leurs forces ont fait entre 6000 et 10 000 victimes- dont les deux tiers sont des femmes et des enfants- durant les six premiers mois de 1993 seulement.
Depuis l’intervention, la Somalie a constamment été classée au bas de l’échelle du développement humain, de l’espérance de vie à la mortalité infantile.
Depuis 1991, elle a été dévastée par des guerres civiles, alimentées par le soutien américain à divers camps de belligérants.
En 2006, l’Éthiopie voisine a envahi la Somalie pour renverser l’Union des Cours Islamiques (UCI), qui détenait le pouvoir depuis à peine quelques mois, mais parvenaient à apporter un faible degré de stabilité au pays.
Le soutien, l’entraînement et le financement étasunien du renversement éthiopien de l’UCI a été un secret de Polichinelle- de même que le soutien de Washington à l’installation du Gouvernement Fédéral de Transition à la place de l’UCI.
Quand l’Éthiopie s’est retirée au début de 2009, elle a laissé derrière elle une guerre civile aggravée et un crise des réfugiés. Environ 10 000 personne ont été tuées et 1,1 million de somaliens sont devenus des réfugiés.
Human Rights Watch a publié un rapport en décembre 2008 d’après lequel 40% de la population de la Somalie du Sud et du centre avaient un besoin urgent d’assistance humanitaire.
Alex Thurston a déclaré dans un commentaire sur africaisacountry.com : « La chute et la fragmentation de l’UCI, combinées à la brutalité de l’occupation éthiopienne, ont facilité l’émergence d’Al-Shabab, l’aile militaire de l’ICU »
Le danger d’une intervention militaire étasunienne en Somalie refait surface pour l’avenir proche. La famine- exactement comme en 1992- fournit une couverture potentielle pour une implication de plus en plus forte.
Le 6 Août, al-Shabab, a fui les zones rebelles de la capitale, Mogadiscio. Au sommet de sa gloire, l’organisation contrôlait à peu près le tiers de la ville.
Mais la question de savoir si le gouvernement peut garder le contrôle de la ville reste ouverte.
Scahill a décrit la situation : « Dans la bataille contre Shabab, les États-Unis ne semblent pas, en fait, avoir accordé leurs violons avec ceux du gouvernement somalien »
« La stratégie étasunienne qui émerge en Somalie- politique officielle, présence secrète étendue, financement de plans divers- a deux orientations principales : d’une part, la CIA entraîne, paie et parfois dirige les agents de renseignement somaliens qui ne sont pas fermement contrôlés par le gouvernement somalien, tandis que le JSOC [Joined Special Operation Command] conduit des frappes unilatérales sans en avertir le gouvernement ; d’autre part, le Pentagone accroît son soutien et ses livraisons d’armes aux opérations de forces militaires africaines non-somaliennes ».
Pendant ce temps, le président ougandais Yoweri Museveni, un solide allié des États-Unis, a appelé à ce qu’une zone d’interdiction de vol soit établie au Sud de la Somalie.
Et à Washington, NewsDay.com a affirmé le 27 Juillet que le parlementaire républicain Peter King aidait à alimenter la pression pour une intervention soulevant le spectre du terrorisme aux États-Unis- (parce qu’Al-SHabab recruterait des somaliens-américains).
Pour ceux qui veulent voir la fin de la guerre et de la famine en Somalie, les forces de la paix de l’ONU ne sont pas une solution. Les troupes de l’ONU suivent les décrets des États-Unis et leurs priorités, comme elles l’ont fait durant l’intervention humanitaire de 1993.
Les Etats Unis s’inquiètent surtout d’assurer leur domination sur une région stratégique. Une famine dévastatrice et des milliers de morts ne sont qu’un faible prix à payer pour atteindre cet objectif. Pour mettre un terme aux misères du pays il faut que les États-Unis se tirent de Somalie maintenant.
Comment les puissances coloniales maintiennent la Somalie dans le chaos
1er juin 2011 ; interview de Mr. Mohamed Hassan Spécialiste de la géopolitique et du monde arabe par Gregoire Lalieu et Michel Collon
http://www.michelcollon.info/Somalie-Comment-les-puissances.html
La Somalie avait tout pour réussir : une situation géographique avantageuse, du pétrole, des minerais et, fait plutôt rare en Afrique, une seule religion et une seule langue pour tout le territoire. La Somalie aurait pu être une grande puissance de la région. Mais la réalité est toute différente : famine, guerres, pillages, pirates, attentats… Comment ce pays a-t-il sombré ? Pourquoi n’y a-t-il pas de gouvernement somalien depuis presque vingt ans ? Quels scandales se cachent derrière ces pirates qui détournent nos navires ? Dans ce nouveau chapitre de notre série « Comprendre le monde musulman », Mohamed Hassan nous explique pourquoi et comment les puissances impérialistes ont appliqué en Somalie une théorie du chaos.
Comment la piraterie s’est-elle développée en Somalie ? Qui sont ces pirates ?
Depuis 1990, il n’y a plus de gouvernement en Somalie. Le pays est aux mains de seigneurs de guerre. Des navires européens et asiatiques ont profité de cette situation chaotique pour pêcher le long des côtes somaliennes sans aucune licence et sans respecter des règles élémentaires. Ils n’ont pas respecté les quotas en vigueur dans leurs propres pays pour préserver les espèces et ont employé des techniques de pêche - notamment des bombes ! - qui ont créé d’énormes dégâts aux richesses des mers somaliennes. Ce n’est pas tout ! Profitant également de cette absence d’autorité politique, des compagnies européennes, avec l’aide de la mafia, ont déversé des déchets nucléaires aux larges des côtes somaliennes. L’Europe était au courant, mais a fermé les yeux car cette solution présentait un avantage pratique et économique pour le traitement des déchets nucléaires. Or, le tsunami de 2005 a déposé une grande partie de ces déchets jusqu’aux terres somaliennes. Et d’étranges maladies sont apparues pour la première fois au sein de la population. Voilà le contexte dans lequel la piraterie s’est principalement développée. Les pêcheurs somaliens, qui disposent de techniques rudimentaires, n’étaient plus en mesure de travailler. Ils ont donc décidé de se protéger ainsi que leurs mers. C’est exactement ce que les Etats-Unis ont fait durant la guerre civile contre les Britanniques (1756 - 1763) : ne disposant pas de forces navales, le président Georges Washington passa un accord avec des pirates pour protéger les richesses des mers américaines.
Pas d’Etat somalien depuis presque vingt ans ! Comment cela est-il possible ?
C’est le résultat d’une stratégie américaine. En 1990, le pays est meurtri par les conflits, la famine et les pillages, et l’Etat s’effondre. Face à une telle situation, les Etats-Unis, qui ont découvert quelques années auparavant des réserves de pétrole en Somalie, lancent l’opération Restore Hope en 1992. Pour la première fois, des Marines US interviennent en Afrique pour essayer de prendre le contrôle d’un pays. Pour la première fois aussi, une invasion militaire est déclenchée au nom de l’ingérence humanitaire.
Le fameux sac de riz exhibé sur une plage somalienne par Bernard Kouchner ?
Oui, tout le monde se souvient de ces images soigneusement mises en scène. Mais les véritables raisons étaient stratégiques. En effet, un document du département d’Etat US préconisait que les Etats-Unis se maintiennent comme seule et unique superpuissance mondiale suite à la chute du bloc soviétique. Pour accomplir cet objectif, il recommandait d’occuper une position hégémonique en Afrique, très riche en matières premières.
Restore Hope sera pourtant un échec. Le film hollywoodien La chute du faucon noir a marqué les esprits, avec ses pauvres G.I.’s « assaillis par de méchants rebelles somaliens »…
En effet, les soldats US seront vaincus par une résistance nationaliste somalienne. Depuis lors, la politique des Etats-Unis a été de maintenir la Somalie sans véritable gouvernement, voire de la balkaniser. La vieille stratégie britannique, d’ailleurs appliquée en de nombreux endroits : mettre en place des Etats faibles et divisés pour mieux tirer les ficelles. Voilà pourquoi il n’y a pas d’Etat somalien depuis presque vingt ans. Les Etats-Unis ont une espèce de théorie du chaos afin d’empêcher toute réconciliation somalienne et maintenir le pays divisé.
Au Soudan, suite à la guerre civile, Exxon a dû quitter le pays après y avoir découvert du pétrole. Alors, laisser la Somalie plongée dans le chaos n’est-ce pas contraire aux intérêts des Etats-Unis qui ne peuvent y exploiter le pétrole découvert ?
L’exploitation du pétrole somalien n’est pas leur objectif prioritaire. Les Etats-Unis savent que les réserves sont là et n’en ont pas besoin dans l’immédiat. Deux éléments sont beaucoup plus importants dans leur stratégie. Tout d’abord, empêcher les compétiteurs de négocier avantageusement avec un Etat somalien riche et puissant. Vous parlez du Soudan, la comparaison est intéressante. Le pétrole que des compagnies pétrolières y ont découvert il y a trente ans, le Soudan le vend aujourd’hui aux Chinois. La même chose pourrait se produire en Somalie. Lorsqu’il était président du gouvernement de transition, Abdullah Yusuf s’était d’ailleurs rendu en Chine, bien qu’il fût soutenu par les Etats-Unis. Les médias US avaient vivement critiqué cette visite. Le fait est que les Etats-Unis n’ont aucune garantie sur ce point : si un gouvernement somalien voit le jour demain, peu importe sa couleur politique, il pourrait très bien adopter une stratégie indépendante des Etats-Unis et commercer avec la Chine. Les impérialistes occidentaux ne veulent donc pas d’un Etat somalien fort et uni. Le deuxième objectif poursuivi par cette théorie du chaos est lié à la situation géographique de la Somalie, qui est stratégique pour les impérialistes des Etats-Unis et de l’Europe réunis.
Stratégique pourquoi ?
Le contrôle de l’Océan Indien, regardez la carte. Comme je l’ai dit, les puissances occidentales portent une lourde part de responsabilité dans le développement de la piraterie en Somalie. Mais plutôt que de dire la vérité et payer des compensations pour ce qu’elles ont fait, ces puissances criminalisent le phénomène afin de justifier leurs positions dans la région. Sous prétexte de combattre la piraterie, l’Otan positionne sa marine militaire dans l’Océan Indien.
Le véritable objectif ?
Contrôler le développement économique des puissances émergentes, principalement l’Inde et la Chine. En effet, la moitié de la flotte mondiale des porte-conteneurs et 70% du trafic total des produits pétroliers passent par l’Océan Indien. De ce point de vue stratégique, la Somalie occupe une place importante : le pays a la plus vaste côte d’Afrique (3.300 kilomètres) et fait face au Golfe Arabe et au détroit d’Hormuz, deux centres névralgiques de l’économie de la région. De plus, si une réponse pacifique était apportée au problème somalien, les relations entre l’Afrique d’une part, et l’Inde et la Chine d’autre part, pourraient se développer à travers l’Océan Indien. Ces concurrents des Etats-Unis pourraient alors avoir de l’influence dans cette région de l’Afrique. Le Mozambique, le Kenya, Madagascar, la Tanzanie, Zanzibar, l’Afrique du Sud… Tous ces pays connectés à l’Océan Indien pourraient avoir un accès facile au marché asiatique et développer des relations économiques fructueuses. Nelson Mandela, lorsqu’il était président de l’Afrique du Sud, avait d’ailleurs évoqué la nécessité d’une révolution de l’Océan Indien avec de nouvelles relations économiques. Ce projet, les Etats-Unis et l’Europe n’en veulent pas. C’est pourquoi ils préfèrent maintenir la Somalie dans le chaos.
Vous dites que les Etats-Unis ne veulent pas d’une réconciliation en Somalie. Mais quelles sont les origines des divisions somaliennes ?
Pour bien comprendre cette situation chaotique, nous devons remonter plus loin dans l’histoire de la Somalie. Ce pays a été divisé par les forces coloniales. En 1959, la Somalie devient indépendante par la fusion des colonies italienne au Sud et britannique au Nord. Mais des Somaliens vivent également dans certaines parties du Kenya, d’Ethiopie et de Djibouti. Le nouvel Etat somalien adopte d’ailleurs comme drapeau une étoile, dont chaque branche représente une des parties de la Somalie historique. Le message derrière ce symbole étant : « Deux Somalies ont été réunies mais il en reste trois colonisées ».
Devant la légitimité de ces revendications, les Britanniques - qui contrôlaient le Kenya - organisèrent un référendum dans la région de ce pays revendiquée par la Somalie. 87 % de la population, provenant essentiellement d’ethnies somaliennes, se prononcèrent pour l’unité de la Somalie. Mais lorsque les résultats furent publiés, Jomo Kenyatta, leader d’un mouvement nationaliste kenyan, menaça les Britanniques d’expulser les colons s’ils cédaient une partie du territoire à la Somalie. La Grande-Bretagne décida donc de ne pas tenir compte du référendum et aujourd’hui encore, une importante communauté de Somalis vit au Kenya. Il faut bien comprendre que ces frontières coloniales ont été une véritable catastrophe pour la Somalie. Cette question avait d’ailleurs fait l’objet d’un débat important sur le continent africain.
Quel était l’enjeu de ce débat ?
Dans les années soixante, alors que de nombreux pays africains étaient devenus indépendants, un débat opposa ceux qu’on appelait les groupes de Monrovia et de Casablanca. Ce dernier, comportant entre autres le Maroc et la Somalie, souhaitait qu’on rediscute les frontières héritées du colonialisme. Elles n’avaient aucune légitimité à leurs yeux. Mais la plupart des pays africains et leurs frontières sont le produit du colonialisme. Finalement, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), ancêtre de l’actuelle Union Africaine, mit un terme au débat en décrétant que les frontières sont indiscutables : revenir sur ces délimitations provoquerait des guerres civiles partout sur le continent. Plus tard, l’un des architectes de l’OUA, le Tanzanien Julius Nyerere, confessa que cette décision était la meilleure mais qu’il la regrettait pour le cas somalien.
Quel sera l’impact de ces divisions coloniales sur la Somalie ?
Elles vont créer des tensions avec les pays voisins. Durant ces années où la Somalie réclamait la révision des frontières, l’Ethiopie était devenue un bastion de l’impérialisme des Etats-Unis, qui tenaient également des bases militaires au Kenya et en Erythrée. C’est alors que la Somalie, jeune démocratie pastorale, émit le désir de bâtir sa propre armée. Le but était de ne pas être trop faible face aux voisins armés, de soutenir les mouvements somalis en Ethiopie voire même de récupérer par la force certains territoires. Mais les puissances occidentales s’opposèrent à la création d’une armée somalienne.
Donc, la Somalie entretenait des relations tendues avec ses voisins. N’était-il pas raisonnable de s’opposer à ce projet d’armée somalienne ? Cela aurait provoqué des guerres, non ?
Ce qui préoccupait l’Occident, ce n’était pas les conflits entre pays africains mais ses propres intérêts. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne équipaient et formaient des militaires en Ethiopie, au Kenya et en Erythrée. Des pays qui vivaient encore sous le joug de systèmes féodaux très oppressifs. Mais c’était des régimes néocoloniaux dévoués aux intérêts des Occidentaux. En Somalie, par contre, le pouvoir en place était plus démocratique et indépendant. L’Occident n’avait donc pas d’intérêt à armer un pays qui pouvait échapper à son contrôle.
En conséquence, la Somalie décida de se tourner vers l’Union Soviétique. Cela inquiéta hautement les puissances occidentales qui redoutaient que l’influence de l’URSS s’étende en Afrique. Ces craintes vont s’accentuer avec le coup d’Etat de 1969.
C’est-à -dire ?
Des idées socialistes s’étaient répandues dans le pays. En effet, une importante communauté somalienne vivait à Aden dans le Sud du Yémen. Or, c’est dans cette ville que la Grande-Bretagne avait pris pour habitude d’envoyer en exil toutes les personnes qu’elle considérait comme dangereuses en Inde : communistes, nationalistes, etc. Ils étaient tous arrêtés et envoyés à Aden où se développèrent rapidement des idées nationalistes et révolutionnaires qui affecteront plus tard les Yéménites mais aussi les Somaliens. Sous l’impulsion de civils aux idées marxistes, un coup d’Etat fut organisé en 1969 par les militaires et Siad Barré prit le pouvoir en Somalie.
Quelles étaient les raisons de ce coup d’Etat ?
Le gouvernement somalien était corrompu. Il avait pourtant tous les ingrédients en mains pour ériger le pays au rang de grande puissance de la région : une position stratégique, une seule langue, une seule religion et d’autres éléments culturels communs. Ce qui est plutôt rare en Afrique. Mais en ratant le développement économique du pays, ce gouvernement a créé un climat favorable à la division entre clans. Sous prétexte de faire de la politique, les élites somaliennes se sont divisées, chacune créant son parti sans véritable programme et en recrutant son électorat selon les clans existants. Cela accentua les divisions et se révéla totalement inefficace. Une démocratie de type libéral n’était en fait pas adaptée à la Somalie : il y avait à un moment 63 partis politiques pour un pays de trois millions d’habitants ! Et le gouvernement n’était même pas capable d’adopter une écriture officielle ce qui créait de sérieux problèmes dans l’administration. Le niveau d’éducation était faible. On établit malgré tout une bureaucratie, une police et une armée. Qui va d’ailleurs jouer un rôle fondamental dans le coup d’Etat progressiste.
« Progressiste » ! Avec l’armée ?
L’armée était la seule institution organisée en Somalie. En tant qu’appareil de répression, elle était supposée protéger le soi-disant gouvernement civil et l’élite. Mais pour de nombreux Somaliens provenant de familles et de régions différentes, l’armée était aussi un lieu de rencontres et d’échanges où il n’y avait pas frontières, pas de tribalisme, pas de divisions claniques… C’est comme cela que les idées marxistes héritées d’Aden vont circuler au sein de l’armée. Le coup d’Etat sera donc mené par des officiers qui étaient avant tout nationalistes et qui, sans avoir de très bonnes connaissances du socialisme, éprouvaient de la sympathie pour ces idées. De plus, ils étaient au courant de ce qui se passait au Vietnam et nourrissaient des sentiments anti-impérialistes. Les civils qui connaissaient bien Marx et Lénine mais qui n’avaient pas de parti politique de masse, appuyèrent le coup d’Etat et devinrent les conseillers des officiers lorsque ceux-ci prirent le pouvoir.
Quel changement apporta le coup d’Etat en Somalie ?
Un aspect positif important : le nouveau gouvernement adopta rapidement une écriture officielle. De plus, l’Union Soviétique et la Chine aidaient la Somalie. Les étudiants et la population se mobilisaient. L’éducation ainsi que les conditions sociales s’améliorèrent. Les années qui ont suivi le coup d’Etat furent ainsi les meilleures que la Somalie ait jamais connues. Jusqu’en 1977.
Qu’est-ce qui a changé ?
La Somalie, qui avait été divisée par les puissances coloniales, attaqua l’Ethiopie pour récupérer le territoire de l’Ogaden, majoritairement peuplé de Somalis. A cette époque pourtant, l’Ethiopie était elle-même un Etat socialiste soutenu par les Soviétiques. Ce pays avait été longtemps dirigé par l’empereur Sélassié. Mais durant les années septante, la mobilisation était forte pour le renverser. Les mouvements d’étudiants - auxquels j’ai personnellement participé - posaient quatre revendications majeures. Tout d’abord, résoudre les tensions avec l’Erythrée de manière pacifique et démocratique. Deuxièmement, établir une réforme agraire qui distribuerait des terres aux paysans. Troisièmement, établir le principe d’égalité des nationalités : l’Ethiopie était alors un pays multinational dirigé par une élite non représentative de la diversité. Quatrièmement, abolir le système féodal et établir un Etat démocratique. Tout comme en Somalie, l’armée était la seule institution organisée en Ethiopie et les civils s’associèrent aux officiers pour renverser Sélassié en 1974.
Comment se fait-il que deux Etats socialistes soutenus par l’Union Soviétique se soient fait la guerre ?
Après la révolution éthiopienne, une délégation regroupant l’Union Soviétique, Cuba et le Yémen du Sud organisa une table ronde en présence de l’Ethiopie et de la Somalie en vue de résoudre leur différend. Castro se rendit à Adis Abeba et à Mogadiscio. Selon lui, les revendications somaliennes étaient tout à fait justifiées. Finalement, la délégation éthiopienne accepta d’étudier sérieusement la demande de son voisin somalien et les deux pays signèrent un accord stipulant qu’aucun acte de provocation ne serait commis le temps de prendre une décision. Les choses semblaient donc bien parties, mais la Somalie ne respecta pas cet accord…
Deux jours après que la délégation éthiopienne soit retournée au pays, Henry Kissinger, ancien ministre du président Nixon, débarqua à Mogadiscio. Kissinger représentait une organisation officieuse : le Safari Club qui regroupait notamment l’Iran du Chah, le Congo de Mobutu, l’Arabie Saoudite, le Maroc ainsi que les services secrets français et pakistanais. L’objectif de cette organisation était de combattre la prétendue infiltration soviétique dans le Golfe et en Afrique. Sous les pressions et les promesses d’aides du Safari Club, Siad Barré va commettre un désastre, une grave erreur stratégique : attaquer l’Ethiopie.
Quelles seront les conséquences de cette guerre ?
Les Soviétiques quittèrent la région et la Somalie, toujours présidée par Siad Barré, intégra le réseau néocolonial des puissances impérialistes. Le pays avait été sérieusement endommagé par le conflit et la Banque Mondiale et le FMI furent chargés de le « reconstruire ». Ceci allait aggraver les contradictions au sein de la bourgeoisie somalienne. Chacune des élites régionales voulant posséder son propre marché. Elles ont accentué les divisions entre clans et contribué à la dislocation progressive du pays jusqu’à la chute de Siad Barré en 1990. Depuis, aucun chef d’Etat ne lui a succédé.
Mais, trente ans après la guerre de l’Ogaden, le scénario va s’inverser : l’Ethiopie sera appuyée par les Etats-Unis pour attaquer la Somalie…
Oui, comme je l’ai dit, depuis l’échec de l’Opération Restore Hope, les Etats-Unis préfèrent maintenir la Somalie dans le chaos. Cependant, en 2006, un mouvement spontané se développa sous la bannière des tribunaux islamiques pour combattre les seigneurs de guerre locaux et ramener l’unité dans le pays. C’était une sorte d’intifada. Pour empêcher ce mouvement de reconstruire la Somalie, les Etats-Unis décidèrent brusquement de soutenir le gouvernement de transition somalien qu’ils n’avaient jamais voulu reconnaître. En fait, ils se rendirent compte que leur projet d’une Somalie sans Etat effectif n’était plus possible et qu’un mouvement était sur le point d’aboutir à une réconciliation du pays, islamique qui plus est ! Dans le but de saboter l’unité somalienne, ils décidèrent donc d’appuyer ce gouvernement de transition. Mais comme celui-ci ne disposait ni d’une base sociale, ni d’une armée, ce furent les troupes éthiopiennes commandées par Washington qui attaquèrent Mogadiscio pour faire tomber les tribunaux islamiques.
Ca a marché ?
Non, l’armée éthiopienne a été défaite et a dû quitter la Somalie. De leurs côtés, les tribunaux islamiques se sont dispersés en divers mouvements qui aujourd’hui encore, contrôlent une bonne partie du pays. Quant au gouvernement de transition d’Abdullah Yussuf, il s’est effondré et les Etats-Unis l’ont remplacé par Sheik Sharrif, l’ancien porte-parole des tribunaux islamiques.
Sheik Sharrif est donc passé dans « l’autre camp » ?
Il occupait la fonction de porte-parole des tribunaux islamiques, car c’est un bon orateur. Mais il n’a pas de connaissances politiques. Il n’a aucune idée de ce qu’est l’impérialisme ou le nationalisme. C’est pour ça que les puissances occidentales l’ont récupéré. C’était le maillon faible des tribunaux islamiques. Il préside aujourd’hui un faux gouvernement, créé à Djibouti. Qui n’a aucune base sociale ni autorité en Somalie. Il existe seulement sur la scène internationale parce que les puissances impérialistes le soutiennent.
En Afghanistan, les Etats-Unis se disent prêts à négocier avec des talibans. Pourquoi ne cherchent-ils pas à dialoguer avec les groupes islamiques en Somalie ?
Parce que ces groupes veulent renverser l’occupant étranger et permettre une réconciliation nationale du peuple somalien. Du coup, les Etats-Unis veulent briser ces groupes, car une réconciliation - que ce soit à travers les mouvements islamiques ou à travers le gouvernement de transition - n’est pas dans l’intérêt des forces impérialistes. Elles veulent juste le chaos. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, ce chaos s’étend aussi à l’Ethiopie, très faible depuis l’agression de 2007. Un mouvement de résistance nationale y a vu le jour en lutte contre le gouvernement pro-impérialiste d’Addis Abeba. Avec leur théorie du chaos, les Etats-Unis ont en fait créé des problèmes dans toute la région. Et maintenant, ils s’en prennent à l’Erythrée.
Pourquoi ?
Ce petit pays mène une politique nationale indépendante. L’Erythrée a aussi une vision pour toute la région : la corne de l’Afrique (Somalie, Djibouti, Ethiopie, Erythrée) n’a pas besoin de l’ingérence des puissances étrangères, ses richesses doivent lui permettre d’établir de nouvelles relations économiques basées sur un respect mutuel. Pour l’Erythrée, cette région doit se prendre en mains et ses membres doivent pouvoir discuter de leurs problèmes. Bien évidemment, cette politique effraie les Etats-Unis qui craignent que d’autres pays suivent cet exemple. Alors, ils accusent l’Erythrée d’envoyer des armes en Somalie et de fomenter des troubles en Ethiopie.
Selon vous, l’Erythrée n’envoie pas d’armes en Somalie ?
Pas même une cartouche ! C’est de la pure propagande, comme celle qu’on mena contre la Syrie à propos de la résistance irakienne. La vision de l’Erythrée rejoint le projet de révolution de l’Océan Indien que nous évoquions plus haut. Les puissances occidentales n’en veulent pas et souhaitent ramener l’Erythrée dans le cercle des Etats néocoloniaux sous contrôle, tels que le Kenya, l’Ethiopie ou l"Ouganda.
N’y a-t-il pas de terroristes en Somalie ?
Les puissances impériales présentent toujours comme terroristes les peuples qui luttent pour leurs droits. Les Irlandais étaient des terroristes jusqu’à ce qu’ils signent un accord. Abbas était un terroriste. Maintenant, c’est un ami.
On parle pourtant d’une présence d’Al Qaeda ?
Al Qaeda est partout, de la Belgique à l’Australie ! Cet Al Qaeda invisible est un logo destiné à justifier auprès de l’opinion publique des opérations militaires. Si les Etats-Unis disaient à leurs citoyens et soldats : « Nous allons envoyer nos troupes dans l’Océan Indien pour éventuellement combattre la Chine », les gens auraient peur bien entendu. Mais s’ils disent qu’il s’agit de combattre des pirates et Al Qaeda, cela ne pose pas de problèmes. En réalité, le véritable objectif est tout autre. Il consiste à installer des forces dans la région de l’Océan Indien qui sera le théâtre de conflits majeurs des années à venir. C’est ce que nous analyserons dans le chapitre suivant…
L’opération "Restore hope"
source wikipedia Opération Restore Hope
Restore Hope (Restaurer l’Espoir) est une opération réalisée en 1993 en Somalie par une force armée conduite par les États-Unis sous l’égide des Nations unies. Elle se conclut par un échec.
Le contexte
L’opération connue officieusement sous le nom Restore hope (in Somalia) (« Restaurer l’espoir en Somalie ») débute le 3 décembre 1992 et s’achève le 4 mai 1993 ; elle s’inscrit dans une suite d’événements qui précèdent cette opération et se poursuit avec les interventions consécutives de l’ONU, de mars 1993 à mars 1995 que l’on appelle l’Onusom II.
Si l’on peut faire remonter la crise du début des années 1990 au conflit qui opposa le plus souvent indirectement la Somalie et l’Éthiopie entre 1977 et 1988, via les mouvements « rattachistes » de l’Ogaden (est de l’Éthiopie) et « indépendantistes » du Somaliland (nord-ouest de la Somalie), les événements qui conduisirent à la situation de 1992 ont leur origine précise en 1986, année des premiers grands succès du Mouvement national somalien (MNS) dans le Somaliland, et des premières grandes répressions consécutives du pouvoir central, sous l’autorité du président, le général Siad Barre. Cette année-là , la guerre civile larvée en cours depuis 1978 s’installe durablement et se radicalise, et de nouveaux mouvements, indépendantistes ou d’opposition, vont apparaître et prendre les armes.
Le premier tournant de cette guerre civile est la fin des soutiens extérieurs au pouvoir en place, en 1990. Jusque-là , Siad Barre put se maintenir avec l’aide, d’abord de l’URSS, de 1969 (année où il prit le pouvoir par un coup d’État) à 1977, puis à partir de 1978, des États-Unis. Le second tournant est la destitution puis la fuite du général Barre, le 26 janvier 1991. Son successeur, Ali Mahdi Muhammad, membre comme son prédécesseur du Parti socialiste révolutionnaire de Somalie (PSRS), ne parvint jamais, faute de moyens et de soutiens, à rétablir l’autorité du pouvoir central sur le pays, d’autant que peu après le sud du pays (Jubbada), dont les autorités sont favorables au président déchu, s’arme à son tour contre la capitale Mogadiscio.
A partir de ce moment les événements s’enchaînent pour aboutir à une complète désorganisation du pays : le Somaliland proclame son indépendance en mai 1991, le nord-est prend dans le même temps une indépendance de fait (qui aboutira à une indépendance proclamée de cette zone en 1998, sous le nom de Puntland), enfin le sud se soulève sous les ordres de Mohamed Said Hersi, gendre de Siad Barre. En mai 1992, la Somalie se réduit de facto à sa capitale, Mogadiscio.
Le conflit en Somalie, parmi les plus meurtriers en Afrique à cette période, prend alors un tour encore plus dramatique, aggravé par trois facteurs : une sécheresse prolongée, la désorganisation complète des infrastructures du pays, qui ne permet pas de secourir les populations en détresse, et la volonté de plusieurs parties au conflit de bloquer les secours en direction de leurs adversaires. Car si les régions en rébellion s’opposent au pouvoir central, elles mènent aussi une lutte contre les autres régions soulevées, de nombreuses zones limitrophes étant disputées entre elles. Le résultat en est qu’aux quelque 50 000 à 60 000 victimes directes de la guerre s’ajouteront entre 300.000 et 500.000 victimes de la famine qu’elle provoquera.
C’est dans ce contexte que l’ONU décide, par la résolution 751 du 24 avril 1992, de créer une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) qui se déploiera le 26 et comptera environ 960 membres dont 53 observateurs militaires et trois représentants spéciaux successifs. En août 1992 la résolution 775 décide une extension de son mandat, mais sans renforcement de ses effectifs.
Restore Hope
L’ONUSOM ne parvenant pas à rétablir la situation ni surtout à remplir sa mission première, « faciliter la cessation immédiate et effective des hostilités et le maintien d’un cessez-le-feu dans l’ensemble du pays afin de promouvoir le processus de réconciliation et de règlement politique en Somalie et de fournir d’urgence une aide humanitaire » (résol. 751, art. 7), les États-Unis soumirent un plan à l’ONU en novembre 1992, pour une intervention renforcée sous leur autorité avec un fort contingent US.
Le Conseil de sécurité décida dans sa résolution 794 du 3 décembre 1992 la création d’une force d’intervention distincte de l’UNOSOM, sous autorité de l’ONU mais sous commandement autonome des États y participant, l’UNITAF (Force d’intervention unifiée) avec la mission d’« employer tous les moyens nécessaires pour instaurer aussitôt que possible des conditions de sécurité pour les opérations de secours humanitaire en Somalie », les autres parties de la mission restant dévolues à l’ONUSOM. L’opération Restore hope débute le 9 décembre avec le déploiement rapide sur le terrain de près de 25 000 militaires des forces armées des États-Unis et d’une forte logistique à Mogadiscio en à peine trois jours. A son plus haut, l’UNITAF comptera environ 40 000 membres, dont 30 000 membres américains.
Dans sa première phase l’opération est une réussite, tant au plan du secours aux populations qu’à celui de la reconstruction des infrastructures (plus de 2,000 km de routes refaits, construction ou réhabilitation de nombreux hôpitaux, écoles, orphelinats, etc.). En revanche, les autres missions, réconciliation et règlement politique, ne progressent pas, et la guerre civile, freinée un moment, va reprendre de plus belle après que, à l’instigation de Bill Clinton, devenu président des États-Unis en janvier 1993, l’opération Restore hope fut arrêtée en mai 1993, réduisant à moins de 2.000 le nombre des soldats de l’UNITAF sur place, cette fois sous mandat direct de l’ONU.
Suite à la résolution 814 du 26 mars 1993, qui crée l’ONUSOM II, le Conseil de sécurité entérine cette décision de réduire le nombre de troupes sous responsabilité de l’ONU « au minimum indispensable à l’exécution de leur mandat » en fusionnant celles de la première ONUSOM et la partie restante des troupes de l’UNITAF, ce qui ramène le nombre de soldats déployés à environ 28.000. Mais c’est moins la réduction du nombre de soldats que celle des moyens déployés qui explique la rapide reprise de la guerre civile, les diverses factions ayant affaire alors à des troupes qui disposent de moyens comparables aux leurs, mais en étant bien moins nombreuses.
Restore Hope II, ou l’échec
C’est en mai 1993 que la seconde phase, Continue Hope, se met définitivement en place, mais très rapidement l’ONUSOM II doit faire face à des attaques, et à un retour de la violence à Mogadiscio même, qui se solde le 5 juin 1993 par la mort de 24 soldats pakistanais lors de l’inspection d’une cache d’armes. Très rapidement, on identifie les troupes de Mohamed Farrah Aidid comme étant les auteurs de cette action, et le 12 juin les troupes des États-Unis de l’ONUSOM II, sur autorisation du Conseil de sécurité (résolution 837 du 6 juin 1993), lancent une vaste action contre ce groupe, qui se termine le 16 juin sans résultats tangibles. Trois jours après, l’amiral Howe, de l’US Navy, annonce une prime de 25.000$ pour toute information permettant l’arrestation de Mohamed Aidid, sans suite.
Ensuite, la situation ne cesse de se dégrader : le 12 juillet 1993, outrepassant la mission confiée par l’ONU, une unité d’hélicoptères de combats détruit plusieurs immeubles, tuant de nombreux Somaliens ; en réponse, une foule bat à mort quatre journalistes venus observer l’attaque. Dans les jours qui suivent, des attaques répétées visent les forces de l’ONUSOM II, principalement des Américains, quatre d’entre eux sont tués et plusieurs gravement blessés. A partir du 8 août 1993 les États-Unis redéploient des troupes de rangers hors commandement de l’ONU, afin de pouvoir lancer des attaques lourdes contre les factions somaliennes, au-delà des limites du mandat de l’ONUSOM II. Cette nouvelle phase, menée sous le nom de code Operation Gothic Serpent, et visant toujours à capturer ou éliminer Mohamed Aidid, culmine avec la « bataille de Mogadiscio », les 3 et 4 octobre 1993, se soldant par la mort de 19 soldats (18 rangers et membres de la Delta Force et 1 Malaisien) et de plusieurs centaines de somaliens (combattants et civils), et avec 82 blessés graves parmi les soldats (73 rangers, 7 Malaisiens, 2 Pakistanais), plus de 3.000 parmi les Somaliens. Bataille qui encore une fois ne parvint pas à son objectif principal.
Les mois suivants, la situation se dégrada encore, bien que l’ONUSOM II ait vu la durée de sa mission, initialement prévue jusqu’au 31 octobre 1993, prolongée d’abord au 18 novembre 1993 (résolution 878 du 29 octobre 1993), puis au 31 mai 1994 (résolution 886 du 18 novembre 1993). Cette mission fut encore prolongée plusieurs fois (résolutions 897, 923, 946, 953 et enfin 954, en 1994) ; la dernière résolution, dans son article 1, « décide de proroger le mandat d’ONUSOM II pour une dernière période allant jusqu’au 31 mars 1995 ». Mais les pays fournisseurs des principaux contingents, au premier chef les États-Unis, constatant leur incapacité à « restaurer l’espoir », et moins encore la paix, avaient commencé à retirer leurs troupes et à limiter leurs actions et la mission, bien avant cette échéance. Les casques bleus ont perdu 140 hommes, les Etats-Unis plusieurs dizaines.
Évolution ultérieure de la situation
La résolution 954 du 4 novembre 1994 se terminait sur la formule concluant la majeure partie des résolutions précédentes, (le Conseil de sécurité) « décide de rester activement saisi de la question ». Or, il se passera presque sept ans avant que, par sa Résolution 1356 du 19 juin 2001, il se penche de nouveau sur le sujet et (dernier article), « décide de rester saisi de la question », puis encore un an et la résolution 1407 du 3 mai 2002 décide de « constituer, dans un délai d’un mois à compter de l’adoption de la présente résolution, en préparation de la création d’un groupe d’experts, une équipe d’experts composée de deux membres pour une période de 30 jours, chargée de présenter au Comité un plan d’action énonçant en détail les ressources et compétences dont le Groupe d’experts aura besoin pour produire des informations indépendantes sur les violations et pour améliorer l’application de l’embargo sur les armes et les équipements militaires ».
Deux mois et demi plus tard, la résolution 1425 du 22 juillet 2002 décide « de constituer, dans un délai d’un mois à compter de l’adoption de la présente résolution [...], un groupe d’experts composé de trois membres qui sera installé à Nairobi pour une période de six mois, [et] sera chargé de produire des informations indépendantes sur les violations de l’embargo sur les armes à titre de progrès dans l’application et le renforcement de l’embargo ».
Mais entretemps la guerre civile a continué, le gouvernement officiel et ce qu’il restait du Parlement étaient en exil en Tanzanie ou au Kenya, les rébellions du nord (Somaliland, Puntland) et du sud (Jubbada) avaient consolidé leurs positions et leur sécession se consolidait. En 2006, et malgré les « groupes d’experts » onusiens, la situation reste assez similaire à celle qui s’instaura environ un an après la fin de l’ONUSOM II, avec une Somalie « officielle » réduite à Mogadiscio et sa province, une partition de fait qui semble, pour le nord, difficilement réversible, et des combats récurrents entre provinces sécessionnistes pour les zones contestées.
L’article chez lui : Somalie, le "déchet occidental"