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La révolution et la libération des femmes

Sur les ambitions libératrices des Bolcheviks après la Révolution d’Octobre et les limites imposées par la « misère socialisée »

Le capitalisme est un système basé fondamentalement sur l’exploitation et l’oppression d’une infime minorité sur l’énorme majorité. Rien que pour cela, c’est un système qui mérite d’être détruit et envoyé à la poubelle de l’histoire. S’il parvient à faire des victimes y compris parmi des membres des classes dominantes, prisonniers de rapports humains profondément déformés et avilis par des intérêts économiques, il est évident que les « marges de liberté » pour les exploités et opprimés sont pratiquement inexistantes. Le capitalisme crée un monde à son image : écrasant et violent, où il n’y a pas de place pour la libre expression (dans le sens le plus large de ce mot), la libre création. Cette société nous exige de nous adapter à sa « logique » et d’être « raisonnables » là où sa « normalité » c’est l’asservissement et l’oppressionde tout type : de classe, de genre, de race, entre les générations, nationale…

En ce sens, le renversement du capitalisme (la fin de la propriété privée des moyens de production et leur nationalisation, la fin de l’exploitation, la planification démocratique de l’économie pour satisfaire les besoins sociaux, entre autres) entrainera forcément un bouleversement profond et aigu des relations humaines. Rétrospectivement, on pourrait peut-être même voir les changements sur le plan de la production et de la propriété comme de « petits changements » comparés à ceux des rapports humains. Et certainement il en sera ainsi. Cependant, ces changements sur la structure économique constituent une base matérielle indispensable pour libérer les relations humaines de la déformation marchande et oppressive imposée par le capitalisme.

La révolution bolchevique d’octobre 1917 constitue sans aucun doute un exemple extraordinaire de la relation entre bouleversement de la structure économique de la société et révolution des rapports. Par ailleurs, elle démontre à quel point l’industrialisation est nécessaire comme base matérielle à une politique visant la fin des oppressions et l’égalité entre tous les êtres humains. Les transformations de la vie familiale et les politiques actives du nouveau pouvoir dans la Russie soviétique pour promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que les difficultés et les limitations rencontrées, montrent tout cela avec une clarté éclatante.

La lutte contre les inégalités de genre dans l’URSS postrévolutionnaire

Dans un texte de 1920, Inès Armand, dirigeante bolchévique française, décrit « la triple servitude » subie par les femmes (vis-à -vis de l’Etat, à l’usine et dans la famille) dans la Russie tsariste, mais aussi dans les pays capitalistes développés d’Europe et d’Amérique, de la façon suivante : « Sous le régime bourgeois, l’ouvrière est privée des maigres droits politiques accordés à l’ouvrier. A la fabrique, à l’usine, elle est encore plus opprimée, plus exploitée que l’ouvrier, car le patron use de son pouvoir pour l’opprimer non seulement en tant que prolétaire, mais aussi pour lui infliger toutes sortes d’outrages et de violences en tant que femme. Et nulle part et à aucun moment, la prostitution, ce phénomène le plus laid, le plus odieux de l’esclavage salarié du prolétariat, ne s’est épanouie plus somptueusement que sous le règne du capitalisme. Les ouvrières, les paysannes, sont esclaves dans la famille, non seulement parce que sur elles pèse le pouvoir du mari, mais aussi parce que la fabrique, qui arrache les ouvrières au foyer familial, ne les délivre pas en même temps des soucis de la maternité et de l’économie domestique, transformant ainsi la maternité en une croix lourde, insupportable » [1].

On voit alors, la complémentarité et l’entrecroisement des différentes oppressions qui s’abattent sur les travailleuses. C’est pour cela qu’au moment de l’éclatement de la révolution d’Octobre en 1917, les Bolcheviks qui menaient une lutte acharnée contre le capitalisme et l’oppression de classe mettaient aussi en avant leur volonté d’en finir avec toutes les oppressions qui existent alors dans la Russie tsariste (de genre, nationale, etc.). Alors, la lutte pour l’égalité politique et sociale entre les femmes et les hommes occupera une place centrale dans leur programme, aussi bien avant qu’après la révolution.

Cette lutte comprenait des mesures très concrètes visant la libération des femmes des tâches domestiques et de l’éducation des enfants, par une majeure prise en charge par l’Etat. Ainsi, malgré toutes les difficultés matérielles liées au climat de guerre civile et d’isolement sur le plan international, les bolchéviques ont créé tout un réseau de cantines et de laveries publiques, de crèches et de foyers, de maisons de l’enfance et de la maternité. L’école devenait gratuite, y compris la cantine, et l’on fournissait chaussures et vêtements aux enfants. Il y avait une réelle volonté d’avancer vers une prise en charge collective de l’éducation des enfants. Ainsi, Alexandra Kollontaï écrivait en 1920 : « Désormais, la travailleuse-mère, consciente de son rôle social, doit s’élever à ne point faire de différence entre les tiens et les miens, elle doit se rappeler qu’il n’y a que nos enfants, ceux de la cité communiste, commune à tous les travailleurs » [2].

D’autre part, parmi les premières mesures prises dès le lendemain de la Révolution d’Octobre, les bolchéviques ont oeuvré à créer les conditions légales de la libération des femmes : ainsi, dès décembre 1917, deux décrets sont adoptés, le premier autorisant le divorce même sans consentement mutuel, et le deuxième instaurant le mariage civil en abolissant les restrictions imposées par l’Eglise et en mettant fin à la tutelle du mari et/ou du père. Par ailleurs, le concubinat est reconnu au même titre que le mariage, et l’on établit l’égalité des droits des enfants, qu’ils soient nés d’un mariage légal ou d’une « union libre » (ceux-ci étaient considérés auparavant comme « illégitimes »). Des mesures sont également prises pour protéger le travail des femmes, notamment en cas de grossesse. Les bolchéviques instaurent le congé de maternité, et en novembre 1920, l’URSS est le premier pays à légaliser l’avortement. Ainsi, les femmes de l’Union Soviétique ont obtenu, bien avant les femmes des pays impérialistes, de nombreux droits qui instauraient l’égalité politique et civique entre hommes et femmes.

Aux yeux des Bolcheviks, la « simplification » des formalités concernant le mariage et le divorce ainsi que l’instauration de l’égalité légale, dans un premier temps, étaient fondamentales pour ouvrir la voie à l’égalité sociale entre les femmes et les hommes et la liberté individuelle. En effet, « [ils] estimaient que la liberté de divorcer -de dissoudre une union qui n’est plus basée sur l’amour- était fondamentale pour la liberté de l’individu. Le droit au divorce était particulièrement important pour les femmes, dont les vrais sentiments et virtuosités étaient si asphyxiés par les liens indissolubles du mariage » [3]. Ainsi, les Bolcheviks témoignaient d’un politique volontariste qui visait à rendre plus sincères les rapports entre les intégrants d’un couple, essayant de le transformer en une réelle « union libre ».

Mais, cette question allait au-delà et avait des implications plus larges que les rapports de genre. Elle touchait aux conditions matérielles de vie ; autrement dit, elle avait une dimension de classe. En effet, « les jeunes femmes rebelles qui luttaient pour leur droit à la satisfaction émotionnelle, à l’éducation et à la possibilité d’avoir une carrière professionnelle vers la fin du XIXe siècle, étaient issues principalement de familles des classes aisées et moyennes. La plupart des travailleuses soviétiques des années 1920, bien qu’elles méprisaient le mariage dans leur recherche d’indépendance, avaient des attitudes, des opportunités et des perspectives très différentes. Beaucoup de ces femmes avaient des enfants, n’avaient pas de métier et étaient analphabètes. Pour elles, le mariage représentait souvent une forme de sécurité et de survie. Leur dépendance vis-à -vis de l’homme salarié était plus qu’une question légale ; elle était aussi une question sociale et économique » [4].

Dans ces conditions, il était très difficile pour une large majorité de femmes de profiter pleinement de ces nouveaux droits ; les travailleuses étaient beaucoup plus limitées que leurs collègues hommes qui étaient moins dépendants du couple pour leur survie économique. Mais ceux-ci n’échappaient tout de même pas à la misère généralisée de la société soviétique des premières années, asphyxiée par le blocus économique imposé par les puissances impérialistes et dont l’économie était dévastée par des années de guerre et de guerre civile.

En effet, les Bolcheviks et le pouvoir soviétique avaient hérité d’une société ravagée par des années de guerre mondiale, auxquelles se sont ajoutées les souffrances de la période de guerre civile ; une société où le retard économique, social et culturel par rapport aux pays capitalistes les plus développés s’était cumulé pendant des siècles. En outre, cette société était profondément marquée par les inégalités, les oppressions de tout type et un poids particulièrement écrasant du patriarcat.

Mais même si beaucoup de préjugés machistes persistaient au sein de la société après la Révolution, celle-ci avait en effet créé un cadre fortement favorable à la lutte contre ces préjugés et traditions les plus réactionnaires. Outre les lois qui protégeaient les femmes au travail et leur donnaient plus de droits dans la société, beaucoup de femmes sont entrées dans la production industrielle, notamment à cause du déclenchement de la guerre civile (un mouvement déjà entamé pendant la « boucherie impérialiste » de 1914-1918), rompant ainsi les préjugés obscurantistes reléguant les femmes uniquement à la sphère domestique : « jusqu’en 1921, les femmes constituaient un pourcentage grandissant de la force de travail russe. En 1901, 26% du total des travailleurs de la production étaient des femmes ; en 1914 le chiffre avait atteint 32% ; en 1917 elles étaient 40% ; et à la fin de la guerre civile en 1920 elles représentaient 46% des travailleurs. En 1926, 1360310 (45%) des 3010000 des membres des syndicats étaient des femmes. Les femmes étaient majoritaires dans plusieurs branches de l’économie : elles représentaient 75% de la force de travail de l’Alimentation Populaire (Narpit), 74% dans la couture, 63% des travailleurs de la santé et presque 60% dans les usines textiles. Même dans les industries traditionnellement dominées par les hommes, les femmes représentaient un secteur significatif de la force de travail : elles étaient ¼ des employés de l’industrie métallurgique et un cinquième de ceux des mines » [5]. Cette insertion des femmes dans les différentes branches de la production permettait d’avancer dans la création d’une base matérielle pour leur émancipation. Cependant, avec la fin de la guerre civile, le retour des hommes mobilisés et l’instauration de la Nouvelle Politique Economique (NEP) la situation des travailleuses allait changer dans un mauvais sens.

L’introduction de la NEP

Les Bolcheviks étaient conscients du fardeau de misère et de retard économique et culturel qu’ils héritaient de la société tsariste. Ils savaient qu’aucun pays ne pouvait construire le socialisme dans le cadre restreint de ses frontières (cette perspective, inimaginable pour les Bolcheviks, ne deviendra « crédo » officiel qu’à partir de l’arrivée de Staline au pouvoir en 1924). Dans le cas de la Russie arriérée et dévastée par la guerre, la survie de la Révolution au-delà de quelques années, voire de quelques mois, apparaissait inenvisageable sans la prise du pouvoir du prolétariat dans des pays capitalistes plus avancés, à commencer par ceux d’Europe de l’Ouest. Mais les Bolcheviks avaient la certitude que leur victoire révolutionnaire éveillerait les masses exploitées de toute la planète, que leur révolution n’était que la « première tranchée » de la révolution mondiale. Les différents mouvements de solidarité à travers le monde et notamment les processus révolutionnaires déclenchés en Allemagne en 1918-1919 et dans d’autres pays semblaient donner raison aux communistes russes.

Cependant, cette vague révolutionnaire provoquée par la révolution d’Octobre a pu être déviée et/ou défaite par manque d’une direction révolutionnaire forte et préparée et notamment par le rôle contre-révolutionnaire de la social-démocratie, comme le montre l’exemple allemand. En effet, la révolution allemande, le mouvement révolutionnaire le plus important déclenché dans un pays capitaliste développé après Octobre 1917 et sur lequel les Bolcheviks comptaient beaucoup, a été écrasée par la réaction bourgeoise et son agent au sein du mouvement ouvrier, la social-démocratie.

Cet échec des processus révolutionnaires, qui isolait davantage l’URSS, et la crise économique aiguë qui traversait le pays poussera le parti Bolchevik à adopter en mars 1921 ce qu’on appellera la Nouvelle Politique économique (NEP). En effet, pour faire face à l’agression des armées impérialistes et Blanche déclenchée après la révolution, le pouvoir soviétique a dû prendre des mesures d’urgence temporaires (connues sous le nom de « Communisme de Guerre »), notamment pour approvisionner l’Armée Rouge au front et les centres urbains affamés. Le blocus économique impérialiste, en privant l’URSS des denrées du marché extérieur, avait poussé le pays vers la famine, contraignant les bolchéviques à instaurer le rationnement alimentaire et la réquisition des excédents de production agricole. Cette accumulation de difficultés provoquait le mécontentement ouvrier dans les villes et des soulèvements multiples chez les paysans dont la révolte des marins de Kronstadt sera l’un des symboles les plus connus et polémiques. Justement, la NEP essaye de répondre aux demandes paysannes et ouvrières, d’une part en supprimant les réquisitions, en autorisant la commercialisation des surplus agricoles et en rétablissant la propriété privée, et, d’autre part, en reconstituant un secteur privé dans l’industrie et le commerce pour stimuler la production et créer ainsi les conditions favorables à la socialisation de l’économie.

Pour Lénine, la NEP n’était pas un retour au capitalisme, mais une pause imposée par les conditions économiques et sociales désastreuses après tant d’années de guerre et de sacrifices. Quant à Trotsky, il définissait la NEP comme une politique consistant à introduire certains mécanismes de marché dans l’économie « susceptibles d’assurer le développement progressif des forces de production du pays, même sans le concours de l’Europe socialiste  » (souligné par nous) [6]. Ici la remarque « même sans le concours de l’Europe socialiste » montre clairement l’un des objectifs fondamentaux de la NEP : gagner du temps en attendant que le prolétariat occidental reprenne le chemin de la lutte révolutionnaire et vienne en aide à la Russie soviétique. La NEP était l’expression concrète de la reconnaissance de la part du pouvoir soviétique de la pauvreté de la société russe et de l’isolement politique et économique dans lequel se trouvait l’URSS.

Les conséquences de la NEP sur la condition des femmes soviétiques

Cependant, ce retour de la « rationalité marchande » ne sera pas sans conséquences pour les rapports sociaux au sein de la société soviétique. L’implémentation de la NEP coïncide avec la fin de la guerre civile et le retour aux centres urbains de millions de travailleurs mobilisés auxquels il fallait donner du travail. Cela aura un impact très négatif sur l’emploi des femmes : « Après la guerre civile, 4 millions d’hommes, démobilisés de l’Armée Rouge, ont réintégré la force de travail, et les vétérans plus formés ont remplacé les femmes dans les usines. Des branches entières de l’industrie ont été fermées après le passage à une comptabilité des coûts stricte sous la NEP. Il y a eu des licenciements massifs en août et septembre 1921 et, vers fin octobre, 13209 femmes avaient perdu leur emploi (représentant ainsi 60% des chômeurs). Il y a eu fortes réductions de postes dans le secteur des services sociaux, où les travailleuses étaient majoritaires (…) Près de 260000 femmes ont perdu leur emploi (…) Les femmes subissaient clairement le pire du chômage créé par la transition à la NEP (…) Un critique de la NEP a décrit avec une grande amertume la réapparition de la concurrence entre les travailleurs, une caractéristique du capitalisme souvent critiquée dans les écrits de Marx et Engels sur les femmes. Il écrivait : ""la reconstruction d’entreprises basée sur la comptabilité de coûts et le développement d’entreprises privées a créé inévitablement le phénomène détestable d’épargne capitaliste, donnant lieu à la concurrence entre le travail des hommes et celui des femmes’’ » [7].

Cette situation de précarité de la situation des femmes soviétiques s’est maintenue même avec l’amélioration de la situation économique. Alors que de 1923 à 1929 le nombre de postes dans l’industrie occupés par des femmes avait doublé (passant de 416000 à 800000), la proportion de femmes dans l’industrie s’est maintenue stable durant toute la période (autour de 28% de la totalité des postes) [8]. En outre, « malgré l’amélioration significative de l’économie au milieu des années 1920, la proportion de femmes au chômage a même progressé passant de 40% en 1925 à 50% en 1929. Les hommes étaient absorbés beaucoup plus rapidement par l’économie en expansion. Les femmes, les premières à être licenciées au début de la NEP, étaient les dernières à être embauchées à sa fin » [9].

Les idéaux rattrapés par la« misère socialisée »

Evidemment, ce phénomène montre la continuité des préjugés machistes hérités de la Russie tsariste, lesquels étaient entretenus par une situation de pauvreté importante de la société soviétique. En ce sens, la NEP et la logique « productiviste » véhiculée par celle-ci venaient « complémenter » les préjugés : « Quand il fallait trancher, beaucoup de gérants préféraient clairement licencier les femmes que les hommes. Ironiquement, les caractéristiques les plus progressistes de la législation soviétique telles que le congé de maternité payé, l’interdiction du travail de nuit pour les femmes et les restrictions de travail pour les femmes enceintes et mères allaitantes, souvent poussaient les gérants à licencier les femmes et les remplacer par des hommes. Elles étaient considérées comme plus coûteuses à l’embauche. Un écrivain déclara avec indignation : ""qui n’est pas au courant des abus qui se produisent au nom de la réduction du personnel, où des femmes non seulement également qualifiées mais encore plus qualifiées que des hommes sont licenciées parce qu’une femme coûte beaucoup plus à une entreprise qu’un homme ?’’ » [10].

Les effets désastreux de la NEP sur les femmes ne sont pas passés inaperçus pour le Parti Bolchevik qui dans son VIIIe congrès de 1924 a pris toute une série de résolutions pour contrecarrer cette situation. Les délégués du congrès ont remarqué que « l’emploi des femmes n’était pas simplement une question économique (…) ""la présence des travailleuses dans la production a une importance politique’’. Par conséquent, le parti a rejeté une ligne strictement « productiviste » orientée vers une rapide croissance économique et la maximisation des profits, et a réaffirmé son compromis avec les valeurs humanistes inscrits dans son programme pour l’émancipation des femmes » [11]. Suite au congrès, une série de mesures ont été prises en faveur des femmes : interdiction des licenciements des femmes enceintes ou allaitantes en congé, priorité aux femmes ayant des enfants de moins d’un an pour conserver l’emploi, droit pour les femmes licenciées de laisser leurs enfants dans les crèches ouvrières, interdiction d’expulser de leur logement les femmes célibataires, entre autres.

Malgré les bonnes intentions de ces mesures complémentaires, la réalité du terrain allait rappeler crûment au pouvoir soviétique qu’il est impossible de bâtir une société égalitaire sur la base de la « misère socialisée ». Ainsi, « les résolutions prises dans les hautes sphères avaient peu d’effet sur la pratique des entreprises locales. Le recul de la législation de protection du travail a démontré l’incapacité du parti à mettre fin à la discrimination à travers des décrets. Apparemment, la seule méthode effective pour éliminer la discrimination contre les femmes était l’abolition de la législation de protection du travail des femmes qui reconnaissait leurs nécessités spécifiques en tant que mères. Une des déléguées du VIe Congrès syndical de 1924 dénonça furieusement « l’affaiblissement » des « acquis légaux » des femmes. En discernant le problème de fond, elle signala que la pression constante pour augmenter la productivité du travail entrait en conflit avec les besoins des travailleuses » [12]. Cependant, ce même congrès des syndicats de 1924 finissait par voter la fin de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes ainsi que l’ouverture aux femmes des branches de l’industrie considérées jusqu’alors dangereuses pour leur santé. Une déléguée faisait un constat amer : « ""il est préférable que les organisations professionnelles offrent aux travailleuses moins de protection pour qu’elles aient la possibilité de gagner un morceau de pain plutôt que de se voir obligées à se vendre sur le boulevard’’. Même le Zhenotdel, défenseur le plus résolu des intérêts des femmes, avait concédé sur la nécessité d’en finir avec l’interdiction du travail de nuit pour que les employeurs aient moins d’excuses pour licencier les travailleuses » [13].

Précédemment on a évoqué la déformation des relations humaines par les intérêts économiques dans le capitalisme et du fait que l’introduction de la NEP en URSS avait eu des conséquences sur ces rapports. Sans aucune considération « moraliste », on peut dire que cette dégradation par l’argent des rapports sociaux entre les hommes et les femmes soviétiques s’exprime brutalement par le développement de la prostitution. En effet, la prostitution soviétique des années 1920 n’était pas le fruit d’une volonté de tirer un « profit personnel » et encore moins d’un « choix libre », mais bien le résultat de la misère et de la faim qui écrasaient les femmes soviétiques. Des études menées par des sociologues à l’époque montrent qu’une large majorité des femmes avait commencé à se prostituer en 1921, au début de la NEP. Une autre enquête menée sur 340 femmes montrait que 84% d’entre elles avait essayé de quitter la prostitution sans succès, faute de trouver un autre emploi. Pour la plupart de ces femmes d’origine ouvrière, et sans qualification, l’emploi antérieur avait été dans les branches de l’économie touchées par les « réductions de coûts ». Mais des rapports montrent que des travailleuses avaient aussi recours à la prostitution pour arrondir leurs fins de mois.

Révolution et émancipation

La situation que l’on vient de décrire montre à quel point il y avait un décalage entre la volonté émancipatrice, libératrice, égalitaire et révolutionnaire des Bolcheviks et des masses soviétiques, exprimée par des lois et des mesures profondément progressistes, et une réalité matérielle qui rendait impossible l’accomplissement jusqu’au bout de ces projets, du moins dans l’immédiat.

En ce sens, la libération des femmes de siècles d’oppression sans une base matérielle conséquente ne pouvait être qu’une « noble utopie ». L’émancipation des femmes est inconcevable sans un accès égal à la formation, sans un salaire indépendant qui permette aux travailleuses de ne pas dépendre du salaire des hommes. Etant donné que dans notre société la tâche de l’éducation des enfants repose majoritairement sur les femmes, la création de crèches gratuites et de tout un réseau de « services sociaux » permettant de tendre vers la « socialisation de l’éducation des enfants » est un élément fondamental de l’émancipation des femmes. Il en va de même pour les tâches ménagères qui devraient elles aussi tendre vers la socialisation à travers de leur prise en charge par des services de l’Etat afin de permettre aux travailleuses d’avoir plus de temps libre. En effet, ici on touche à un autre aspect de la lutte pour l’égalité entre femmes et hommes : son importance politique pour la révolution. La construction du socialisme est un acte conscient, la libération des opprimés sera l’oeuvre des opprimés eux-mêmes. Par conséquent, la libération des femmes du poids de « l’économie domestique » devient un acte politique fondamental pour permettre aux travailleuses d’avoir du temps libre pour réfléchir, débattre et prendre des initiatives sur les questions du socialisme, de la marche de la révolution, des problèmes touchant spécifiquement les femmes, des problèmes politiques quotidiens, pour se former et s’organiser. C’est en ce sens que la première conférence panrusse des ouvrières de novembre 1918 déclarait ceci : « La première conférence panrusse des ouvrières constate une fois de plus que pour celles-ci il n’y a pas de tâches spécifiquement féminines, distinctes des tâches communes du prolétariat, car les conditions de leur émancipation sont les mêmes que celles du prolétariat tout entier, c’est-à -dire la révolution prolétarienne et le triomphe du communisme... au moment où la révolution socialiste universelle se développe, exigeant la plus grande tension de toutes les forces prolétariennes tant pour le développement et la défense de la révolution russe que pour l’organisation socialiste, chaque ouvrier, chaque ouvrière doit devenir un soldat de la révolution, prêt à donner toutes ses forces pour le triomphe du prolétariat et du communisme ; par conséquent la tâche essentielle de l’ouvrière est la participation la plus active dans toutes les formes et aspects de la lutte révolutionnaire, tant sur le front qu’à l’arrière, tant par la propagande et l’agitation que par une lutte armée directe... De plus... constatant que les vieilles formes de la famille et de l’économie domestique comme un lourd fardeau pèsent sur l’ouvrière et l’empêchent de devenir un combattant de la révolution et du communisme et que ces formes ne peuvent être abolies que par la création de nouvelles formes d’économie, la conférence considère que l’ouvrière, en prenant la part la plus active dans toutes les manifestations de la nouvelle organisation, doit porter une attention particulière sur la création de nouvelles formes d’alimentation, de répartition publiques, grâce auxquelles la vieille servitude familiale sera abolie » [14].

On voit clairement alors que cette prise en charge fondamentale des « services sociaux de libération » par l’ensemble de la société à travers l’Etat est impossible sans toucher aux intérêts économiques de ceux qui détiennent les richesses et qui par conséquent tirent profit du maintient de l’oppression de la majorité de l’humanité. Autrement dit, pour la libération des femmes, et des opprimés en général, la lutte idéologique contre la pensée dominante et les préjugés réactionnaires n’est pas suffisante, il faut lutter pour renverser par la racine tout l’édifice de la société capitaliste. Cette société basée sur l’exploitation et l’oppression est irréconciliablement incompatible avec les intérêts des dominés et avec toute lutte pour leur libération. Si l’on prend l’exemple des tâches domestiques, « le capitalisme, avec le développement de la technologie, a rendu possible l’industrialisation et, donc, la socialisation des tâches domestiques. Cependant, si cela n’est pas une réalité aujourd’hui c’est justement parce qu’une partie des profits des capitalistes repose sur le travail domestique [nécessaire à la reproduction de la force de travail] non payé aux travailleurs et aux travailleuses. (…) Encourager la culture patriarcale selon laquelle les tâches ménagères sont « naturelles » aux femmes permet que ce « vol » des capitalistes reste invisible et aussi que le travail domestique qui repose essentiellement sur les femmes et les petites filles devienne invisible  » [15].

La Révolution d’Octobre 1917 a été en ce sens une extraordinaire tentative de libération du genre humain. Cette première « grande aventure » des opprimés et exploités pour essayer de s’émanciper a été marquée par d’énormes difficultés, notamment la pauvreté et le retard économique et culturel hérité de l’ancienne société, l’agression militaire, économique et politique de l’impérialisme et l’isolement dans lequel très vite s’est trouvé le jeune Etat ouvrier. Dans ces conditions, les possibilités de développer les forces productives du pays pour accroitre les richesses, constituant la base matérielle pour l’égalité, étaient très limitées. L’extension de la révolution notamment vers les pays capitalistes les plus développés était fondamentale pour cela.

Ces conditions difficiles ont favorisé la prolifération d’arrivistes de tout type à la recherche de privilèges au milieu d’une société dévastée par la misère. Peu à peu le parti Bolchevik a vu ces individus s’emparer de postes de responsabilité dans le Parti et dans l’Etat. La NEP favorisant une certaine accumulation privée, favorisera l’enrichissement des Koulaks, l’augmentation des inégalités et des privilèges des membres de l’appareil et ses proches. Ce seront ces éléments « conformés avec ces résultats de la révolution » qui constitueront la base sociale sur laquelle s’appuiera la bureaucratie montante au sein du parti et de l’Etat dont la principale figure était Staline. La bureaucratie stalinienne se présentera alors comme une garante de « l’ordre et la paix » tant souhaitée par ces secteurs sociaux privilégiés. En ce sens, la prise du pouvoir par le stalinisme en URSS représente clairement une contre-révolution politique au sein même de l’Etat ouvrier. Il trahira toutes les idées et les aspirations libératrices et révolutionnaires portées par le parti Bolchevik et les masses soviétiques opprimées. Le stalinisme représentait la « réaction sur toute la ligne ». Non seulement parce qu’au moment où les travailleurs et les masses soviétiques avaient impérieusement besoin de l’aide des travailleurs des pays impérialistes il élaborait la théorie réactionnaire de la « construction du socialisme dans un seul pays », mais parce que cette réaction touchait tous les recoins de la vie sociale et politique en Union Soviétique. Par conséquent, la conception de la libération des femmes ne pouvait pas y échapper. En effet, sous la domination du stalinisme on est revenu sur plusieurs droits fondamentaux des femmes comme le droit à l’avortement, on a commencé à exalter la famille traditionnelle, en interdisant le divorce et replaçant les femmes dans le rôle de « mère féconde », etc.

Au vu de l’évolution sociale, politique et économique postérieure à la prise du pouvoir par Staline dans l’URSS on ne peut que mieux saisir la grandeur de l’oeuvre des Bolcheviks et des masses soviétiques dans leur tentative de libérer l’humanité des oppressions. Ils ont montré avec une force bouleversante la puissance de l’alliance entre les exploités et opprimés. Malgré des difficultés encore inconnues par les masses et imposées par la réaction la plus abjecte, le pouvoir soviétique n’a jamais négligé l’importance fondamentale et fondatrice qu’avait la tâche de la libération des femmes pour la construction du socialisme. L’exemple de la Révolution d’Octobre est une source d’apprentissage et d’inspiration inépuisable pour les révolutionnaires. En effet, tant que subsistera ce système d’exploitation qu’est le capitalisme, la tâche révolutionnaire de chaque nouvelle génération d’opprimés sera avant tout une tâche de destructionde ce système qui produit et reproduit l’exploitation et l’oppression. Mais ces générations auront aussi une tâche révolutionnaire créatrice fondamentale. Celle de poser les premiers fondements d’une société libérée des dominations et des violences de l’oppression. Ce n’est qu’alors que pourront se développer dans toute leur splendeur les relations humaines débarrassées des déformations marchandes et de rapports de pouvoir écrasants. On peut alors conclure comme le faisait Trotsky dans son testament politique, quelques mois seulement avant d’être assassiné par un agent de Staline en août 1940 : « La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement » !

Flora Carpentier et Philippe Alcoy

Source : Courant Communiste Révolutionnaire du NPA

[1Inès Armand, « L’ouvrière en Russie soviétiste », 1920. Article consultable sur http://www.ccr4.org/L-ouvriere-en-Russie-sovietiste.

[2Alexandra Kollontaï, « La famille et l’Etat communiste », 1920 (http://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1918/11/famille.htm).

[3GOLDMAN Wendy, La mujer, el Estado y la revolución. Polà­tica familiar y vida social soviéticas 1917-1936 ; Ediciones IPS, 2010 [1993], page 111. Version originale en anglais (Women, the state and revolution : Soviet family policy and social life, 1917-1936) disponible sur Google Books : http://books.google.fr/books?id=zD9p0pSBBv4Cprintsec=frontcoverhl=frsource=gbs_ge_summary_rcad=0#v=onepageqf=false.

[4Idem, p. 112.

[5Idem, p. 118.

[6TROTSKY Léon, « La nouvelle politique économique des Soviets et la révolution mondiale », 14 novembre 1922 (disponible sur : http://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/11/lt19221114.htm#politique).

[7GOLDMAN Wendy, La mujer, el Estado y la revolución…, p. 118-119.

[8Sources MASHEVA B., « Zhenskii trud v 1931 godu », cité par W. GOLDMAN, op. cit p. 122.

[9GOLDMAN Wendy, La mujer, el Estado y la revolución…, p. 122.

[10Idem, p. 123.

[11Idem, p. 123-124.

[12Idem, p. 125.

[13Idem, p. 124.

[14Cité par I. Armand, op. cit.

[15Andrea D’Atri, Pan y Rosas, Ediciones las Armas de la crà­tica, 2004, page 22.


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LA CRISE, QUELLES CRISES ?
Eric TOUSSAINT, Damien MILLET
Les médias et les économistes de la tendance dominante donnent généralement à propos d’un phénomène aussi profond qu’une crise des explications partielles, partiales et biaisées. Cette vision teintée de myopie caractérise tout ce qui touche aux questions économiques. Damien Millet et Eric Toussaint en spécialistes de l’endettement lèvent le voile sur les racines profondes et durables du déséquilibre économique qui caractérise toute la vie sociale. En 2007-2008 a éclaté la crise (…)
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Je suis pour la vérité, peu importe qui le dit.
Je suis pour la justice, peu importe en faveur ou au détriment de qui.

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