Il y a quelques années, Kadhafi semblait réaliser ce qu’il avait fait - qu’il avait entraîné la Libye, et lui-même avec, dans une impasse quasi-utopique - et il a tenté de s’en sortir. Dés 1987 il faisait des expériences avec le libéralisme : autorisant des commerces privés, limitant les pouvoirs des Comités Révolutionnaires, autorisant les Libyens à voyager dans les pays voisins, rendant les passeports confisqués, libérant des centaines de prisonniers politiques, invitant les exilés à rentrer avec des garanties qu’ils ne seraient pas persécutés, et même rencontrant des dirigeants de l’opposition pour étudier une éventuelle réconciliation tout en reconnaissant que de graves abus avaient été commis et que la Libye n’était pas un état de droit. Ces réformes impliquaient un glissement vers un gouvernement constitutionnel, l’élément le plus remarquable étant la proposition de Kadhafi de codifier les droits des citoyens et les délits punissables, ce qui était censé mettre fin aux arrestations arbitraires. Ce projet fut stoppé net par les sanctions internationales imposées en 1992 au lendemain de l’attentat de Lockerbie : un état d’urgence qui a renforcé l’aile conservateur du régime et écarté le risque de réformes pendant plus de 10 ans. Ce ne fut qu’en 2003-2004, après le paiement en 2002 par Tripoli d’une grosse somme d’argent aux familles endeuillées (et après avoir déjà remis Abdelbaset Ali al-Megrahi et Al Amin Khalifa Fhima à la justice en 1999), que les sanctions furent levées et qu’un nouveau courant réformiste dirigé par le fils de Kadhafi, Saif al-Islam, vit le jour.
Il y a quelques années, dans les cercles proches du gouvernement Blair - surtout dans les médias et chez les universitaires - il était de bon ton de parler du réformisme de Saif al-Islam. Il est désormais de bon ton de lui jeter l’opprobre comme le fils de son affreux père. Les deux affirmations sont inexactes et ne sont formulées que pour se justifier. Saif al-Islam avait commencé à jouer un rôle significatif et constructif dans les affaires d’état libyennes, en convaincant le Groupe Combattant Islamique Libyen (GCIL) de cesser sa campagne de terrorisme en échange de la libération de prisonniers en 2008, en promouvant une série de réformes concrètes et en suggérant la reconnaissance formelle des Berbères par le régime. Il est irréaliste de penser qu’il aurait pu remodeler la Libye en une démocratie progressiste s’il avait succédé à son père, mais il reconnaissait certainement les problèmes de la Jamahiriya et la nécessité de réformes profondes. L’éventualité d’une voie réformiste menée par Saif a été brisée par les évènements de ce printemps. Ne peut-on faire un parallèle avec les sanctions internationales imposées au lendemain de l’attentat de Lockerbie qui ont interrompu les initiatives de réforme ?
Depuis février, il a sans cesse été répété que le gouvernement Libyen était responsable à la fois pour l’attentat contre un discothèque de Berlin le 5 avril 1986 et l’attentat de Lockerbie le 21 décembre 1988. La nouvelle de la fin violente de Kadhafi fût accueillie avec satisfaction par les familles des victimes américaines de Lockerbie, pleines d’amertume à l’égard d’un homme que le gouvernement US présentait comme le commanditaire de l’attentat contre le vol 103 de la Pan Am. Mais de nombreux observateurs informés ont émis des doutes sur ces deux histoires, surtout Lockerbie. Jim Swire, porte-parole de UK Families Flight 103 (Familles du Vol 103), dont la fille a été tuée dans l’attentat, a exprimé de façon répétée son insatisfaction devant la version officielle. Hans Köchler, un juriste autrichien désigné par l’ONU comme observateur indépendant au procès, s’est déclaré préoccupé sur le déroulement du procès (notamment en ce qui concerne le rôle de deux officiels du Département de Justice US qui étaient assis à côté des procureurs écossais et qui semblaient leur donner des instructions). Köchler a décrit la condamnation d’al-Megrahi comme un « déni de justice flagrant ». Swire, qui lui aussi a assisté à tout le procès, a ensuite lancé la campagne Justice pour al-Megrahi. Dans une courte biographie de Kadhafi diffusée sur la chaîne BBC World Service dans la nuit du 20 octobre, John Simpson s’est abstenu de répéter ces accusations, en indiquant simplement que l’attentat à Berlin a « peut-être été ou pas l’oeuvre de Kadhafi », une formule honnête qui laisse place au doute. Sur Lockerbie, il a dit que Libye avait été par la suite « désignée comme seule et unique coupable », une formule tout à fait exact.
Il est souvent affirmé par les fonctionnaires britanniques et américains et la presse occidentale que la Libye a reconnu sa responsabilité pour Lockerbie en 2003-2004. C’est faux. Comme partie de l’accord avec Washington et Londres, qui comportait le versement par la Libye de 2,7 milliards de dollars aux 270 familles des victimes, le gouvernement libyen, dans une lettre au président du Conseil de Sécurité de l’ONU, a indiqué que la Libye « a facilité la présentation devant la justice des deux suspect accusés de l’attentat contre le vol 103 de la Pan Am, et assume la responsabilité pour les actions de ses officiels ». Il devint évident que cette phrase avait été négociée entre les gouvernements libyen et britannique (et peut-être américain aussi) lorsque Jack Straw la répéta mot pour mot devant la Chambre des Communes. Sa formulation permettait au gouvernement (britannique) de laisser entendre que la Libye était effectivement coupable, tout en laissant la possibilité à Tripoli d’affirmer qu’il n’avait rien dit de la sorte. La déclaration ne mentionne même pas le nom d’al-Megrahi et reconnaît encore moins sa culpabilité ou celle du gouvernement libyen. De plus, tout gouvernement qui se respecte signerait une déclaration de principe général reconnaissant sa responsabilité pour les actions de ses représentants. La position de Tripoli fut explicitée par le premier ministre, Shukri Ghanem, le 24 février 2004 dans le programme Today : il a clairement expliqué que le paiement de l’indemnisation ne constituait pas un aveu et que le gouvernement libyen avait « acheté la paix ».
Les éléments de preuve admis par l’Occident pour juger Kadhafi coupable n’étaient pas très concluants. Le doute sur l’attentat de Lockerbie a donné naissance à des théories alternatives sur les véritables commanditaires, théories évidemment qualifiées de « théories du complot ». Mais le dossier de l’accusation dans le procès de Lockerbie était lui-même une théorie du complot. Et les maigres éléments à charge auraient du aboutir à un acquittement sur les bases d’un « doute raisonnable » ou du moins, comme le prévoit la loi écossaise, pour « absence de preuves », plutôt que le verdict clair et net de « coupable » qui fut prononcé, assez étrangement, contre un seul des deux accusés. Je ne prétends pas connaître la vérité sur l’affaire Lockerbie, mais les Britanniques pardonnent difficilement les auteurs d’atrocités commises contre un des leurs ou un de leurs amis. Je comprends donc mal comment le gouvernement britannique a pu se résigner en 2003-2005 à accueillir à nouveau la Libye si Kadhafi était réellement coupable. Et eu égard au nombre de victimes écossaises dans l’attentat, il est également difficile de croire que des politiciens du SNP (parti écossais au pouvoir - NdT) aient pu demander la libération d’al-Megrahi s’ils pensaient que le verdict avait été juste. L’hypothèse que la Libye, Kadhafi et al-Megrahi ont pu être piégés est tout à fait sérieuse. Dans ce cas, il en résulte que toutes les interruptions dans les réformes à partir de 1989, lorsque le régime a resserré les boulons au cours de la tourmente provoquée par les sanctions économiques internationales, ainsi que les souffrances matérielles endurées par le peuple libyen au cours de cette période et l’aggravation des conflits internes (notamment la campagne terroriste islamiste du GCIL entre 1995 et 1998), pourraient toutes être imputées en quelque sorte à l’Occident.
Quelles que soient les responsabilités, la Jamahiriya a survécu, intacte pour l’essentiel, jusqu’en 2011 : un état caractérisé par l’absence de partis politiques, l’absence d’associations, de presse ou de maisons d’édition indépendantes et comme corollaire la faiblesse de la société civile, les dysfonctionnements des institutions formelles du gouvernement, la faiblesse des forces armées et le caractère indispensable de Kadhafi lui-même en tant qu’instigateur de la révolution. Après 42 ans de règne de Kadhafi, le peuple Libyen, sur le plan politique, n’était pas plus avancé qu’il ne l’était le 31 août 1969.
La Jamahiriya était donc vulnérable aux défis internes dés que les mouvements de masse arabes autour des questions de dignité humaine et de droits des citoyens furent déclenchés. La tragique ironie est que les caractéristiques de la Jamahiriya qui la rendaient vulnérable au Printemps arabe étaient aussi, de par leur combinaison, les mêmes qui empêchaient toute émulation de la Tunisie ou de l’Égypte. Les facteurs qui ont permis une évolution fondamentalement positive dans ces deux pays une fois les protestations de masses déclenchées n’étaient pas présents en Libye. En Tunisie et en Egypte, la population avait une plus grande expérience en matière de militantisme ce qui a donné aux protestations une certaine sophistication, une cohérence et un sens de l’organisation. Le fait qu’aucun des deux dirigeants n’étaient des fondateurs a permis de faire le distinction entre les protestations contre le président et ses partisans et la rébellion contre l’état : le patriotisme des manifestants n’a jamais été remis en cause. Et dans les deux cas, le rôle des forces armées fut cruciale : plus loyales envers l’état et la nation qu’en&vers un dirigeant en particulier, elles ont pu jouer le rôle d’arbitre et faciliter une sortie de crise sans mettre l’état en péril.
Rien de tout ceci ne s’appliquait dans le cas de la Libye. Kadhafi était le fondateur de la Jamahiriya et le garant de sa continuité. Les forces armées étaient incapables de jouer un rôle politique indépendant. L’absence de toute tradition d’opposition pacifique et indépendante a transformé la révolte populaire en une révolte brute, incapable de formuler des revendications que le régime aurait pu accepter. Au contraire, la révolte constituait un défi à Kadhafi et à la Jamahiriya dans son ensemble (et donc à ce qui faisait office d’état).
Les évènements qui se sont déroulés au cours du week-end qui a suivi l’agitation initiale du 15 février laissaient entrevoir trois scénarios possibles : un effondrement rapide du régime suite à un soulèvement populaire général ; un écrasement de la révolte après une reprise en main par le régime ; ou - avant la première résolution - le début d’une guerre civile. Si la révolte avait été immédiatement écrasée, les conséquences pour le Printemps arabe auraient été graves mais pas forcément plus que pour les événements à Bahreïn, au Yémen ou en Syrie ; l’opinion publique arabe était depuis longtemps habituée à l’idée que la Libye était un pays à part et les événements qui s’y déroulaient n’avaient donc que peu d’impact sur elle. Si la révolte avait provoqué l’effondrement rapide du régime, la Libye aurait pu sombrer dans l’anarchie. Un Somalistan pétrolier au bord de la Méditerranée aurait eu des répercussion déstabilisatrices chez tous ses voisins et porté un coup aux perspectives d’un développement de la démocratie, en Tunisie en particulier. Une longue guerre civile, bien que meurtrière, aurait pu donner à la rébellion le temps de s’organiser et devenir un centre de pouvoir alternatif et se préparer ainsi à la tâche de créer un gouvernement en état de fonctionner, dans l’éventualité d’une victoire. Et même dans le cas d’une défaite, une telle rébellion aurait sapé les bases de la Jamahiriya et entrainé sa chute. Aucun de ces scénarios ne s’est produit. A la place, il y a eu une intervention militaire des puissances occidentales sous couvert de l’OTAN et de l’autorité des Nations Unies.
Comment analyser ce quatrième scénario selon les principes démocratiques qui ont été invoqués pour justifier une intervention militaire ? Il n’y a pas de doute que de nombreux Libyens considèrent l’OTAN comme leur sauveur et que certains aspirent véritablement à la démocratie pour leur pays. Malgré cela j’ai été fortement choqué lorsqu’on a commencé à envisager une intervention et je me déclare toujours opposé, même après une victoire apparente, parce que je considère que l’argument de la démocratie aurait du produire une toute autre série d’évènements.
(à suivre)
Traduction « il fallait bien se mettre à trois » par VD, CL et Emcee (des bassines et du zèle) pour le Grand Soir avec probablement moins de fautes et de coquilles que d’habitude.