RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

Du bon usage de l’épée

« Les formes parlementaires ont "historiquement fait leur temps" . C’est vrai au sens de la propagande. Mais chacun sait que de là à leur disparition dans la pratique, il y a encore très loin »
V.I. Lénine

« Dans leur manifeste ils se définissent comme les sans-emplois, les mal-rémunérés, les sous-traités, les précaires, les jeunes, ce sont tous ces gens là mais ce ne sont personne concrètement. N’importe qui peut se joindre à eux si, comme ils disent, il en a assez des politiques et des pouvoirs économiques » (1). Ainsi présente le mouvement du 15M (15 mai) la chaine de télévision espagnole, la Primera, le lendemain du lancement de cette mobilisation. Depuis, nous l’avons vu, le mouvement s’est consolidé sur la place madrilène de la Puerta del Sol et a créé une contagion dans l’ensemble des grandes ville de la péninsule ibérique. Dans les images, du monde, beaucoup de jeunes. Des scènes que l’Espagne n’avait plus vues depuis bien longtemps.

Etranglée par les différentes mesures de rigueur que lui applique le gouvernement socialiste, l’Espagne se trouve actuellement dans une situation économique et sociale critique. Malgré une grève générale l’année dernière, et une autre, en janvier 2011, la classe ouvrière et la jeunesse espagnoles n’ont pas su arrêter le rouleau compresseur économique. A cela s’ajoute la lâcheté des deux principaux syndicats (UGT et CCOO) qui ont déserté l’arène dès lors où ils ont signé un accord avec le gouvernement en pleine lutte pour les retraites. L’âge légal de celles-ci ayant atteint désormais 67 ans. Cet abandon des organisations syndicales et l’éternel jeu de chaise musicale qu’opèrent les deux principaux partis politiques (le Partido Popular et le Partido Socialista Obrero Español) ont amené une large partie de la population du pays au rejet unanime de toutes ces formes d’organisations, voire même de la politique en général. Il en résulte un cocktail colérique qui a explosé ces jours-ci et qui s’est traduit par des occupations spontanées de places publiques sans drapeau, sans signe distinctif d’appartenance à une quelconque organisation politique. Une mobilisation populaire qui a surpris surtout provenant d’une jeunesse considérée comme peu politisée bien plus enclin aux soirées festives qu’aux manifestations. Il ne s’est pas trompé celui qui a inscrit sur une pancarte : "menos botellón y mas revolución" , moins de "beuveries" et plus de révolution.

Le pacifisme affiché des personnes mobilisées n’a, quant à lui, pas su éviter la répression des forces de l’ordre. Le vendredi 27 mai, la police catalane, los "mossos d’Esquadra" ont sauvagement tenté de déloger la Plaza de Catalunya à Barcelone (2). Une opération qui s’est soldée par plus de 120 blessés et qui, naturellement, a gonflé les rangs des protestataires en solidarité face aux brutalités policières (3). Le "Conseiller d’Interior" (conseiller de l’intérieur, en Catalogne) Felipe Puig a voulu affirmer son soutien aux policiers déclarant que ces derniers avaient agi « avec les principes opportuns, de manière proportionnée, avec logique, et en plus avec la raison, avec prudence et avec réserve » (4). Il n’en aura pas fallu bien plus pour attiser la colère des catalans. Le propre conseiller s’est retrouvé chahuté lors d’une visite à un centre culturel municipal par une centaine de jeunes réclamant sa démission (5). Traditionnellement considérée comme rivale de la capitale catalane, Madrid s’est montrée extrêmement solidaire des mobilisés de Barcelone. Comme un pied de nez à ceux qui agitent la haine inter-régionaliste, on a pu entendre les Madrilènes crier « Barcelona no esta sola » (Barcelone n’est pas seule) (6).

Venu perturber les élections municipales et "autonomicas" (provinciales) du 22 mai, le réveil du peuple espagnol s’est également heurté à une réalité politique concrète : le rejet du jeu politique institutionnel de manière spontanée a laissé le pouvoir aux mains de la droite la plus réactionnaire qui a remporté l’échéance électorale, profitant de la sanction imposée au parti socialiste. La colère des Espagnols ne s’est pas traduite par un vote massif sur un petit parti politique de gauche alors que les différentes revendications du mouvement pouvaient y trouver un certain écho. « El pueblo unido, no necesita partido » (le peuple uni, n’a pas besoin de parti) pouvait-on lire sur la Puerta del Sol (7), symbole d’une dérive gauchiste encouragée par certains courants. Méfiant dès le départ, le Parti Communiste des Peuples d’Espagne (PCPE) s’est rapidement prononcé de façon critique sur ces mobilisations : « La militance communiste a suffisamment d’expérience accumulée, à travers des décennies de lutte, pour savoir que les idées ne survivent pas sans organisation, et encore moins des idées si diverses d’un mouvement qui se fixe pour objectif d’affronter le pouvoir établi ; avec à chaque fois des moyens plus sophistiqués pour dynamiter les possibles éruptions incontrôlées qui peuvent surgir dans des moments comme celui-ci » (8).

Outre la répression que l’état n’hésite pas à appliquer lorsque cela lui paraît nécessaire, comme le prouvent les événements de Barcelone, il est intéressant de contempler le traitement médiatique d’un tel mouvement de la part des médias espagnols. Alors que ceux-ci n’hésitent pas à qualifier des contrôleurs aériens de "preneurs d’otages" lorsqu’un mouvement de grève éclate (9), dans ce cas précis, les mobilisés ont subi une couverture médiatique plutôt correcte, leur accordant unanimement l’appellation "de indignados" (d’indignés). De même, alors qu’en général il est rarement fait mention de soutien internationaux vis à vis de mouvements de protestation, là , un journal comme elmundo.es n’hésita pas à titrer le jeudi 19 mai 2011 : « les Indignés traversent les frontières » (10) allant même jusqu’à relayer les plateformes sur lesquelles on pouvait se tenir au courant des rassemblements. Alors qu’en France les informations sur les événements espagnols ont mis un certain temps avant d’occuper une place méritée (voir l’analyse média sur le site acrimed.org (11) ), les sites d’informations espagnols ont rapidement informé sur les « 200 indignados » rassemblés devant le consulat espagnol à Paris (12) puis par la suite sur ceux de Bastille (13).

Il est certain que la forme de mobilisation choisie (des rassemblements spontanés, organisés et pacifiques, majoritairement de jeunes) est difficile à dénigrer aux yeux de "l’opinion publique" . Mais cela n’explique pas entièrement la différence de traitement qui s’applique aux différents mouvements. Le déchaînement de violence médiatique qu’ont souffert les contrôleurs aériens en automne 2010 visait surtout à discréditer la "grève" en tant que telle, la rattachant à un "blocage" à l’encontre "d’otages" . Rappelons même qu’à cette occasion le ministre de l’intérieur, Rubalcaba, n’hésita pas à envoyer l’armée pour obliger les grévistes à reprendre le travail ! Dans le cas présent, malgré l’interdiction officielle des campements, aucune évacuation manu militari n’a été mise en place (à part le cas de Barcelone). Le même Rubalcaba, pourtant si prompt à mater les contrôleurs aériens, s’est montré ici plus patient, se contentant « d’émettre la possibilité » d’une évacuation de la Puerta del Sol, et ce à la demande des commerçants de la place (14).

Pourquoi une telle différence de traitement, médiatique et policier, de la part du pouvoir ?Certes, il s’agit là d’un mouvement massif qui a su acquérir une importante notoriété obligeant la Réaction à une attitude plus délicate. Mais sans doute l’absence de direction politique claire, et surtout l’absence d’une traduction politique institutionnelle du mécontentement "rassure" pour le moment l’oligarchie espagnole. Alors que le mouvement réclame une "démocratie réelle, maintenant" et s’oppose au système, aucun drapeau ni slogan républicain ne semble prédominer dans le mouvement. Aucun parti de gauche (j’entends à la gauche du PSOE) n’y est ouvertement actif. La volonté de se réclamer "apolitique" par une partie des manifestants désarme, involontairement, la classe ouvrière et la jeunesse du pays. Aussi motivés et sincères qu’ils puissent être, les manifestants ne peuvent pas inscrire leur "révolution" dans le temps s’ils ne détiennent pas l’appareil de pouvoir. Si l’on considère qu’une épée est maniée par un homme malhonnête, faut-il pour autant ressentir du dégoût pour l’arme et rechercher le combat à mains nues, synonyme d’une hypothétique pureté, contre des adversaires armés d’épées, eux ?

Une auto-organisation peut en effet se développer au sein de la place madrilène mais cette substitution temporaire de l’état n’a pour l’instant pas dépassé le stade de "semaines" ni même celui, géographique, de "Sol" et des autres places urbaines espagnoles. La semi-tolérance, pour le moment, de la police, permet aux indignés de continuer à se rassembler. Mais l’illusion d’obtenir là une victoire sur le "système" est dangereux, car le rejet de tout ce qui se rapporte à la politique revient à laisser celle-ci à une classe dominante qui, elle, a conscience de cet outil et de son efficacité. Le discours du « tous pourris » ne sert que l’ordre établi. La colère s’est exprimée en Espagne, et la mobilisation des femmes et des hommes dans le pays marque le début d’une ère de changement, mais "’indignation" ne suffit pas sans l’organisation. L’absence de paralysie de l’économie et de l’action des travailleurs risque d’handicaper tout débouché favorable aux "indignés". Espérons que la révolte du pays du Sud se maintienne dans le temps, s’étende, et trouve son chemin jusqu’au pouvoir ; que celui-ci revienne entre les mains de ceux qu’il écrase aujourd’hui. Au moment venu, que les Espagnols saisissent cette épée qui leur revient de droit.

Loïc Ramirez

(1) http://www.youtube.com/watch?v=ySGX7bcAcYs&feature=related

(2) http://www.elpais.com/videos/espana/Brutalidad/desalojar/Plaza/Catalunya/elpepuesp/20110527elpepunac_3/Ves/#

(3) http://www.diariodesevilla.es/article/espana/986884/la/carga/policial/barcelona/reaviva/las/protestas/toda/espana.html

(4) http://www.abc.es/videos-espana/20110527/conseller-interior-mossos-actuan-963616882001.html

(5) http://www.diaridetarragona.com/camp/056120/indignados/valls/abuchean/conseller/puig/piden/dimision

(6) http://www.elpais.com/articulo/espana/Sol/trata/consensuar/manifiesto/ojo/Barcelona/elpepuesp/20110527elpepunac_9/Tes

(7) Témoignage d’un étudiant de l’Université de Nanterre en Erasmus à Madrid

(8) http://pcpe.es/comunicados/item/268-sobre-las-movilizaciones-iniciadas-el-15-m.html

(9) Voir l’article "Preneurs d’otages d’Europe, soulevez-vous !" à l’adresse : http://www.legrandsoir.info/Preneurs-d-otages-d-Europe-soulevez-vous.html

(10) http://www.elmundo.es/elmundo/2011/05/19/internacional/1305800285.html

(11) http://www.acrimed.org/article3601.html

(12) http://www.elnortedecastilla.es/agencias/20110519/mas-actualidad/mundo/unos-indignados-protestan-ante-embajada_201105192159.html

(13) http://www.elmundo.es/elmundo/2011/05/29/internacional/1306692372.html

(14) http://www.elsoplon.net/2011/05/rubalcaba-planea-tomar-sol-en-las-proximas-horas-y-poner-fin-al-campamento-de-los-indignados-2/


URL de cet article 13867
   
Même Auteur
La rose assassinée
Loic RAMIREZ
Vieilles de plus de 50 ans, souvent qualifiées par les médias de narco-terroristes, les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), restent avant tout une organisation politique avec des objectifs bien précis. La persistance de la voie armée comme expression ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’Histoire du groupe insurgé. En 1985, s’appuyant sur un cessez-le-feu accordé avec le gouvernement, et avec le soutien du Parti Communiste Colombien, les FARC lancent un nouveau parti (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

Si j’étais un milliardaire ou un agent du renseignement, je voudrais probablement perturber la gauche au point de faire croire que quelqu’un de "gauche" est celui qui ne conteste jamais l’impérialisme US, ou qui soutient activement l’impérialisme US pour "contrebalancer les oligarques étrangers".

Primo Radical

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.