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Oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan : carrément en dehors de la loi !

Un scandaleux passe-droit

Par Lara Cataldi, 12 novembre 2003

" Par le présent accord, chaque Etat déclare et certifie que le projet de pipeline ne comprendra aucun service destiné au public dans son ensemble sur son territoire qui aurait pour but de satisfaire les besoins courants de la population. Sur son territoire, le projet n’est pas conçu ni ne requiert de fonctionner au service ou dans les intérêts du public. " [Accord intergouvernemental (IGA) passé le 18 novembre 1999 entre l’Azerbaijan, la Géorgie et la Turquie en vue de la construction d’un oléoduc traversant leur territoire (article II §8).]

"Le contrat du siècle", c’est en ces termes que British Petroleum (BP) qualifia l’accord passé avec le gouvernement Azeri le 24 septembre 1994. Conclu douze jours après le coup d’Etat réussi du président Heydar Aliyev, ce marché donne à l’Azerbaijan International Operating Company, dirigée par BP (1), le droit d’exploiter les gisements de gaz et de pétrole d’Azeri-Chirag-Guneshli (ACG) situés en mer Caspienne. Selon BP, ces réserves s’élèveraient à 5,3 milliards de barils de pétrole.

Pour atteindre les marchés mondiaux, l’or noir de la Caspienne ne peut passer par les oléoducs menant aux installations portuaires russes et géorgiennes de la Mer Noire. Ils sont saturés et traversent des zones dangereuses (l’un d’eux traverse la Tchétchénie). Etats de la région, grandes puissances et compagnies pétrolières se sont donc engagés dans une vaste bataille sur différents tracés possibles d’un nouvel oléoduc. Russie ? Iran ? Turquie ? Ou encore par le Turkmenistan, l’Afghanistan puis la Chine ? C’est finalement le tracé le plus cher, mais le plus intéressant politiquement pour les Etats-Unis et l’Europe, qui a été retenu. Son trajet - Baku (Azerbaijan), Tbilissi (Géorgie), Ceyhan (Turquie) - évite à la fois la Russie, l’Afghanistan, l’Iran et le Bosphore…

Les "bons" tuyaux de BTC

Ce projet transcaspien connu sous le nom d’oléoduc BTC est développé par un consortium dirigé et dominé par BP (2). A partir de 2005, un million de barils de brut devrait passer chaque jour par les 1760 km de tuyaux reliés au terminal pétrolier de Yumurtalik, à côté de la ville de Ceyhan sur la côte méditerranéenne de Turquie. Pour financer cet investissement estimé à 3,6 milliards de dollars, le consortium compte sur un auto-financement de 30%.

Le reste du financement doit provenir d’emprunts. De l’avis même de John Browne, PDG de BP, la rentabilité du pipeline dépend des crédits fournis par les institutions financières publiques comme la Société financière internationale de la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et les agences de garantie contre les risques à l’exportation. Sans ces fonds publics, les créditeurs privés demanderaient des taux d’intérêt si élevés que l’investissement ne serait pas rentable. Même s’il n’a encore obtenu aucune garantie, le consortium a débuté la construction du pipeline en mai 2003. Ce n’est que dans les derniers mois de 2003 que les différents organismes publics se détermineront.

Au vu des rapports d’Amnesty International, de Friends of the Earth et de plusieurs autres ONG, ces différentes institutions ne peuvent pas octroyer de fonds à ce projet sans contrevenir à leurs propres principes éthiques et surtout aux normes fondamentales des droits humains.

Démocratie en quarantaine

" … si quelque accord ou traité national ou international, si une quelconque législation, arrêté, promulgation, décret, accession ou autorisation, toute autre forme d’engagement, de politique, de déclaration ou de permission a pour effet de porter atteinte, d’entrer en conflit ou d’interférer avec la réalisation du Projet ou d’en limiter, diminuer ou affecter négativement la valeur ou un quelconque droit, privilège, concession, indemnisation ou protection accordé par cet accord ou provenant de celui-ci, un changement de loi doit être envisagé[…], les autorités de l’Etat doivent prendre toute mesure à leur portée pour restaurer l’équilibre économique… " [HGA avec la Turquie art. 7.2 (vi) et (xi)]

Le pipeline bénéficie d’un cadre légal spécial constitué de deux accords : l’IGA(3), un accord intergouvernemental entre l’Azerbaijan, la Géorgie et la Turquie et l’HGA (4), ou accord de pays hôte passé entre chacun de ces Etats et le consortium BP. Ratifiés par les parlements et valables durant les 40 à 60 ans de vie de l’oléoduc, ces accords ont été préparés par un bureau d’avocats anglais mandaté par BP. Pour garantir la rentabilité du pipeline, ils limitent les droits des citoyens et font peser de lourdes menaces sur la démocratie.

BP et ses partenaires sont en effet exemptés de l’obligation de respecter toute loi - présente ou future - pouvant déstabiliser "l’équilibre économique" du pipeline. Ces exemptions concernent notamment toute loi ou procédure administrative destinées à respecter les droits humains, les droits des travailleurs et les droits environnementaux. Le consortium est parvenu à remplacer ces obligations par de simples déclarations d’intention : il s’engage à se conformer "aux standards et pratiques généralement appliqués dans l’industrie pétrolière pour des projets similaires". De l’aveu même de BP, ces derniers n’ont jamais été formulés !

Outre les garanties fournies par le droit international, BP et consorts ont obtenu le droit de réclamer des indemnités si les Etats traversés par l’oléoduc prélevaient de nouvelles taxes, édictaient de nouvelles lois ou entreprenant quoi que ce soit pouvant altérer la rentabilité du projet ! La population affectée ne peut ainsi plus faire prévaloir ses droits et obtenir des dédommagements. L’HGA stipule clairement que même pour des motifs de sécurité, de santé ou de protection de l’environnement, l’Etat ne peut rien entreprendre qui affecte négativement les activités du pipeline. Seul un danger imminent et matériel peut justifier une action urgente.

La Turquie, la Géorgie et l’Azerbaijan pourront se trouver dans l’impossibilité de respecter leurs engagements internationaux en matière de droits humains et environnementaux sur tout le tracé de l’oléoduc. En édictant de nouvelles lois d’application de ces traités, ils risquent de devoir indemniser le consortium… C’est en particulier ce qui arriverait à la Turquie si elle accédait à l’Union Européenne !

Intérêt privé = intérêt public !

Comme le relève Amnesty International (5) dans son analyse des accords passés par la Turquie, le consortium et le gouvernement turc ont réinterprété la notion d’intérêt public. L’IGA stipule que le pipeline n’est pas destiné à opérer dans l’intérêt public. Par contre, c’est en vertu de ce même intérêt que la Turquie est habilitée à exproprier les propriétaires des terres requises pour le passage de l’oléoduc. La Turquie s’engage à respecter ses obligations envers le consortium, mais elle se délie de la responsabilité de protéger les droits de la population concernées. Elle doit d’abord assurer la sécurité du pipeline. Que se passera-t-il lorsque les autorités turques feront face aux protestations d’une population en colère contre les expropriations ou autres problèmes liés au pipeline ? Dans le même ordre d’idée, la Turquie garantit au consortium un accès libre et illimité à l’eau. Qu’adviendra-t-il en cas de pénurie ?

L’IGA et l’HGA sont caractéristiques des accords en matière d’investissements directs. Ces contrats créent un univers juridique parallèle où les entreprises acquièrent non seulement des droits au détriment de la population locale mais également de nouvelles voies administratives pour les faire valoir. Les contrats ne sont pas établis selon la législation des Etats signataires. Ce sont des traités internationaux arbitrés par le Centre International de Règlements des différends liés aux Investissements (CIRDI). Cette institution liée à la Banque mondiale est dédiée à la conciliation entre gouvernements et investisseurs privés étrangers. Comme sa mission est également "de promouvoir l’augmentation des investissements internationaux" (6), elle a tendance à placer l’Etat et les investisseurs privés sur pied d’égalité. L’intérêt public défendu par l’un n’a donc pas plus de poids que l’intérêt privé défendu par l’autre... Faut-il dès lors s’étonner que le CIRDI ne cite pas les traités internationaux en matière de droits humains et environnementaux dans la liste des normes dont il se sert pour régler les contentieux ?

Des "traîtres à la patrie"

Aujourd’hui, différents organismes publics sont sollicités pour financer ce pipeline. L’Azerbaijan, la Géorgie et la Turquie tireront évidemment des revenus du passage de l’oléoduc sur leur terre. Mais il est peu probable que cet argent - utilisé en partie pour la sécurité et les besoins en eau du consortium - bénéficie réellement à la population. Les ONG ont dressé une liste des risques liés au projet. Elles mentionnent les risques financiers liés aux engagements de la Turquie pour la construction de l’oléoduc, mais également la corruption, la pollution de sources d’eaux minérales fournissant la majorité des revenus d’exportation de la Géorgie, la perte de terres cultivables, etc.

Avant même sa construction, l’oléoduc provoque une augmentation des violations des droits humains et notamment de la liberté d’expression dans les trois pays traversés. Ceci n’est pas vraiment exceptionnel dans ces Etats où la torture, la corruption, la répression de minorités religieuses et ethniques relèvent de la pratique courante. Ainsi, dans un discours télévisé, Iiham Aliyev (fils du Président azeri et vice-président de Socar, la compagnie azeri faisant partie du consortium) menaçait de punir toute personne opposée au projet BTC ou critiquant son financement. En Géorgie, plusieurs officiels ont traité les citoyens inquiets des conséquences du pipeline de "traîtres à la patrie". En mars 2003, des représentants italiens et anglais d’ONG, venus enquêter sur les activités liées à la construction de l’oléoduc, ont été constamment suivis et arrêtés par la police turque. Leur rapport de mission est éloquent. Il fait état d’une croissance des détentions arbitraires notamment dans le Nord-Est peuplé à 30% de Kurdes. Il dévoile également que les études d’impact sur l’environnement ainsi que les programmes de déplacement de populations ont été établis et réalisés sans consulter la population de manière adéquate. Les inquiétudes et les plaintes concernant les procédures et le paiement effectif de compensation en cas d’expropriation se multiplient tant en Turquie, qu’en Géorgie et en Azerbaijan (7).

Retour au droit des gens

Constatant que l’oléoduc BTC ne peut pas être construit dans le respect des droits humains, des droits des travailleurs et des droits environnementaux, les ONG - dont la Déclaration de Berne - demandent un moratoire sur sa construction et son financement. Elles demandent la révision des accords IGA et HGA. Ces derniers doivent permettre aux Etats de se conformer à leurs obligations relatives aux droits humains et environnementaux. Il faut d’autre part que les fonds éventuellement dégagés par les institutions financières internationales contribuent réellement à réduire la pauvreté et à garantir le respect effectif de ces droits.

De tels accords bilatéraux permettant de délier les investisseurs de l’obligation de respecter les droits fondamentaux sont inacceptables. Il est inadmissible de voir tant les Etats que les institutions internationales mettre plus de soins à éloigner les risques financiers des investisseurs plutôt qu’à éviter les risques pesant sur les personnes et sur l’environnement. Il existe un droit international codifiant les droits humains et environnementaux. Celui-ci devrait lier non seulement les Etats, mais également les investisseurs privés et les organisations telles que la Banque mondiale. L’exemple de cet oléoduc montre que ce n’est pas le cas. Cet état de fait n’est pas tolérable.

Lara Cataldi

Notes :

1) BP détient 34,1% des parts de cette holding qui comprend d’autres compagnies pétrolières dont : Socar, Exxon, Statoil, TPAO, Unocal etc. Aucune autre entreprise n’a plus de 10% des parts.

2) Le consortium (site internet : www.caspiandevelopmentandexport.com) est formé de BP (GB) (30.1%), Socar (Azerbaijan), Unocal, ConocoPhillips (USA), Statoil (Norvège), TPAO (Turquie), Eni (Italie), TotalFinaElf (France), Itochu, Inpex (Japon) et Delta Hess (USA et Arabie S.).

3) IGA : Inter-Governmental Agreement

4) HGA : Host Government Agreement (ces accords, ainsi que bien d’autres informations au sujet du pipeline, dont la brochure "Some Common Concerns," sont disponibles sur le site www.baku.org.uk)

5) "Human Rights on the Line, the Baku-Tbilisi-Ceyhan pipeline project," Amnesty International UK, Londres, mai 2003 (téléchargeable sur leur site).

6) Présentation du CIRDI : www.worldbank/icsid

7) Les rapports de mission évoqués ici sont disponibles sur : www.baku.org.uk et www.bankwatch.org. Voir également la campagne menée par Friends of the Earth.

Source : Déclaration De Berne www.evb.ch

*** *** ***
- Voir aussi :

Luttes pour le droit

Un vaste réseau d’organisations non gouvernementales (ONG) azeris, géorgiennes, turques, anglaises, italiennes, américaines etc. s’est mobilisé pour faire prévaloir le droit sur les intérêts particuliers des compagnies pétrolières engagées dans la construction de l’oléoduc Baku, Tbilissi, Ceyhan (BTC).

Lire : http://www.evb.ch/index.cfm?page_id=2638&archive=none

Communiqué de presse

6 novembre 2003

Une décision scandaleuse : la Banque mondiale accepte de financer le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan
Lausanne, le 6 novembre 2003

La Déclaration de Berne critique vigoureusement la décision prise par la Société financière internationale de financer la construction du pipeline de 1800 km qui reliera la mer Caspienne à la Méditerranée. Ce grand projet ignore les conventions internationales et les règles internes à la Banque mondiale relatives aux droits humains et environnementaux.

Lire : http://www.evb.ch/index.cfm?page_id=2621

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