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Argentine : Travail d’esclave et surexploitation, par Verónica Gago.


A l’ encontre, 27 mai 2006.


Après l’écroulement économique qu’a connu l’Argentine au début des années 2000, la presse économique ne manque pas d’insister, à partir d’indices macro-économiques, sur la « relance » de l’économie, sur les prouesses des exportations.

Beaucoup plus rares sont les descriptions ou les analyses qui se centrent sur l’extension des formes de précarisation et de surexploitation. Certes, il est aisé d’affirmer que le niveau d’activité économique en 2005 a été de 5,8% supérieur à celui de 1998, année où commence à se déclencher la crise. Par contre, la part des revenus populaires dans le produit intérieur brut, selon les calculs effectués par la CTA (Centrale des travailleurs d’Argentine) sur la base des données officielles, se situe 5 points en dessous du niveau atteint en 2001 !

Les 1000 entreprises les plus importantes d’Argentine ne regroupent que 10% des travailleurs enregistrés, c’est-à -dire de ceux qui ne sont pas précarisés.

La formule « travail d’esclave » a pris son essor dans les médias, lors de la « découverte », début 2006, de nombreux ateliers clandestins « utilisant » des travailleuses et travailleurs boliviens.

L’article publié ci-dessous illustre combien la crise du capitalisme argentin s’est traduite par une hausse massive de l’exploitation, cela dans un contexte de concurrence internationalisée entre salarié·e·s. - Réd.



Travail d’esclave et surexploitation


Ce n’est pas uniquement dans le secteur textile que le travail se caractérise par son aspect informel et une production payée à la pièce ou à la tâche. De même, dans les emplois dans le commerce de détail, les supermarchés, les centres d’appel et de démarcharge par téléphone ainsi que dans la construction existe ce type de « rapport salarial ». Il est aussi en vigueur dans les grandes et moyennes entreprises qui utilisent des travailleurs temporaires ou sous-traitent des activités. On trouve également des situations de ce genre dans la filière du conditionnement du poisson et dans certains segments du travail agricole, comme la récolte de fruits au sud et au nord du pays, et la récolte de canne à sucre dans la province de Tucumán. Et il convient encore d’ajouter les sous-traitances qu’organise le secteur public pour les tâches de nettoyage et d’entretien. Ce paysage des rapports de travail met en évidence une tendance qui est en train de se généraliser : celle de la surexploitation du travail. Il ne s’agit plus de l’idée à consonance morale du "travail d’esclave", popularisée à propos des ateliers de textile employant des Boliviens, mais d’une réalité beaucoup plus étendue, et qui est à la racine des gains extraordinaires entraînés par cette surexploitation.

Aujourd’hui, en Argentine, plus de 39% de la main-d’oeuvre occupée travaille en moyenne 12 heures par jour. Outre l’extension de l’horaire de travail, les emplois soumis à surexploitation sont caractérisés par une « précarisation contractuelle » - en réalité, ledit travail au noir - et par des salaires extrêmement fluctuants qui se situent souvent au-dessous du minimum légal. Les conditions de travail - aussi bien en ce qui concerne le milieu ambiant de travail que les conditions sanitaires qui y règnent - sont souvent à haut risque. Cela se traduit par une augmentation rapide des accidents de travail. Le taux élevé de chômage et un modèle centré sur l’exportation utilisant le moins de main-d’oeuvre possible constituent l’autre volet de cette surexploitation qui, dans les pays périphériques, constitue « un avantage comparatif » pour les entreprises. Plus que du « travail d’esclave », ce que l’on constate sur le marché du travail argentin est une forme organisationnelle et productive du travail précaire pour de vastes secteurs, ayant pour conséquence une main-d’oeuvre toujours plus segmentée et hiérarchisée.

Ce phénomène n’est pas seulement local. Etant donné la concurrence internationale féroce à laquelle est soumise la production, la surexploitation du travail devient une exigence croissante bien au-delà d’un îlot isolé ou de quelques branches ou espaces géographiques exceptionnels tels que les régions frontalières [allusion à la zone frontière Mexique-Etat-Unis, etc.]. La surexploitation se nourrit des niveaux élevés de flexibilisation du travail et de la possibilité d’employer des travailleurs et travailleuses temporaires. Ces caractéristiques permettent d’augmenter la productivité du travail et en même temps de payer ce dernier de moins en moins par rapport à ce qu’il produit. Dans le sillage des processus de privatisation, de sous-traitance et de désindustrialisation, un certain type de régulation étatique et institutionnelle soutient cette reconfiguration du monde du travail ; reconfiguration que les instances étatiques sont incapables de contrôler.

Héctor Palomino, directeur des Etudes sur les relations de travail au Ministère du travail, considère que durant les années 1990 la politique étatique d’inspection a été désarticulée. Même s’il existe maintenant une « politique d’Etat pour régulariser le travail », il signale que l’un des problèmes, surtout dans le secteur de la confection et de l’industrie textile, est dû au fait qu’une grande partie des travailleurs se trouve dans des établissements de moins de 5 salarié·e·s, établissements qui sont « invisibles » à l’inspection. Lorsqu’il s’agit de quantifier ce glissement vers des formes de travail informelles, les chiffres ne constituent donc que des « approximations indirectes ».


Des extrêmes

C’est dans l’industrie textile qu’apparaissent les traits les plus extrêmes de ces conditions. Mais dans l’industrie du poisson, la paie est misérable pour des horaires quotidiens pouvant atteindre 16 heures par jour, avec des emplois au noir, sans couverture médicale ni de prévoyance sociale.

Mais la situation est également précaire dans des domaines très modernes comme les cabines dans lesquelles des dizaines de jeunes travaillent comme téléopérateurs d’entreprises sous-traitantes, utilisées par des transnationales. Ce qui caractérise ces tâches, davantage que l’extension des horaires, c’est l’intensification du travail et son niveau très élevé de rotation, comme paradigme de la surexploitation.

Dans les régions agricoles, de leur côté, la flexibilisation du travail est introduite de manière hiérarchique : il existe une différentiation croissante entre un groupe réduit de travailleurs stables, qualifiés et mieux rétribués, et un grand nombre de travailleurs et travailleuses occasionnels, moins qualifiés et moins payés, en situation de précarisation sociale.

Selon Claudio Lozano (économiste de la CTA - Centrale des travailleurs d’Argentine), la surexploitation que l’on constate sur l’ensemble du marché du travail découle de deux facteurs clés : un taux de chômage de 14,1% (compte tenu des plans sociaux) et des revenus moyens bas. Le salaire mensuel moyen est de 722 pesos [286 francs suisses] pour les travailleurs ayant un emploi, alors qu’à fin 2005 on estimait que la limite de la pauvreté se situait déjà aux alentours de 860 pesos [341 francs]. « Cette situation entraîne une disponibilité élevée de la force de travail qui impose des limites au salaire moyen, dont l’augmentation se situe bien en dessous de celle du PIB. C’est ce degré élevé de disponibilité de la force de travail qui pèse sur les conditions de l’emploi, permettant ainsi des situations de surexploitation. Le niveau élevé de chômage affecte l’ensemble des secteurs du marché du travail : personne n’échappe à la peur d’aller grossir les rangs de l’armée des chômeurs. »


Découpés en tranches

Les 39% de personnes ayant un emploi travaillent en moyenne 12 heures par jour. Un des cas emblématiques est celui de la filière du conditionnement du poisson, qui occupe 4500 travailleurs précaires dans la seule industrie de Mar del Plata. Tous les jours à minuit, des centaines de personnes se rendent devant les entreprises pour tenter de décrocher un petit boulot : cela signifie que jusqu’à l’arrivée de la cargaison de poisson, ils ne savent pas s’ils seront embauchés pour la journée. Contrairement aux travailleurs regroupés dans des coopératives (qui est une autre forme de sous-traitance), ils doivent chaque jour essayer d’obtenir un « boulot ». Le travail commence à 2 ou 3 heures du matin et dure entre 12 et 16 heures. Chaque travailleur doit fournir tout ce qui est nécessaire pour effectuer le travail (vêtements blancs, bottes, couteaux, planches, etc.). Ce n’est qu’à la fin de la journée qu’il saura combien ce « petit boulot » lui rapportera. En effet, le montant dépend de facteurs tels que le nombre de kilos de poisson découpés, la taille et la qualité du poisson. Actuellement, la journée est payée entre 40 et 70 pesos [entre 16 et 28 francs].


Les invisibles

Il est difficile d’évaluer la situation dans les emplois ruraux et agroindustriels, en particulier dans le secteur de l’exportation de fruits frais et de leurs dérivés. La chercheuse Monica Bendini, du Groupe d’Etudes sociales agraires de l’Université del Comahue [qui a deux bases régionales, l’une dans la province de Neuquén et l’autre dans celle de Rio Negro], a déclaré dans un entretien que la fruiticulture pratiquée à Rio Negro et Neuquén se caractérise par « diverses modalités de sous-traitance qui exercent une influence sur les rapports de travail et sur la persistance de travail non déclaré ». Selon les estimations syndicales, le travail au noir oscille entre 25 et 35%, selon la zone et le type d’unité productive. Dans la province de Mendoza, où la production de fruits atteint des chiffres record, une analyse patronale publiée sur une page web met en évidence une tendance qui n’apparaît pas encore dans les statistiques. En effet, le secteur privé y transmet au gouvernement provincial sa préoccupation que la décision d’avancer le début des classes « ne restreigne la présence, dans les plantations, de beaucoup de mères qui seront prises par le rythme scolaire avec leurs enfants, plus tôt que prévu ». Bendini souligne ainsi une autre modalité de la flexibilisation : « La féminisation du travail dans les cultures ».


La flexibilité

La reconfiguration des divers secteurs obéit à une double flexibilité en fonction, d’une part, de l’introduction de technologies entraînant une réorganisation des processus de production ou la suppression ou modification des postes de travail, et, d’autre part, d’une flexibilité du travail qui déstabilise la condition même du travailleur. Dans de nombreux secteurs de production, ces deux facteurs se combinent pour préparer le terrain à la surexploitation.

Ce sont les répercussions de la réorganisation du secteur du textile entre 1993 et 2003 qui ont créé un contexte où les ateliers de confection clandestins et au noir sont devenus la règle. Selon un rapport de la Cepal [Commission économique pour l’Amérique latine], en effet « cela a provoqué une évolution globale très défavorable en termes de nombre d’ouvriers occupés et de nombre d’heures travaillées dans l’industrie, une stagnation des niveaux de productivité du travail en termes de valeur ajoutée et une réduction persistante des salaires réels perçus par les salariés du secteur ».

Le Secrétariat de l’industrie du Ministère de l’économie commente ainsi la situation des call centers, dont une grande partie sont offshore : « D’importantes entreprises de l’extérieur, dont Motorola, Microsoft, Hewlett Packard, IBM, Sony, Reuters et HBO, ont choisi notre pays pour offrir depuis ici les services de centre d’appel à leurs clients dans différents pays du monde. » Ce secteur, en pleine expansion du point de vue du nombre de personnes employées (il atteindrait 50’000 postes cette année), se développe parce que « l’Argentine compte de nombreux avantages compétitifs dans le coût des principaux investissements qu’exige cette activité : énergie électrique, télécommunications et main-d’oeuvre ». Selon ce même rapport, les coûts de la main-d’oeuvre sont les suivants : « les journées de travail coûtent environ 2,50 dollars l’heure à Cordoba et à Rosario, comparées à 3 dollars l’heure à Buenos Aires, 4,25 dans la Ville de Mexico, 5,25 au Costa Rica et 5,60 au Chili ».

Ainsi, la situation dans les différents secteurs confirme la tendance à une organisation du travail qui fait pression sur l’ensemble du marché de l’emploi, poussant à une flexibilisation généralisée de la main-d’oeuvre et à la surexploitation de quelques segments de la production comme exigence de rentabilité pour les entreprises locales et transnationales qui s’installent dans le pays.

 Traduction : A l’encontre



Les conditions de la libre exploitation


Entretien avec Osvaldo Battistini, collaborateur auprès du Programme de recherches économiques sur la technologie de travail et l’emploi.


Comment caractériser la surexploitation du travail en Argentine ?

- Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, et il ne se limite pas aux seuls cas connus de personnes travaillant avec un statut de quasi-esclavage dans des ateliers clandestins. Cette réalité est au contraire en rapport direct avec un modèle (économique) dont l’objectif principal est de créer des conditions de libre exploitation de la force de travail. Cela a commencé avec la dictature militaire et s’est approfondi sous les deux périodes présidentielles de Menem et de Cavallo [Domingo Cavallo a été directeur de la banque centrale ; plus tard, il devint ministre de l’Economie sous Menem, puis sous la présidence de Fernando de La Rua] : une flexibilisation des emplois et l’augmentation constante du chômage ont permis au patronat d’introduire plus facilement la surexploitation de la force de travail.


Comment cela s’est-il traduit dans les faits ?

- L’Etat a donné aux patrons des signaux qui les incitaient à introduire des conditions contractuelles déterminées par eux seuls. En effet, depuis le milieu des années 1970, l’Etat a pris des mesures qui ont vidé de sa substance l’inspection du travail en supprimant les contrôles sur les conditions de travail, et en déléguant une partie de cette activité à des organismes privés. Depuis l’introduction de la Loi sur les accidents de travail et la création des ART (assurance des risques du travail) ainsi que de la Superintendance des risques du travail, l’Etat faisait clairement passer le message suivant : « ce qui se passe à l’intérieur des entreprises n’est plus un problème public ».


Ce phénomène est-il limité à certains secteurs ?

- Ce problème touche en premier lieu les secteurs les plus appauvris de la population ou des immigrants. Mais le phénomène ne s’arrête pas là . Il faut également voir le nombre de jeunes de la classe moyenne qui sont obligés d’effectuer des heures supplémentaires dans leurs emplois sans que cela soit rétribué ; ou qui apportent une partie de leur travail à la maison, sans que ce travail supplémentaire soit payé, convaincus qu’ils pourront ainsi se faire bien voir par leurs chefs et avoir dès lors une chance d’obtenir de futures promotions. Il faut aussi comprendre que le climat de concurrence entre les individus s’intensifie, ce qui profite à la surexploitation.


Quel rôle joue l’Etat ?

- Il existe bien des lois, mais si personne ne contrôle leur application elles n’ont pas de sens. Le principal coupable de ce qui arrive est celui qui n’exerce pas un contrôle alors même qu’il a le pouvoir de police par rapport aux entreprises. Les entrepreneurs, de leur côté, ont fait pression pour que l’ensemble des mesures de politique du travail de type néolibéral entre en vigueur. Et ce sont eux qui, aujourd’hui, engrangent des taux de profit impressionnants. L’Etat aurait également pu élaborer une politique de contrôle des prix qui tienne compte des revenus du travail.



L’Etat tolère la situation


Entretien avec Pablo Levin, professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires.


Qu’est-ce que l’on entend par surexploitation ?

- Ses manifestations sont multiples, mais il faut souligner que la cause qui génère la surexploitation est absolument nécessaire du point de vue du développement du capitalisme, comme conséquence du processus de différentiation du capital. Dans l’économie, cela s’exprime par le fait que certaines entreprises qui sont au bas de la structure hiérarchisée ne peuvent exister en tant que telles que si elles surexploitent les travailleurs.


Le travail qualifié d’« esclave » doit-il être abordé du point de vue moral ?

- Le problème n’est pas que ces entreprises pourraient être plus gentilles mais ne le veulent pas : la surexploitation est la seule manière pour elles d’exister. Et cela parce qu’à l’autre extrême de la même pyramide, d’autres entreprises obtiennent « normalement » des taux de profit extraordinaires sans elles-mêmes recourir à la surexploitation.


Pourquoi ?

- L’existence conjointe d’une exploitation - que nous pourrions qualifier avec beaucoup de réserves de « normale » - et d’une surexploitation n’est possible qu’à cause de l’énorme masse de chômeurs qui font pression sur les salaires des travailleurs sous-occupés et qui indirectement font pression sur toute la hiérarchie de qualifications des salarié·e·s, qui à son tour reflète la hiérarchie des entreprises.


Quels sont les effets de la dévaluation du peso dans ce scénario ?

- La dévaluation a eu un impact sur le salaire relatif. Au début des années 1970, la somme totale des salaires se montait à plus de la moitié du produit intérieur brut, et encore bien davantage si on le calcule sur le produit net. Cette proportion a beaucoup baissé, et présente actuellement des niveaux qu’on aurait jadis considérés comme incompatibles avec le fonctionnement de l’économie. Cela masque l’augmentation massive du chômage : aujourd’hui le nombre de travailleurs qui perçoivent un salaire est peu important. La seule forme de réalisation du capital se fait à travers des échanges rapides et précaires qui ne débouchent pas sur la création de capacités productives importantes (investissements).


Quel est le rôle de l’Etat dans cette forme d’organisation du travail ?

- L’Etat tolère cette situation, il répond aux conflits en essayant de les atténuer et de les transformer en situations normales. Très souvent, le type d’outil qu’il utilise ne fait qu’aggraver les choses, comme c’est le cas pour les plans sociaux [plan d’aide aux chômeurs, d’un montant très réduit, mais qui fixe de fait une référence salariale].

Entretien réalisé par Verónica Gago


Article publié dans le supplément économique hebdomadaire, Cash, du quotidien argentin Pagina 12.


 Source : A l’ encontre www.alencontre.org



( - L’Irak, l’Iran et la fin du pétrodollar, par Bulent Gokay. )



Jour de la Honte Nationale argentine : Je m’en souviens du 24 mars 1976. Par Rachel Holway.

Dictature en Argentine : L’histoire tragique d’ Estela et Guido, Massimo Carlotto.

Pleure, Argentine, par Luis Sepúlveda.



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