Dans le Journal du dimanche du 28 octobre, ils publient un appel "pour relancer la croissance et l’emploi" dont les recettes relèvent bien du dépeçage, domaine spécialisé des vautours. Leur cible c’est la compétitivité des entreprises, pour laquelle ils tiennent beaucoup à un "choc". En effet.
Pour l’Afep la première urgence concerne la dépense publique qu’il faut mettre au pain sec :"L’État doit réaliser 60 milliards d’euros d’économie au cours des cinq prochaines années". Le gouvernement en a annoncé 50 milliards ; ça ne suffit pas ! Peu importe aux yeux de ces grands capitaines que la seule brise qui souffle encore dans les voiles du navire économique français soit les dépenses publiques (d’investissement, de santé, d’éducation et de protection sociale), tant la consommation est en panne avec l’érosion des revenus et l’explosion du chômage. Avec cette recette, on ne va vers la récession on y plonge !
L’autre recette concerne les entreprises qui leur tiennent tant à coeur. "Il faut baisser le coût du travail d’au moins 30 milliards d’euros sur deux ans en réduisant les cotisations sociales qui pèsent sur les salaires moyens (2 Smic et plus)". Et par quel moyen, s’il-vous-plaît ? "Un transfert financé pour moitié par un relèvement de la TVA de 19,6% à 21% et l’autre moitié par une baisse des dépenses publiques". Cette hausse de la TVA n’étant pas sans effet sur les prix, la consommation déjà en berne en pâtira forcément. Que restera-t-il "pour relancer la croissance et l’emploi" ?
La présidente du Medef, furieuse de s’être fait voler la vedette par l’Afep, renchérit : "Nous pouvons comprendre un étalement de la mesure sur deux ou trois ans, mais dans ce cas, il faudrait aller jusqu’à 70 milliards de transferts" (Les Échos, 29 octobre). Dans la compétition du "choc de compétitivité", qui dit mieux ?
Il faut quand même prendre tout ça au sérieux, car la question est discutée. Dans les sphères gouvernementales, on a compris que l’affaire n’est pas très populaire ; on préfère désormais parler de "trajectoire", de "parcours de compétitivité" plutôt que de "choc". Mais l’idée est toujours sur la table - même si le rapport Gallois (qui plaide pour ce "choc") est enterré avant d’avoir vu le jour.
Compétitivité : qu’est-ce que c’est ?
La base de tous ces raisonnements est que les entreprises françaises souffrent d’un défaut de compétitivité. Cela se voit dans les chiffres. La part de la France dans le commerce mondial a reculé de 42% de 2000 à 2011 et sa part dans les exportations européennes de 25% sur cette dizaine d’années. La France perd donc des parts de marché à l’international et la contribution de son industrie à la production de richesse ne cesse de reculer sur le territoire, sous les coups de boutoirs des importations en provenance d’Asie pour les biens de consommation courants et d’Allemagne notamment pour les biens d’équipements industriels.
Donc, dans cette acception communément admise, la compétitivité renvoie aux parts de marché international dans les secteurs concernés par les exportations, c’est-à -dire principalement les produits de l’industrie manufacturière (et presque pas des services). Cette définition mérite discussion, car il est loin d’être évident que la finalité de l’économie soit de vendre à l’étranger toujours plus de marchandises. On pourrait facilement soutenir que son but doit être de satisfaire les besoins prioritaires de la population dans des conditions de qualité et de coût optimales.
Mais dans le monde tel qu’il est, admettons que tels sont aujourd’hui les instruments de mesure de la compétitivité. Il est clair que, sur ce plan, la France n’est pas en forme.
On en arrive ainsi au second élément du raisonnement. Cette perte de compétitivité serait due aux coûts de production et singulièrement au "coût du travail". Rien n’est moins sûr, même en comparant - comme c’est toujours fait - avec l’Allemagne.
"Coût du travail" : vraiment ?
Les faits sont têtus, n’en déplaise à l’Afep et à tous les médias qui lui emboîtent le pas.
 Malgré les 35 heures tant honnies par le patronat, les Français travaillent plus que les Allemands : en moyenne 1 476 heures par an, contre 1 413 en Allemagne. La durée de travail hebdomadaire effective, en moyenne pour les actifs, est de 38 heures (les 35 heures ont été effacées depuis longtemps) en France contre 35,7 heures pour les actifs allemands, en raison des nombreux emplois à temps partiel et petits boulots qui fleurissement outre-Rhin.
 Par heure travaillée, la productivité est plus élevée en France : 45,4 € de richesse produite (valeur ajoutée) par heure, contre 42,3 € en Allemagne.
Source : Insee, Eurostat et OCDE (données 2011)
 Le coût de la main d’oeuvre (salaire brut plus cotisations sociales des employeurs) global apparaît plus élevé en France (35,3 € de l’heure) qu’en Allemagne (32 €), mais c’est parce qu’une partie des cotisations sociales jadis versées par les employeurs y ont été transférées aux salariés sous formes d’impôts et taxes divers, voire d’assurances privées (le rêve des grands patrons français !). Mais dans l’industrie manufacturière, celle qui exporte, les coûts sont voisins (36,8 contre 36,2 €) et la microscopique différence (6 centimes !) ne peut rien expliquer.
Admettons un instant qu’on applique les préconisations des pétitionnaires du grand patronat. Quels en seraient les effets ?
Effet nul à l’export
Selon les secteurs industriels, les coûts de main d’oeuvre représentent entre 20 et 40% du coût final du produit - lequel incorpore en plus le profit de la firme fabricante. Le transfert de cotisation sociale des employeurs vers la TVA ou la CSG à hauteur de 2% du coût du travail aurait ainsi un impact maximum de 0,4 à 0,8% sur le prix (en comptant large). Autrement dit, pour une voiture moyenne de 15 000 €, par exemple, la réduction théorique du prix à l’export se situerait entre 60 et 120 €. Et pour une machine industrielle de 150 000 €, de 600 à 1 200 €. Peut-on croire sérieusement que cela aurait une quelconque incidence à l’export ? Évidemment non. La réalité se charge d’apporter une implacable réponse à ce faux débat.
Les produits allemands, pour continuer à filer la comparaison, sont plus chers que les produits français. Dans l’automobile, la différence est de l’ordre de 7 à 8%. Dans les biens d’équipement industriels, elle est encore supérieure. Et pourtant le « made in Germany » se vend bien. Parce qu’il est porteur et garant d’une qualité qui justifie son prix aux yeux des acheteurs.
Par contre, le positionnement moyen des productions françaises (à quelques exceptions près) les empêche de se situer sur ce créneau haut de gamme et, par conséquent, de revaloriser leur prix. A fortiori, les baisser ne résout pas ce problème.
Retour en arrière : les salaires vraiment (bis) ?
En France, sur les 25 dernières années, il est intéressant de comparer l’évolution de la compétitivité (mesurée par l’écart des coûts salariaux unitaires en France vis-à -vis de la concurrence, comme le préconisent les auteurs du texte patronal) avec la performance à l’exportation (mesurée par la part de marché, PM Export sur le graphique).
Ceci explique-t-il cela ?

Source : OCDE (données traitées par Michel Husson, note du 18 octobre 2012)
La comparaison permet de distinguer trois phases sur ce graphique :
 Entre 1995 et 2001, la compétitivité-salaires s’améliore de 15 points environ. Malgré cela la performance à l’exportation n’augmente pas.
 Entre 2001 et 2005, la perte de compétitivité-salaires entraîne une baisse de performance à l’exportation, partiellement en raison de la hausse du cours de l’euro durant cette période, qui renchérit les productions françaises hors de la zone euro.
 A partir de 2004, le décrochage à l’export est continu. Pourtant la compétitivité-coût de la France est restée stable. On ne peut donc lui imputer les pertes de parts de marché export.
Première conclusion : la perte de parts de marché de la France n’est pas mécaniquement liée à des coûts salariaux "excessifs". Tout projet de redressement de la performance, effectivement déclinante du pays, axé sur une « baisse du coût du travail » repose sur une analyse erronée.
Cotisations sociales des employeurs : trop lourdes ?
Les cotisations sociales des employeurs (CSE) sont trop lourdes, disent en choeur leurs porte-paroles et leurs idéologues plus ou moins attitrés. Par rapport à l’Allemagne les CSE représentent en France environ 2% de plus en proportion de la richesse produite sur le territoire (PIB) et 10% par rapport au Royaume-Uni et aux États-Unis. Mais l’écart renvoie à des écarts dans les couvertures sociales (maladie, vieillesse, chômage). Faut-il prendre pour modèle des prestations réduites dans ces domaines et transférées aux contribuables qui en auraient les moyens ? Car il s’agit bien de cela derrière la jonglerie des chiffres.
Si on réduit le financement public de la protection sociale, c’est alors la porte ouverte (déjà entr’ouverte) aux assurances privées qui feront contribuer les adhérents non en fonction du revenu, comme aujourd’hui, mais selon le risque qu’elles estimeront encourir. Les pays qui pratiquent déjà cela en sont une illustration : s’assurer en cas de maladie chronique ou de situation précaire a un coût tellement élevé que des pans entiers de la population n’y ont plus accès. Drôle de choix de société !
L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a publié fin octobre une note de l’économiste Henri Sterdyniak, intitulée : "Compétitivité, le choc illusoire..." Sur la base de la comptabilité nationale accessible via l’Insee, on y trouve une comparaison entre les parts respectives dans la valeur ajoutée (VA) des CSE et des dividendes nets (dividendes versés moins dividendes reçus). Très parlante.

Source : Insee, comptes nationaux.
 Depuis 1984, du fait des multiples exonérations de cotisations, la part des employeurs (CSE) a diminué assez nettement, de près de 17% à un peu plus de 15% avant la crise ; depuis 2009 elle est remontée à presque 16%. On ne peut donc guère accuser les CSE d’être responsables des pertes de compétitivité de l’économie française...
 Par contre, la part de valeur ajoutée basculée vers les dividendes des actionnaires a plus que triplé sur la même période (de 1,5% à 5% de la VA).
Parmi les pourfendeurs zélés de la « lourdeur des charges sociales », personne ne mentionne ce fait. Sans doute parce qu’il est une manifestation, entre autres, de la déformation du partage de la richesse produite depuis une trentaine d’années - au profit des grandes entreprises et des privilégiés, au détriment des salariés.
Seconde conclusion : les cotisations sociales des employeurs (CSE) ne sont pas à l’origine des pertes de compétitivité.
Compétitivité : d’autres facteurs.
La compétitivité réelle ne peut se résumer au « coût du travail » qui n’en est qu’une composante et pas la principale. Sinon où faudrait-il prendre des références ? En Asie, en Amérique Latine, en Europe centrale ? Certes les salaires y sont inférieurs mais, d’une part, ils augmentent sous la pression des salariés de ces pays et, d’autre part, ils ne font pas de ces zones des foyers d’innovation, compétiteurs dans le peloton de tête - du moins pour le moment.
Le cas de la Slovaquie (volontairement incluse dans les 3 premiers graphiques) est parlant. On y travaille plus longtemps mais avec une productivité par tête nettement plus basse. Si l’Allemagne y a construit plusieurs plates-formes de production et y sous-traite beaucoup, c’est quand même l’Allemagne la référence et non la Slovaquie. A moins, pour la France, de songer à faire de même avec l’Espagne et l’Italie, ce qui est loin d’être possible et souhaitable.
Les facteurs cruciaux de compétitivité sont autres.
Depuis des dizaines d’années le sous-investissement de l’appareil industriel français est patent, ce qui retentit sur la qualité et le positionnement de ses productions. Certains faits tout à fait modernes en attestent fortement (étude Xerfi de septembre 2012) :
 L’industrie a raté le virage de la robotisation et de l’automatisation. Elle compte moins de 35 000 robots en France, contre plus de 62 000 en Italie et 150 000 en Allemagne. Un peu plus de 3 000 nouveaux robots ont été installés en France en 2011, en Allemagne près de 20 000. Ce parc réduit est complètement dépassé. Un robot dure plus d’une vingtaine d’années en France, contre une dizaine ailleurs.
 En matière d’informatisation professionnelle lourde, la France compte à peine plus de 23 000 serveurs sécurisés. Rapporté au nombre d’habitants pour corriger de l’effet taille des pays, la France compte 4 serveurs informatiques sécurisés pour 10 000 habitants, le Japon 7, l’Allemagne 10, le Royaume-Uni et les États-Unis 16. Soit un rapport de 1 à 4.
 Vu l’âge et la saturation de ces systèmes, 14 millions d’heures de travail sont perdues dans les entreprises françaises de plus de 50 salariés, en raison des pannes informatiques (enquête CA Technologies, 2011). Rapporté au parc d’entreprises c’est plus de 1 000 heures par entreprise, soit 20% de plus qu’en Espagne et 2 fois plus qu’en Allemagne, en Angleterre ou en Italie. Pendant ces pannes, la productivité évidemment chute ; selon la même enquête elle est alors à 57% de son niveau normal, avec tous les coûts induits.
 La France est en retard dans le domaine de la recherche et développement. Elle est désormais au 12e rang mondial, selon le dernier classement de l’OCDE, loin derrière les grands pays développés (USA, Allemagne, Japon) et en dessous de la moyenne de l’ensemble. Pour la seule recherche des entreprises privées, l’effort allemand est supérieur de 70% au français. L’industrie concentre plus des 4/5 de cet effort privé, mais en Allemagne elle représente 21% de la production de richesse (le PIB), en France à peine 11%. Comment s’étonner, dans ces conditions, du manque d’innovation et par conséquent de compétitivité ?
Deux éléments qualitatifs pour compléter ce tableau :
 Les filières de formation techniques sont dévalorisées en France et ne produisent chaque année qu’un filet réduit de techniciens et ingénieurs. Cette dévalorisation se perpétue sur le marché du travail, en termes de rémunération des ingénieurs, techniciens et ouvriers qualifiés dont l’industrie a besoin. Ce n’est pas le cas en Allemagne ou même en Italie.
 Les PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont sous la coupe réglée de leurs donneurs d’ordre des grands groupes. Il y en a donc moitié moins en France qu’en Allemagne et 1/3 de moins qu’en Italie. Pourvoyeurs d’emploi théorique par le nombre, elles sont devenues un réservoir de chômage avec la crise. Leur situation et leur position sont notoirement différentes en Allemagne et en Italie, où elles sont une pièce importante du dispositif de production.
Finalement le déficit de la balance commerciale (différence entre exportations et importations) avoisinera fin 2012 les 75 milliards d’euros. Dans ce cadre le seul solde industriel sera négatif de plus de 45 milliards (60% du déficit total). Fin 2011 l’excédent industriel frise 270 milliards d’euros en Allemagne et 60 milliards en Italie. Compétitivité, mais pas principalement par les coûts.
Troisième conclusion : une politique de renforcement de la compétitivité devrait s’adresser prioritairement à ces questions clés. Education et formation, informatisation et automatisation, recherche et innovation, politique fiscale et ressource financière bon marché pour les PME-ETI. Les sujets ne manquent pas et le « coût du travail » ne figure pas en tête de cette liste.
"Matraquage fiscal" et "racisme anti-entreprises"
Après des années de cadeaux aux entreprises, de pression sur les salaires, de déréglementation, de licenciements massifs, mais aussi de scandales sur la rémunération du management des grands groupes, Laurence Parisot, présidente du Medef, ose dénoncer un"racisme anti-entreprises" ! Ces dernières en effet seraient victimes d’un "matraquage fiscal".
Pourtant même avec les mesures annoncées, on est encore loin du compte pour ce qui concerne les impôts des grandes entreprises. En moyenne, en 2011 elles payaient environ 8% d’impôt sur les bénéfices, quand le taux nominal était de 33% et alors que la majorité des entreprises petites ou moyennes payaient 20 à 30%. Selon une commission du Sénat (rapport de juillet 2012), parmi les 12 000 entreprises de plus de 2 000 salariés, moins de 500 acquittaient l’impôt sur les bénéfices, soit moins de 5% du total. Il est vrai que la majorité fait partie des grands groupes, qui savent ce qu’optimisation fiscale veut dire.
Ces grands groupes justement se retrouvent dans l’Afep et derrière son appel.
Qui trouve-t-on entre autres, parmi la grosse centaine de signataires ? Les principaux groupes industriels (dont Total, Vinci, L’Oréal) dont on a du mal à croire que le coût salarial français pèse lourdement sur leur compétitivité, y compris en France. Des grandes sociétés de services, des banques, des institutions financières, GDF-Suez ou des entreprises de très haute technologie - pour tous ceux-là , la complainte sur le « coût du travail » paraît assez déplacée. Mondialisés, ayant depuis longtemps réparti leurs investissements et leurs sites sur toute la planète, ces groupes ne sont nullement confrontés en France à un problème de compétitivité à l’exportation.
Ce vol de "vautours", après celui précurseur des "pigeons", a le sens d’une offensive politique contre l’actuel gouvernement bien sûr, mais au-delà contre les salariés, ceux qui travaillent pour eux et tous les autres. Le ton employé, les excès d’invective et l’ampleur des coupes et transferts préconisés sont la marque de fabrique de la volonté qui les anime : culpabiliser les salariés en les rendant responsables des errements passés et présents de la conduite industrielle défaillante dont on voit les brillants résultats ; et les habituer à l’idée qu’ils doivent régler et régleront l’addition. Ce n’est pas encore fait, heureusement.
Document de l’APEX, transmis par la FASE (Fédération pour une alternative sociale et écologique).
http://lafederation.org/index.php?lang=fr
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