L’optimisme est la première qualité du maladroit, a écrit Laurent Joffrin. Dans cette perspective, tout changement est nécessairement affecté d’un coefficient positif, a fortiori quand il peut se parer de l’adjectif « révolutionnaire », la volonté de conserver quelque chose du passé (à l’exception notable des acquis sociaux et des souvenirs de nos crimes) étant tenue pour une régression.
A intervalles réguliers, nous sommes donc conviés à communier dans la célébration planétaire des progrès de la liberté et de la démocratie. Au signal, on est prié d’applaudir - le signal apparaissant sur nos écrans sous la forme de foules manifestantes et, un peu plus tard, des mêmes foules faisant la queue devant des bureaux de vote. Et on n’aime pas beaucoup les casseurs d’ambiance, les jamais contents, ceux qui voient le mal partout. Il faut dire qu’on n’a pas tant d’occasions de s’enthousiasmer. Il y a deux ans, les révolutions arabes nous offraient justement une merveilleuse occasion de nous enthousiasmer. Pour une fois, on n’avait pas à se prendre la tête avec la complexité. Il n’y avait pas à choisir son camp, c’était tout vu : qui préférerait l’oppression à la liberté ? Pour nous, Algériens, l’excitation générale se doublait de la fierté de voir nos cousins tunisiens brandir notre devise nationale. Cette révolution, c’est nous qui la faisions il y a 25 ans.
Nul n’ignorait, bien sûr, que le plus dur était à venir et que la chute des dictateurs ne ferait pas pousser des démocraties. Pis encore, tout le monde savait que les seules forces politiques non compromises avec les régimes étaient les partis islamistes.
Curieusement, il était interdit d’en parler. Le moindre doute, le moindre questionnement sur la suite des événements était considéré comme une trahison de la Révolution, un crime contre l’espoir des peuples en Egypte, en Tunisie et en Libye. Le scepticisme était un racisme - « Vous pensez que la démocratie, ce n’est pas bon pour les Arabes ! » Dans des journaux souvent prompts à dénoncer les intellectuels qui parlent à tort et à travers, on se mit à recenser les inquiets, les mous et même les silencieux. Ne pas seulement s’émerveiller, c’était avouer qu’on préférait le bon vieux temps des dictatures. Comme si « ce qu’on aurait préféré » avait le moindre intérêt.
C’est dans ce climat éminemment propice à une discussion sereine que le journal français, le Monde publia une pleine page intitulée « L’intelligentsia du silence », se demandant ce qui rendait ces clercs si peu diserts et soupçonnant qu’ils étaient « gênés aux entournures ». Il est vrai que certains des récalcitrants de 2011 avaient refusé de condamner la guerre en Irak, c’est tout dire. Obsédés par la peur de la charia, ils sont pris au dépourvu, comme s’ils n’étaient pas équipés du logiciel leur permettant de comprendre que ce qui se passe, en particulier en Tunisie ou en Libye, est tout simplement un "printemps des peuples" . » On aimerait savoir ce que les initiateurs du printemps arabe pense aujourd’hui des déclarations du chef du En-Nahda ou El Mancef El Marzouki qui se contredit . Mais ça, on ne le saura jamais. Eux n’ont pas changé, c’est la situation qui a changé. Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent de l’Histoire.
Au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, certains commentateurs ont prononcé l’acte de décès de la Révolution tunisienne avec l’assurance qu’ils avaient pour interdire toute interrogation à son sujet. Le Monde affirme dans un éditorial : « Ce qui est sûr, c’est qu’Ennahda a laissé s’installer un climat délétère en tolérant une incessante série de violences à l’adresse de tous ceux qui ne pensent pas selon ses canons. » .
En attendant, l’étonnante résistance d’une partie de la société tunisienne à la régression que prétend lui imposer l’autre partie prouve peut-être, finalement, que même les pessimistes peuvent se tromper.
Ismain