L’appel de la conscience !
C’est sur les braises ardentes de cette question que nous avons soufflé pour éclairer la perspective de notre problématique hérétique. Nous avons orienté, en conséquence, notre raisonnance vers une appropriation systémique de la conscience comme préalable de toute transcendance nécessaire à la faisabilité de l’histoire. Pour tout dire, nous avons voulu montrer qu’il y a une autre interprétation possible de la notion de conscience dans le marxisme. En effet, quoi que la conscience soit fabriquée par l’existence, elle n’est pas moins récurrente et résurgente dans la mise en branle de l’action humaine qui est, selon le marxisme, l’essence de la réalisation de l’être déterminé à agir pour transformer, optimiser et innover son existence. Et cette interprétation n’est pas abusive, car elle vient du marxisme quand il est compris, non comme vérité éternelle et universelle pour transformer le monde, mais comme outil d’analyse pour penser l’action sur le monde. Et c’est là que la conscience intervient par ses différents états qui permettent :
• Soit, de mieux s’enraciner dans la réalité par une expérience sensible (Karl Marx & Friedrich Engels, La Sainte Famille, Éditions sociales, 1845, p.333) pour mieux comprendre la finalité de l’existence et savoir, in fine, comment s’orienter pour éviter les pièges de l’impuissance et de l’invariance.
• Soit, de se laisser emporter par les lames de fond du chaos existentiel et sombrer au gré des effondrements que le capitalisme génère pour se réinventer dans de nouveaux artifices et de nouvelles impostures jusqu’au pourrissement de l’existence.
En recoupant la leçon de la dialectique matérialiste de l’histoire avec les progrès faits par les sciences cognitives, nous croyons qu’il est possible de repenser la notion de la conscience de soi, pour qu’elle ne soit plus lue dans l’œuvre de Marx, avec le prisme hégélien de « la Phénoménologie dominante du XIX ème siècle », qui voulait faire des individus la conscience du monde et de la conscience, la seule réalité et toute la réalité (L’idéologie Allemande, p.178) ; mais comme l’éveil de l’intelligence contextuelle vers l’irradiance qui permet de saisir le sens et l’essence de l’existence humaine pour une assumation des responsabilités qu’impose la claire compréhension de la réalité de l’aliénation. Ce qui nous conforte dans l’idée que pour prendre en main son destin et se réaliser pleinement, essentiellement, ou, comme dirait Marx, génériquement, en faisant l’histoire par son action sur le réel, l’homme doit être conscient de ses responsabilités et de sa mission par rapport à la finalité qu’il assigne à son existence. Et pour cela, au-delà des conditions réelles et des lois naturelles qui déterminent son existence, il doit éprouver le désir, dicté par la gêne, de changer cette existence ; mais encore faut-il qu’il ait les savoirs et les outils pour agir avec intelligence sur le réel.
Comme l’architecte, aussi maladroit qu’il soit, qui doit avoir dans sa tête le plan de sa maison, l’homme générique, c’est-à-dire, auteur, acteur, metteur en scène, producteur et réalisateur de son histoire, doit concevoir la finalité de son existence, lui assigner un but, pour savoir quelle orientation lui donner pour la vivre sans aliénation. Nous en venons à demander s’il n’y a pas entre l’existence et la conscience une causalité réciproque ? une reliance due à une influence mutuelle ? un mouvement cycloïdal à plusieurs temps ? Ou encore si l’existence et la conscience ne peuvent pas se rejoindre dans une connaissance ouvrant la voie à une propulsion de l’homme vers la transcendance pour une totale possession de son destin ?
Nous sommes bien au cœur d’une approche systémique et non plus seulement historique, en ce que nous considérons que l’homme est non seulement soumis aux lois naturelles de son existence, (lesquelles sont déterminantes pour sa conscience), mais qu’aussi, son histoire dépend de ses choix et de sa manière de vivre cette existence. Car il est autant sous l’influence de sa volonté et de ses intentions (lesquelles proviennent de sa représentation de l’existence, de sa compréhension des lois qui la gouvernent, de la prise de conscience de sa situation d’être aliéné par une existence hostile), de ses rapports avec les autres, qui ont aussi des intentions, et de l’influence du système dans lequel il évolue. Et c’est en cela que la prise de conscience est un enjeu essentiel, puisqu’elle met en avant l’expérience de la responsabilité, laquelle, si l’on croit certains chercheurs, « fait résonner au for intérieur de l’homme un appel d’un genre singulier, indéclinable ». Celui le de « la conscience qui s’affirme comme une autorité omnipotente de la décision, la seule en dernière instance à pouvoir valider la pertinence d’une action » au regard de l’éthique.
N’est-ce pas là un clin d’œil à l’écologie de l’action dont parle Edgar Morin ? Écologie qui est une invitation à intégrer la conscience, en faisant appel à L’Intelligence de la complexité, dans nos processus de décision pour que l’action sur le monde soit le fruit d’une expérience de la responsabilité qui appelle à la fois, selon Edgar Morin et Jean-Louis Le Moigne, l’éthique, l’épistémique et la pragmatique.
On se rappelle que la troisième et brûlante partie de notre tribune s’est achevée sur le fameux texte de Marx intitulé “ L’abeille et l’architecte ”. Texte fondateur qui clarifie le rôle de la conscience dans l’activité vitale de l’homme. Ainsi dans une autre version, on peut lire la pensée de Marx sur l’éveil de la conscience humaine vers la suppression de l’aliénation pour atteindre la transcendance comme finalité de l’essence humaine : liberté, responsabilité, dignité, humanité.
« L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n’est pas une caractéristique avec laquelle il se confond immédiatement. L’activité vitale consciente distingue immédiatement l’homme de l’activité vitale de l’animal. C’est par là seulement qu’il est un être générique. Autrement dit, il est un être conscient, et sa propre vie est pour lui un objet précisément parce qu’il est un être générique. C’est seulement pour cela que son activité est activité libre. Le travail aliéné renverse ce rapport, si bien que l’homme, parce qu’il est un être conscient, fait de son activité vitale, de son essence, un simple moyen de sa subsistance. (Économie et philosophie, Ébauche d’une critique de l’économie politique, Le travail aliéné, Pléiade, T. II p. 63).
La lecture de ce passage réfute catégoriquement l’interprétation linéaire, univoque et, somme toute, figée qui veut que ce soit l’existence qui détermine exclusivement la conscience, ou que ce soit la nature qui façonne unilatéralement la culture, est totalement erronée. Dans l’Idéologie Allemande, Marx et Engels insistent sur l’expérience sensible qui connecte et fusionne l’homme avec la nature. Ils écrivent : que le monde sensible n’est que la somme de l’activité vivante ct physique des individus. Il ne fait aucun doute que le mot sensible ici renvoie aux sens qui permettent aux hommes d’expérimenter le monde. Pour saisir la plénitude de la pensée marxienne sur la notion de conscience, il faut être capable de saisir le fil conducteur qui relie les différentes idées y relatives disséminées dans toute l’œuvre de Marx. Ainsi dans l’ouvrage sur la Religion, Marx écrit : « Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible et de l’expérience au sein du monde sensible, ce qui importe donc, c’est d‘organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain, qu’il s’éprouve en qualité d’homme. » (Karl Marx, Sur la Religion, Éditions sociales, 1968, p.65). Plus loin, il ajoute que Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement pour donner à chacun l’espace social nécessaire pour la manifestation essentielle de sa vie.
La sensorialisation comme réseau vibratoire de la conscience
Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrit que pour approprier son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total (générique), et agir sur le monde sensible, qui s’oppose à lui et lui est hostile, l’homme doit unifier ses rapports humains avec le monde, en transformant tous les organes de son individualité, comme la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, en des organes sociaux » (Les Manuscrits de 1844, p. 81). Mais comment l’homme peut-il s’approprier totalement transformer ses sens et sa pensée en organes sociaux, sinon qu’en postulant que les organes sensoriels sont à la fois des capteurs et des interfaces qui permettent aux hommes d’agir sur le monde réel ? Ce double rôle des organes sensoriels comme capteurs et interfaces suggère qu’il y a un élément intermédiaire qui intervient entre ces deux usages des organes pour permettre aux hommes de décoder ce que les sens perçoivent du monde et les transformer en instructions opératoires pour diriger et orienter l’action. Cela induit que tout mauvais fonctionnement des sens et tout mauvais fonctionnement du décodeur nuisent à l’action de l’homme sur le monde. Mais ce décodeur (des incertitudes du réel) qui intervient comme intermédiaire entre les sens par l’expérience sensible de l’homme et l’interface d’appropriation du monde pour l’action intelligible sur le monde ne peut-il pas être la conscience ?
Car ce que Marx décrit comme processus de l’action par l’expérimentation sensible du monde ressemble parfaitement à une boucle d’intelligence qui passe par l’existence, les sens et la conscience pour atteindre l’essence de la finalité humaine. Dans ce processus, les sens de l’homme jouent le rôle de capteurs pour transmettre à la conscience les signaux d’inconfort de l’existence, lesquels doivent mettre en marche sa volonté, selon que son imaginaire ait pris le temps de réfléchir au problème et de construire le modèle de l’action à entreprendre. Ce qui laisse supposer que tout obstacle, dressé entre l’existence et les sens, entre les sens et la conscience, tout affaissement de l’imaginaire de l’homme, pour l’empêcher d’atteindre ce stade irradiant de la conscience plénière, par la réflexion, la pensée critique, voire hérétique, la modélisation d’autres possibles que l’existant grégaire, peut altérer ce processus.
Et c’est justement ce qu’ont su faire, avec brio, les fabricants d’imposture du capitalisme. En effet, il est manifeste que celui-ci semble se jouer doublement de la conscience humaine en abrutissant les hommes pour assurer ses finalités de croissance et d’abondance. Non seulement, il a su, par la virtualisation et la dématérialisation de ses structures, transformer l’histoire en un éternel recommencement tragi-comique où la tragédie et la comédie se succèdent l’une l’autre ; mais, en outre, il a enjolivé les barbaries de la tragédie et invisibilisé les médiocrités de la comédie, jusqu’à figer les hommes dans une indigence (privation de ressources intelligentes et éthiques) qui tend à les rendre sinon complices zélés, du moins spectateurs impuissants, des crimes qui assurent, dans un cycle invariant, la résurgence des structures déshumanisantes du capital à travers des impostures médiatisées comme valeurs universelles.
Tenant compte de cette perversion, nous en venons à admettre qu’il existe entre l’existence et la conscience des boucles de rétroactions conditionnées par des besoins qui forment des dimensions et des états voilant aux hommes leur vraie essence humaine. Ces boucles enfument le champ de la pleine conscience et verrouillent les hommes sur des vacuités matérielles et existentielles qui les rendent impuissants face à l’invariance de leur déshumanisation ? Tout laisse croire que les stratèges du capitalisme ont mieux compris que les marxistes le rôle de la conscience dans l’élévation de l’existence vers l’essence humaine. D’ailleurs, c’est pour empêcher aux hommes d’avoir conscience de la puissance de leur conscience que le capitalisme a débauché les scientifiques qui ont mis au point des techniques raffinées qui tendent à éloigner les hommes de la pleine conscience de leur essence. Ainsi, certaines théories laissent croire que la conscience est une erreur tragique de l’évolution, puisqu’en levant le voile occulte du néant l’homme prend conscience de sa liberté, de sa dignité, de son humanité et des responsabilités engageantes qu’imposent ces dimensions de l’existence qui mènent à l’essence humaine. Or, il semblerait que le capitalisme a su déresponsabiliser les hommes en leur inculquant le goût des plaisirs et des jouissances, tout en limitant leur existence dans un espace borné où la réalité est en permanence soumise à des précarités multiples, dimensionnées comme des facteurs de conditionnement. Elles agissent comme des charges quantiques gravitationnelles qui font plier la conscience, déforment et conditionnent les postures humaines pour les adapter aux conditions d’existence qu’on leur impose. C’est en tout cas à de telles expériences sur la conscience que s’est livrée la CIA depuis les années 1958, selon un rapport rédigé en 1983 et déclassifié en 2003 qui porte le titre : « Analyse et évaluation du processus Gateway ».
Et tout porte à croire que c’est en donnant aux hommes l’illusion d’une certaine réussite économique, sociale et/ou académique que le capitalisme a su pervertir les états de la conscience humaine en enfumant l’imaginaire collectif universel par de pseudos valeurs culturelles. Albert Camus n’avait-il pas dit que « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » ?
Il y a manifestement un bug historique dans la dialectique matérialiste, du moins dans son interprétation comme l’apothéose de la révolution sociale émancipatrice devant aboutir à la fin de l’histoire par les lendemains qui chantent dans le temps des cerises, puisque la même évolution historique des forces productives et technologiques, qui institue le capitalisme comme une puissance nuisible à l’humanité, consacre aussi l’enfumage du Grand Soir insurrectionnel. C’est sur ce bug historique, symbole de l’éclipse invariante de l’aliénation du monde par les forces déshumanisantes, que nous avons érigé la problématique de la spirale de l’indigence pour tous. En ce sens, l’indigence se veut un effondrement plus terrifiant que ce que Günther Anders a appelé L’obsolescence de l’homme (1956). Et pour cause ! L’indigence relève d’une défaillance humaine, puisqu’elle est induite par l’effondrement de la conscience collective des peuples, qui sont tous entraînés à se maintenir dans une posture de soumission et de renoncement à l’intelligence pour qu’ils aient toute la flexibilité d’abaisser et de tordre leur corps, par toute sorte de rotations, pour que leur museau reste rivé vers le standard du minimum invariant confortable (SMIC). Ce SMIC se veut le point d’inflexion le plus bas où la géostratégie de la déshumanisation maintient contextuellement pour chaque peuple la gamelle des ressources de sa survie. Stefan Zweig n’a-t-il pas écrit que « par lassitude devant l’effroyable multiplicité des problèmes, la complexité et les difficultés de la vie, la grande masse des hommes aspirent à une mécanisation du monde, à un ordre définitif [insignifiant : note personnelle], valable une fois pour toutes, qui leur éviterait tout travail de la pensée » (Stefan Zweig, Conscience contre violence, Le livre de Poche, 2010, p. 9).
De l’obsolescence à l’indigence
Les temps dans lesquels nous vivons ne sont plus ceux de l’obsolescence humaine, mais bien de l’indigence humaine, par la désensorialisation de l’existence. Dans leur grande majorité, les peuples du monde ne font pas que constater l’expiration de leur humanité par l’érosion de leur liberté, mais ils se dépouillent aussi de leur dignité, renoncent à leur authenticité et se déracinent culturellement, pour s’accrocher, à perte de sens, à des vacuités matérielles qui leur donnent des raisons de survivre quitte à se fossiliser humainement. Et c’est d’autant plus terrifiant que cette métamorphose indigente, qui promeut le spectacle de la toute-puissance de la marchandise et de la célébration de la fossilisation de l’existence, s’accompagne de la disparition quasi complète de la pensée critique. Depuis que toutes les gauches de la débauche libertaire (défense d’interdire même ce qui érode notre humanité) ont rejoint toutes les droites du négoce démocratique, pour s’aligner et se coucher, en bandes soumises, devant le puissant lobby du genre, le transgenre ne cesse de menacer le genre humain dans son essence profonde et dans son existence intégrale. Et cela parce que le capital a su briser les colonnes de résistance de la dignité humaine en ramenant la conscience collective sur les supports bassement matériels du ventre et impudiquement jouissifs du bas ventre et du bas du dos.
Ce processus d’abrutissement et d’aliénation est celui que décrit Stefan Zweig dans deux ouvrages que tout être humain en quête de sens sur la manière de résister à l’indigence devait lire. Dans L’uniformisation du monde il écrit : « Il n’y a jamais eu dans tous les pays une similitude aussi flagrante qu’à notre époque. [...] Conséquences : la disparition de toute individualité, jusque dans l’apparence extérieure ». En effet comme Toute aliénation de l’homme se manifeste dans ses rapports avec la nature et apparaît aussi dans ses rapports avec d’autres hommes (Les Manuscrits de 1844, p.60), le capitalisme a compris qu’il lui fallait donner de la renommée, soit un capital de réussite virtuelle, à des insignifiants pour enfumer le champ de la conscience collective. Par légion, les insignifiants anoblis (artistes, intellectuels, philosophes, savants, chercheurs, journalistes, experts, influenceurs) sont de ce fait missionner pour imprimer à la grande majorité, avide de réussite, les plis de l’indigence. Souvenez-vous de l’expérience de Milgram dans le film I comme Icare : la soumission à l’autorité peut aussi devenir soumission à la renommée. Ainsi, il suffit que Rihanna, P. Diddy, Madonna et autres célébrités, agissant comme des insignifiants au service du capitalisme, se dénudent sur scène, sous l’effet des substances hallucinogènes qu’ils consomment et qui brûlent leurs neurones, pour qu’une nouvelle marque de vêtements s’impose et se médiatise comme droit universel : le dénuement vestimentaire pour tous ! Et soudainement, vous trouverez, avec une vitesse fulgurante, partout dans le monde, des gens qui se dénudent, exhibent leur sexe avec un sentiment de fierté et de progrès démocratique.
Si l’on croit Stefan Zweig « le fait que les gens portent tous les mêmes artefacts à la mode, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n’est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s’exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d’intérêt. Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d’uniformité, qui célèbre la dégénérescence... » (Stefan Zweig, L’uniformisation du monde, Traduction Francis Douville Vigeant, Éditions Allia, 2021, p.8).
En substance, nous pouvons retenir que la mécanisation de l’existence entraîne une désensorialisation de la vie, donc une fossilisation de l’esprit et un effondrement de la conscience. Celle-ci n’étant plus nourrie par le réseau sensoriel ne vibre plus par la mort programmée des cellules neuronales. Ainsi, tout être coupé de ses expériences sensibles avec la vie se retrouve incapable de s’orienter dans la complexité de l’existence et sombre dans l’impuissance, en étant condamné à vivre invariablement les mêmes défaillances. Cette désensorialisation, qui conduit à l’effondrement de la conscience, n’est-elle pas un peu semblable au processus de la mort au cœur du vivant par le suicide cellulaire programmé que décrit si bien Jean Claude Ameisen dans La sculpture du vivant (2014). En effet ce livre nous permet de savoir : « Aujourd’hui, [...] que chacune de nos cellules possède, durant toute son existence, le pouvoir à tout moment de s’autodétruire en quelques heures. La survie de l’ensemble des cellules qui nous composent – notre propre survie – dépend, jour après jour, de leur capacité à percevoir, dans l’environnement de notre corps, le langage des signaux émis par d’autres cellules qui seuls leur permettent de réprimer le déclenchement de leur autodestruction ». Et la conscience, qui vibre par l’activité communicationnelle des neurones cérébrales, n’est-elle pas sujette à effondrement dès lors que les cellules des neurones ne perçoivent plus les signaux des capteurs sensoriels ? Voilà pourquoi l’intelligence artificielle, en se proposant de dicter à l’homme la vérité sur le monde, ne fera que le priver de ses expériences pour connaître le monde avec ses sens et s’installe donc comme le fossoyeur potentiel de la conscience de notre humanité. Rappelez-vous que l’étymologie latine de conscience est Cum Scientia, et signifie connaître avec.
Il est donc manifeste que l’homme formaté, uniformisé, désensorialisé par le capitalisme n’a plus de repère pour trouver la voie vers la responsabilité, car, ne pouvant plus expérimenter le monde par lui-même, par ses sens, il ne peut plus assumer le courage de la singularité, le sacrifice de l’authenticité et l’héroïsme d’être soi-même, c’est-à-dire différent de la banalité normalisée, médiatisée comme succès. Le culte de la réussite, la course aux titres, aux diplômes, le confort du pouvoir d’achat sont autant d’artefacts et d’amidonnages qui permettent de compenser et de masquer le vide ou la profondeur de l’effondrement de la conscience de cette masse humaine aliénée qui, accrochée à ses petits plaisirs pour tous, est incapable de donner du sens à l’existence pour résister contre l’indigence. En Haïti, l’insignifiant anobli par la géostratégie de la déshumanisation a une manière particulière d’exprimer cette sensation de réussite : Kapab pa soufri. Celui qui peut ne souffre pas ! Or qui ne souffre pas ne peut pas connaître. Voilà pourquoi tous ceux en Haïti qui doivent leur réussite à l’Occident ne sont que des insignifiants anoblis ; en dépit de leur renommée académique, de leur réussite doctorale, ils sont incapables d’agir avec intelligence sur les problématiques de cet écosystème shitholien, séculairement invariant dans sa déshumanisation.
Vers les brèches incendiaires de la résistance par la pleine conscience
Gardez-vous de croire que c’est là une pédanterie venant d’un insulaire dont l’histoire n’est que récit de barbaries, la géographie, une cartographie de douleurs et la culture, un métissage improbable entre impostures occidentales et marronnage local. C’est en fait un enseignement du marxisme. Car c’est dans les Manuscrits que Marx écrit : « Avoir des sens signifie souffrir. C’est pourquoi l’homme, en tant qu’être objectif sensible, est un être qui souffre et comme il est un être qui ressent sa Souffrance, il est un être passionné. La passion est la force essentielle de l’homme qui tend énergiquement vers son objet. Mais l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est aussi un être naturel humain ; c’est-à-dire un être existant pour soi, donc un être générique, qui doit se confirmer et se manifester en tant que tel dans son être et dans son savoir » (Les Manuscrits de 1844, p. 118). Morin dira avec plus d’emphase poétique que l’homme est un être culturel par nature parce qu’il est un être naturel par culture (Le paradigme perdu, p. 119). Autrement dit, ce que la conscience doit à l’existence est remboursée par la transcendance de la conscience pour magnifier l’existence.
Venons-en au second livre de Stefan Zweig pour monter effectivement que c’est par la conscience que doit s’organiser la lutte contre la violence de l’aliénation. Dans Conscience contre violence (1925), Zweig nous dit que la puissance qui apporte aux hommes une certaine illusion de réussite, par effondrement de leur conscience, est la même qui tire d’eux les forces les plus sacrées de leur humanité : l’intelligence, l’esprit de sacrifice » [...]. C’est ce que nous avons appelé le paradoxe de la performance défaillante. « Des millions d’individus sont prêts, comme par enchantement, à se laisser prendre, féconder, et même violenter pour vivre le rêve de la réussite occidentale et plus cette réussite exige d’eux, plus ils sont prêts à lui accorder. Ce qui, hier encore, avait été leur bonheur suprême, [...], ils l’abandonnent sans résistance, pour se laisser conduire passivement ; le ruere in servitium de Tacite (“tout se précipite dans la servitude) se vérifie une fois de plus : une véritable ivresse de solidarité les fait se précipiter dans la servitude et on les voit même vanter les verges avec lesquelles on les flagelle » (Conscience contre violence, p.9).
En effet, prenons le sujet le plus médiatisé dans le monde qui est la migration. Ne la présente-t-on pas quasi unanimement comme une vertu, alors même qu’elle n’est qu’une métamorphose subtile de l’esclavage qui permet aux puissances néo-esclavagistes et néo-coloniales de faire travailler pour leur croissance et leur abondance les ressources humaines compétentes des pays du Sud ? Faut-il rappeler que ces pays ont été préalablement déshumanisés par ces mêmes puissances et qu’elles continuent de les déshumaniser en les soumettant à l’expérimentation de l’expertise obsolète et crapule de l’assistance internationale (il y a tant à dire sur cette réalité que nous préférons l’analyser dans l’effondrement de l’écosystème haïtien). Le travail pour autrui, par les ressources humaines d’un pays qui a besoin de ressources pour sortir de son effondrement provoqué, n’est-il pas, selon Aurélia Michel, une survivance de l’esclavage dans les économies capitalistes ? Et c’est aussi un enseignement fort du marxisme qui retentit dans la critique du travail aliéné (Karl Marx, Critique de l’économie politique, 1859).
Faut-il s’interdire de rappeler que par ce procédé d’importation de travailleurs migrants, le capital parvient aussi à casser l’homogénéité des luttes ouvrières. Si l’on croit Francis Cousin : la migration est « une stratégie capitaliste de vaste envergure pernicieuse qui vise fondamentalement à disloquer la spontanéité historique des solidarités prolétaires naturelles en hétérogénéisant le substrat de la réalité du sentir et du ressentir ouvriers. De la sorte, l’immigration est toujours l’expression de la contre-révolution du capital car elle permet avant tout de démanteler la combativité ouvrière en dés articulant l’identité de ce qui structure les cohésions et les immanences de l’écosystème de sa longue durée » (Francis Cousin, L’être contre l’avoir, pp. 9-10).
Il y a encore tant à dire sur l’indigence qu’il vaut mieux réserver la suite pour la sortie de nos manuscrits....Mais comment terminer cette longue tribune sans revenir à l’essentiel. Et l’essentiel est justement dans notre hypothèse de travail qui soutient que l’impuissance des peuples devant leur exploitation et aliénation par l’invariance de la géostratégie de la déshumanisation, malgré les innovations des structures du capitalisme, en termes de production de richesse et de culture, est le fait d’une défaillance humaine entretenue par les stratèges de la globalisation par exploitation d’une faille dans la conscience humaine. Laquelle faille correspond à un renoncement à l’intelligence (collective) pour s’accrocher à des vacuités matérielles, créant ainsi une dépendance vis-à-vis de la puissance de l’argent et des fissures dans la conscience qui devient poreuse et crasseuse.
Pour échapper aux précarités que le néolibéralisme génère par nécessité et volonté, les générations d’humains ont appris, depuis la fin du XX ème siècle à déformer leurs postures mentales, titubant entre deux rives, au sommet desquelles sont dressés des trônes de réussite sur lesquels nombreux rêvent de se hisser pour atteindre les ressources rares qui donnent le pouvoir, la réussite économique, la renommée et la célébrité. Autant d’attributs médiatiques qui, en échange du vedettariat qu’ils confèrent, exigent en retour une flexibilité cognitive au ras le sol. Car pour atteindre l’une ou l’autre de ces deux rives, il faut soit se cantonner dans un profond déni de la vérité, en s’obstinant à réfuter la complexité pour s’accrocher à tout ce qui conforte le statu quo et la routine simplificatrice qui va avec ; soit se vautrer dans un total abandon de dignité où l’on arrive à tout banaliser, tout accepter, tout tolérer, tout supporter, jusqu’à perte d’humanité.
En effet, tout ce que donne le capitalisme, qu’il soit pouvoir, argent, renommée, se paie selon deux types d’échange qui entrainent toujours une turbulente dissipation d’humanité. Soit par un évidement de la conscience, avec effondrement de l’intelligence, à travers des postures d’insignifiance culturelle, d’indifférence et de désensorialisation de la vie ; soit par une explosion de criminalité, avec abandon de dignité, à travers des postures d’irresponsabilité, de complicité, de surdité et de cécité. Dans les deux cas, l’être humain, anobli par le capitalisme, est invité, au nom de sa réussite, à ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, ne rien sentir, ne rien comprendre. Il s’interdit de prendre parti, de s’indigner, de se gêner et encore moins de résister authentiquement, c’est-à-dire dignement et intelligemment, à ce qui opprime son corps et aliène sa conscience. Ce qui l’amène à vivre dans une permanente imposture qui empêche toute représentation et appropriation intelligible du réel.
Celui-ci devient alors flou et enfumé pour l’homme, à la conscience grégaire ; lequel, ne pouvant plus percevoir les multiples signaux de complexité que le réel transmet, ne peut plus expérimenter sensiblement le monde. Or qui a bien lu et compris Marx ne peut ignorer combien l’action transformatrice de l’homme dépend de la reliance entre son expérience sensible dans le monde et la représentation intelligible de ce monde dans sa conscience pour mettre en branle pour le processus du devenir de l’être générique en tant que réalisation de l’histoire et (re) surgissement de la communauté organique de l’être humain.
Mais cette intellection de l’activité humaine sensible n’implique-t-elle pas que « l’homme prenne conscience de lui-même comme être social, comme simultanément sujet et objet du devenir historique et social » ? (George Luckas, Histoire et conscience de classe, p.35). Puisqu’au demeurant, c’est Marx qui écrit que pour approprier son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total, et agir sur le monde sensible, qui s’oppose à lui et lui est hostile, l’homme doit unifier ses rapports humains avec le monde, en transformant tous les organes de son individualité, comme la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, en des organes sociaux » (Les Manuscrits de 1844, p.81).
Mais comment l’homme peut-il s’approprier totalement pour transformer ses sens et sa pensée en organes sociaux, sinon qu’en se responsabilisant par rapport aux possibles qui s’offrent à lui ? : être con-scient qu’il n’est pas obligé d’accepter toutes les réussites à sa portée, refuser de faire tout ce qui est faisable, résister à tous les possibles qui induisent une probable défaillance pour l’humain. L’urgence est donc de savoir comment résister authentiquement, à l’heure de la colonisation des territoires de nos imaginaires par la fausse science et les pseudo valeurs de la globalisation ? Comment s’opposer avec authenticité aux maux de l’indigence ? Comment combattre des structures économiques barbares et mafieuses sans une approche portée sur une humaine capacité à consentir des sacrifices pour aller vers cette transcendance qui irradie la conscience ?
Résister est la posture de l’être conscient de ses responsabilités devant l’aliénation de son existence. Son étymologie resistere est du reste en parfaite reliance avec l’étymologie existere du verbe exister, car elle signifie : se tenir en faisant face. Se tenir dans l’existence en faisant face, par sa conscience irradiée, aux fabricants de l’indigence malgré la violence des précarités qu’ils sèment à tout vent. Résister, c’est le mot d’ordre de Stefan Zweig qui nous dit que « La plus haute réalisation de l’homme [...] reste la liberté, la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement » (L’uniformisation du monde, p. 21). C’est aussi le mot d’ordre d’Edgar Morin qui nous rappelle que la première et fondamentale résistance est celle de l’esprit et qu’en conséquence « Résister, c’est inventer de nouveaux concepts, [...] de nouvelles façons de représenter et de signifier. S’ouvrir au monde et à sa complexité sans perdre sa capacité à s’indigner » (S’il est minuit dans le siècle, L’Aube, 2024, p.18). Sans doute qu’il faudra insister sur cette vérité inaudibilisée que l’acte de résistance est un acte créateur qui tue l’existant, donc bouscule et dérange son état invariant. Et pour cela il doit commencer par la contestation de la parole des experts au service de l’Occident, par le rejet de ce que l’Occident a de barbare et d’indigent dans ses prétentions civilisationnelles. Et plus que jamais face à la barbarie de l’Occident civilisationnel à Gaza, au Liban, et partout ailleurs dans le monde, il faut que le monde, dans ce qu’il a et lui reste encore de digne et d’humain, prenne conscience qu’en ne résistant pas contre cette déshumanisation à l’œuvre, il se déshumanise tout autant.
Mais peut-on espérer grand chose du monde, en matière de conscience et de transcendance, quand, globalement tout lui indiffère, sauf la quête et la jouissance du confort de l’existence ? C’est sans doute du charabia pour beaucoup, mais c’est apparemment un charabia que l’on retrouve aussi dans l’œuvre de Stefan Zweig qui dans Conscience contre violence, nous dit : "Celui qui se dresse contre les maîtres du jour doit toujours s’attendre à n’avoir que très peu de partisans, étant donné l’immortelle lâcheté des hommes". Hélas, ce sera aussi le cas pour les peuples de Gaza, du Liban, d’Haïti et de tous les lieux où l’Occident a brillé par son inhumanité : quand il s’agit de cause noble qui transcende l’existence, les peuples déshumanisés ne peuvent compter que sur leur capacité à se doter d’"une conscience indomptable", pour apprendre à s’enraciner dans leur écosystème oser trouver les voies innovantes d’une résistance authentique qui puisse enrayer l’immonde attracteur de leur déshumanisation.