Extraits :
(p. 21)
« Le seul moyen de se sauver soi-même, c’est de lutter pour sauver autrui… »
(p. 155)
« Ça suffit Zorba. Chaque homme suit son chemin. C’est comme les arbres. T’en es-tu jamais pris à un figuier parce qu’il ne faisait pas de cerises ? Alors tais-toi ! »
(p. 160)
« Là est le vrai bonheur : n’avoir aucune ambition et travailler comme un damné, comme si on avait toutes les ambitions du monde. Vivre loin des hommes, les aimer et n’avoir pas besoin d’eux. Bien manger et bien boire à Noël, puis se retirer dans la solitude, loin de tous les appâts, avoir les étoiles au-dessus de soi, à gauche la terre, à droite la mer, et prendre conscience, tout à coup, que la vie a accompli son dernier exploit dans ton cœur : devenir un conte de fées. »
(p. 162) :
« Je me souvins d’un matin où j’avais trouvé un cocon dans un pin, au moment où son écorce se fendait et où le papillon s’apprêtait à sortir. J’attendais, j’attendais, mais il tardait, et j’étais pressé. Je me penchai alors sur lui et me mis à le réchauffer de mon haleine. Je le réchauffais avec impatience et le miracle commença à se produire sous mes yeux, à un rythme plus rapide que celui de la nature. L’écorce s’ouvrit entièrement, le papillon apparut. Mais je n’oublierai jamais l’effroi qui me saisit à cet instant : ses ailes fripées restaient collées, son petit corps tremblant luttait pour les déployer, mais n’y parvenait pas. Je m’efforçais de l’aider en lui soufflant dessus. En pure perte. Il avait besoin d’une maturation et d’une ouverture patientes au soleil, et il était trop tard. Mon souffle avait contraint le papillon à se montrer avant l’heure, ridé, prématuré. Sorti avant terme, il s’agita désespérément et mourut peu après au creux de ma main.
Je crois que le cadavre duveteux de ce papillon est le poids le plus lourd que j’ai sur la conscience. J’ai profondément compris cela aujourd’hui : c’est un péché mortel de forcer les lois éternelles ; on a le devoir de suivre avec confiance le rythme pérenne de la nature.
Je me juchai sur un rocher pour me pénétrer en toute tranquillité de cette pensée. Si je pouvais, me disais-je, gouverner ma vie sans ces impatiences hystériques ! Si ce petit papillon, que j’ai tué pour avoir été trop pressé de l’amener à la vie, pouvait voler toujours devant moi et me montrer le chemin ! Et qu’ainsi un papillon prématurément disparu aide une âme sœur, une âme humaine, à ne pas se hâter et à prendre tout son temps pour déployer ses ailes ! »
(p. 343) :
« Je peux me tromper, Zorba, mais je crois qu’il existe trois sortes d’hommes. Ceux qui ont pour but de vivre leur vie, comme on dit : manger, boire, aimer, s’enrichir, devenir célèbre… Et puis il y a ceux qui ne se donnent pas pour but leur propre vie, mais celle des autres : ils ont le sentiment que tous les hommes ne font qu’un et ils s’efforcent de les éclairer, de les aimer, de les aider autant qu’ils le peuvent. Et enfin, il y a ceux dont le but est de vivre la vie de l’univers : tous, hommes, animaux, plantes, astres, nous ne sommes qu’un, nous sommes une même substance qui mène le même terrible combat. Quel combat ? Transformer la matière en esprit.
Zorba se gratta la tête. »
(p. 366) :
« L’homme, ce malheureux, a élevé autour de lui une haute palissade infranchissable, s’est retranché dans une redoute fortifiée où il s’efforce de mettre un peu d’ordre et de sécurité dans sa petite vie quotidienne, dans son existence matérielle et spirituelle. Tout, dans cette enceinte, doit suivre les chemins tracés, la sainte routine, obéir à des lois simples, faciles à comprendre, pour nous permettre de prévoir avec quelque assurance ce qui va advenir et comment nous comporter. Dans cette place forte protégée contre les violentes incursions du mystère, règnent les petites certitudes rampantes, ces mille-pattes. Mais il n’y a qu’un seul ennemi mortel et honni, contre qui depuis des millénaires tous les hommes se sont ligués : la Grande Certitude. C’est cette Grande Certitude qui avait maintenant franchi le rempart et fondu sur moi. »
RB