Nos amis « investigateurs », ces journalistes hors norme qui accomplissent un travail admirable d’époque pré-Gutenberg, en recopiant la langue tordue par l’application, les procès-verbaux fournis à eux par des amis magistrats, policiers ou avocats, étaient tous le 12 septembre dernier en voyage à Londres. La Westminster Magistrates Court, la « right stuff » de la justice de sa Majesté, se réunissait ce jour pour examiner, une fois de plus, le sort d’Alexandre Djouhri citoyen français arrêté le 7 janvier dernier à la demande du Parquet National Financier. Le PNF, un OVNI judiciaire français créé en forme d’exorcisme par François Hollande après le cataclysme de l’affaire Cahuzac...
En fait non, le grand inquisiteur qui guide ma plume informatique allume ici le feu rouge et me signale que je déraille. Comme un train de banlieue à Brétigny. Dans l’oreillette d’un wifi imaginaire, le spectre me dit : « Pas du tout, les journalistes français présents le 12 septembre dans les couloirs de la Westminster Court ne venaient pas pour Djouhri, mais pour le jugement d’un autre grand bandit tricolore : Hugo Loris, portier de nuits trop longues, coupable d’avoir conduit bourré ! ». Le spectre a raison et je suis très déçu. Marri que les « investigateurs » n’aient pas pris la peine de venir investiguer au pays de Sherlock. Sans doute messieurs Niel et Drahi n’ont-ils plus assez de sous pour offrir le voyage à leurs employés modèles, qui n’ont permission que de se rendre à la « Brasserie du Palais », là où le PV se ramasse à la pelle.
Donc Djouhri devant l’honorable Emma Arbuthnot, présidente de la Court, assisté de son barrister Mark Summers (par ailleurs avocat d’un autre colossal malfaiteur, Julien Assange), était pour l’audience sans « investigateurs » sur le dos. Me voici donc contraint de suppléer mes collègues (je ne dis pas confrères), impécunieux. Mais, patatras, l’objet du débat prenait vite la forme du fameux drame de Samuel Beckett, En attendant Godot. Sauf qu’à la Westminster Court le 12 septembre, ce n’est pas Godot que l’on attend (depuis des semaines), mais le PNF représenté par le barrister Ben Watson. Pardon cher Ben mais le PNF fut donc une chaise vide.
Et voilà que la présidente Arbuthnot commence à s’irriter des tergiversations des magistrats français. Pour l’instant incapables de répondre aux questions posées par sa Court : les interrogations portent sur la légitimité de la répression exercée par Londres contre Alexandre Djouhri, à la demande de Paris. Emma Arbuthnot est connue au palais pour sa rigueur d’épée, n’est-ce pas elle qui a mis fin au libéralisme fou des taxis Uber au Royaume Uni ? Ce 12 septembre la magistrate à perruque s’énerve un poil. Au point de grommeler un « wrong » qui a du sens. Il s’applique aux dispositions qu’elle a prises à la demande du PNF : Djouhri privé de liberté, attaché à une chaîne pendant plusieurs semaines (y compris lors d’une opération du cœur) avec à la clé deux millions d’euros de caution. Ces détails ne sont pas du Benalla au pays de l’Habeas Corpus, celui de la liberté avant toute chose : outre la perruque la dame ne veut pas perdre son honneur et porter le chapeau. Ben Watson lui-même avait du mal à expliquer calmement la vacuité des réponses de son client PNF, pourtant à l’initiative des poursuites contre Djouhri... Bref le barrister a obtenu un délai supplémentaire d’une semaine. Les « investigateurs » ont donc le temps de commander des billets d’Eurostar à prix réduit pour rattraper le temps perdu.
Pour les lecteurs égarés dans mes lignes, je rappelle rapidement les fameuses questions d’Emma Arbuthnot. Elles portent sur la validité du mandat d’arrêt délivré par Paris contre Djouhri. Analysée par le professeur de droit Didier Rebut, un homme dont la rigueur n’est pas contestée, la procédure engagée par le PNF pourrait, au choix des mauvaises langues, être qualifiée de faux mandat ou de traquenard judiciaire ! Rappelons que Djouhri, avant de faire l’objet d’un mandat d’arrêt européen, n’a jamais été convoqué par les juges, et a fortiori, jamais mis « en examen ». Avec un casier judiciaire vierge et l’absence de délit reconnu, il est juridiquement impossible, nous dit Didier Rebut, de se lancer dans cette chasse à l’Alexandre.
Pour leur part, deux des avocats de Djouhri ont envoyé un dossier à Emma Arbuthnot. D’abord le défenseur suisse Jean-Luc Herbez tente de donner un sens au vide. Son client, qui réside en Suisse depuis des années et qui participe aux votations locales, aurait, alors qu’il séjournait chez lui à Genève à la fin décembre 2017 et aux premiers jours de 2018, échappé au fameux mandat français... Mais pourquoi les magistrats du PNF ont-ils oublié de préciser l’adresse de Djouhri ? Alors qu’ils connaissent sa résidence pour l’avoir perquisitionnée en 2015 ? Pourquoi ce « fugitif » à l’insu de son plein gré a t’il été embarqué dans un avion pour Londres plutôt que questionné en Suisse. En adressant une demande d’entraide judiciaire aux autorités helvétiques, le PNF pouvait sans difficulté interroger l’homme d’affaires à Genève... Voilà, mis en avant par maître Herbez, les trous dans la raquette des enquêteurs.
C’est aussi Pierre Cornut-Gentille, le défenseur parisien, et historique du « fuyard » de Londres, qui adresse ses remarques à la présidente de la Court. Une fois encore, l’avocat répète que son client n’a jamais été convoqué légalement par le PNF, et que l’argument de la fuite ne tient pas plus que la valeur du mandat qui créé le motif : « la délivrance d’un mandat d’arrêt au cours de l’information ne confère pas à celui qui en est l’objet la qualité de mis en examen... ».
Cette précision permet aux avocats de Djouhri de faire prévaloir l’innocence de leur client puisqu’il ne fait l’objet d’aucunes poursuites légales...
Voilà donc les questions simples posées à un PNF compliqué. Et qui semble se gratter longuement la tête avant de répondre. Silence qu’Emma Arbuthnot ne va pas, semble-t-il, être en mesure de supporter sans perdre son self control et déclencher son propre « brexit ».