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Vygotski au service des entreprises ?

Les travaux du psychologue soviétique Lev Vygotski sont souvent associés au socio-constructivisme pédagogique. Or, ce dernier est revendiqué en héritage par les tenants de l’approche par compétences, cette expression pédagogique du recentrage de l’enseignement sur la demande patronale de flexibilité. D’où la question : l’approche par compétences est-elle un digne successeur de l’école historico-culturelle de Lev Vygotski ?

L’école historico-culturelle

L’école historico-culturelle, a été fondée dans les années 20-30 par trois psychologues soviétiques, Lev Vygotski, Romanovitch Luria et Alexis Léontiev. Leurs travaux s’inscrivaient dans les débats qui animaient les milieux académiques de psychologie et de pédagogie de l’époque. La psychologie, comme science naissante, attirait beaucoup de jeunes étudiants et chercheurs en URSS. Il existait différentes écoles de psychologie en Occident et celles-ci avaient leurs adeptes dans les universités russes. Mais la question qui se posait était de savoir s’il fallait adopter tels quels différents éléments du behaviourisme, de la psychologie Gestalt, de la psychologie des tests ou encore de la psychanalyse et les « mixer » ou s’il était préférable de tenter de formuler une nouvelle psychologie scientifique, conforme aux objectifs de la société socialiste naissante. Dans ce dernier cas, comment serait-elle appelée : psychologie objective, dialectique ou marxiste ?

Dans ce contexte, plusieurs courants ont vu le jour. Parmi eux, l’école dite « historico-culturelle ».

Voici ce qu’en dit le philosophe marxiste Lucien Sève, l’un des grands spécialistes de la pensée de Vygotski : « Le double but de Vygotski est : reformuler la théorie psychologique sur des bases marxistes et inventer des voies concrètes pour une pédagogie dans la lutte contre l’analphabétisme et la solution des problèmes de défectologi, depuis la surdité jusqu’au retard mental ».

Vygotski donne une double définition du terme « historique ». Celui-ci doit d’abord se comprendre dans une approche dialectique, au sens où chaque individu a sa propre histoire. Mais il fait également référence à l’histoire de l’humanité. Les fonctions supérieures n’ont pas un développement naturel mais varient selon les époques historiques. Il y a donc évolution. Ces deux branches de l’histoire (naturelle et culturelle) fusionnent dans le psychisme pour permettre à l’enfant et à l’adulte de se développer au travers de son parcours individuel.

Le culturel n’a rien de mystique ou de surnaturel. Dans le monde animal à coté des réflexes inconditionnels cad les instincts, dominent les réflexes conditionnels, qui résultent de l’expérience acquise par l’animal au cours de son existence. Tous ces réflexes concernent le lien qui s’établit entre un stimulus et un objet, Mais au niveau humain Vygotski prétend qu’il y a un stimulus artificiel qui s’intercale en quelque sorte entre le sujet et l’objet. Le lien direct d’association devient structure. Le développement et l’enchevêtrement du langage et de la pensée en est la cause. Et même si les animaux peuvent penser et ont parfois un rudiment de langage ils ne se parlent pas vraiment, ni ne sauront-ils concevoir un accélérateur de particules. Toutes les fonctions essentielles de l’homme, le langage, la mémoire, l’attention, sont reconstruits sur cette base triangulaire à savoir « objet-signe-sujet ». Nous y reviendrons en abordant les stades de développement.

Les stades de développement selon Vygotski

Vers 1924-30, Vygotski se passionne pour le débat sur l’inné et l’acquis. En s’appuyant sur la thèse de Thorndike, Vygotski distingue deux niveaux : « d’une part les savoir-faire dont on hérite par adaptation aux conditions plus ou moins durables de l’existence individuelle et d’autre part, toute une hiérarchie de savoir-faire dirigés vers la solution de problèmes nouveaux incombant à l’organisme. » A cette époque, la tendance dominante en Russie s’oppose à tout ajout pour expliquer les processus d’apprentissage animaux ou humains car elle redoute l’introduction d’un troisième stade, celui de l’intelligence, terme vague et subjectif, permettant un variété infinie de définitions, sans possibilité d’une mesure précise et universellement acceptée. Le concept « intelligence » se trouvait, pour eux, en dehors du domaine de la science et était donc susceptible d’interprétations subjectives et métaphysiques, voire religieuses. Vygotski pour sa part, formule ce stade en se référant à Bühler qui considère l’intelligence comme « un comportement approprié à son but, se réalisant sans essais répétés sur l’objet ». Mais il estime que cette description ne révèle pas encore ce qui est le plus important. Dire que les formes supérieures chez l’homme et les plus primitives chez l’enfant et le chimpanzé sont quasi identiques, comme le prétend Bühler, constitue pour lui « une erreur profonde ». En effet, selon Vygotski, ces trois stades restent dans le domaine biologique et ne se frayent pas un chemin « (..) dans le champ de la psychologique historique de l’homme. Vygotski introduit donc un quatrième stade (même si ce terme de « quatrième » est sans doute inapproprié dit-il) qu’il nomme volonté en référence à la psychologie ancienne où c’est sous ce vocable qu’étaient traitées les formes supérieures de comportement. »

Pour illustrer son propos, Vygotski prend notamment l’exemple de la mémorisation chez les enfants. La mémoire naturelle est d’apprendre par cœur. La méthode que l’enfant acquiert à l’école est la mémorisation à l’aide de signes. Un peu comme le nœud dans le mouchoir qui nous rappelle que nous devons nous rendre chez notre grand-mère pour ses courses cette après-midi. Cet ensemble de signes artificiels qui s’interpose entre la matière à mémoriser et le sujet, est une forme de maîtrise de son propre comportement. Dès le moment où l’enfant maîtrise ce système de signes artificiels intermédiaires il devient progressivement capable de maîtriser son propre comportement.

L’enfant « se met à appliquer à lui-même les formes de comportement qu’utilisent d’habitude les adultes à son égard. La clef de notre propos est donc la maîtrise de son propre comportement (..). C’est sur l’intervention de la volonté dans la représentation que sont fondés la pensée proprement dite, la formation des concepts, des jugements et des déductions. »

Prendre en compte ces éléments nécessite des changements au niveau des méthodes pédagogiques. « A la place de la discipline imposée du dehors, du dressage par contrainte, on préconise la maîtrise autonome de son comportement, qui ne suppose pas la répression des pulsions naturelles de l’enfant mais vise à ce que celui-ci maîtrise ses actes. De ce fait, l’obéissance et les bonnes intentions sont reléguées à l’arrière-plan, tandis qu’à l’avant-scène vient le problème de la maîtrise de soi. ». C’est la thèse clé de l’école historico-culturelle.

Celle-ci s’inspire du marxisme dans la mesure où on peut y voir un parallèle entre le travail physique qui manipule et transforme les objets à l’aide d’instruments et le fonctionnement psychique qui utilise des symboles ou des signes pour maîtriser son propre comportement. Par l’utilisation de signes artificiels, l’homme, en transformant la nature, transforme sa propre nature. C’est ce que Vygotski appelle la méthode instrumentale. Mais « la différence essentielle entre l’outil psychologique et l’outil technique réside dans l’orientation de son action. L’outil psychologique tourne son action vers le psychisme, vers le comportement, alors que l’outil technique s’insère comme moyen terme entre l’activité de l’homme et l’objet extérieur afin d’obtenir un changement sur l’objet. L’outil psychologique ne modifie en rien l’objet ; il influence le soi (ou l’autre). Il opère sur le psychisme, le comportement, et non comme un moyen d’action sur l’objet. Dans l’acte instrumental se manifeste par conséquent une activité en rapport non avec l’objet mais avec soi-même. »

La personnalité selon Vygotski

L’interaction complexe entre l’enfant et ses parents, ses enseignants ou ses pairs ainsi que l’intégration des fonctions psychiques supérieures échafaudent la personnalité naissante au début de la puberté. C’est une fusion unique entre l’intelligence, l’émotionnel et le processus de volonté.

Selon Vygotski toute fonction devient intérieure après avoir été extérieure. Au départ, il y a une relation sociale entre deux personnes. Par la suite elle s’intériorise. Cette vision demande un renversement complet des conception de la psychologie en tant que science. Ce n’est pas le social qui est déterminé par l’individuel mais l’inverse. La question « comment un enfant se comporte-t-il en groupe ? » devient « comment le collectif crée-t-il des fonctions psychiques supérieures chez l’individu ? ». La fonction sommeille-t-elle dans l’individu ou est-elle importée ? Elle est importée, répond Vygotski. Pareillement, c’est la discussion qui fait naître l’idée. La « sociogenèse » est donc la clé du comportement humain supérieur. « La relation interne entre les fonctions et les zones du cerveau est remplacée, en tant que principe régulateur fondamental de l’activité nerveuse, par des relations sociales en dehors de l’homme et dans l’homme (appropriation du comportement d’autrui), nouveau principe régulateur. » De nos jours, cette activité nerveuse est détectée par les neurotechnologies, qui montrent que plusieurs zones cérébrales participent aux fonctions psychiques supérieures.

Vygotski, psychologue renommé et marxiste

La plupart des pédagogues et psychologues connaissent Vygotski pour sa théorie de la « zone proximale de développement ». En essence, elle dit ceci : les tests ne peuvent que mesurer ce que l’enfant sait déjà faire ; mais avec l’aide de l’adulte il peut aller plus loin et l’on peut ainsi déterminer son potentiel.

Nous assistons depuis la crise mondiale de 2009 a un regain d’intérêt pour Marx, mais Vygotski, grâce à ses compétences en psychologie et pédagogie, avait déjà percé en Occident dès les années 80. La dernière décennie a vu une deuxième vague d’intérêt pour ses écrits, dont la plupart n’existent aujourd’hui encore qu’en russe. Les scientifiques qui se sont intéressés à sa vie, soulignent les discussions sur la situation dans le pays au début des années trente et le fait que l’école historico-culturelle a subi des attaques de la part des autorités académiques et politiques. Et la pédologie a été interdite par un décret de juillet 1936. Mais l’interprétation de ces événements est et reste sujet à discussions : « Cette période de l’histoire de la psychologie soviétique peut être vue de deux cotés : soit pour être l’histoire de la constitution d’une liste noire d’une “intelligentsia non parti”, ou le début d’une appréciation critique de l’œuvre de Vygotski. Nous avons argumenté que les deux points de vue peuvent être défendus ».

Cette appréciation tout en nuance est complétée utilement par celle d’un marxiste italien, Angiola Massuco Costa, connaisseur de la psychologie des années trente en URSS : « Il faut toutefois reconnaître que, dans l’ensemble, les critiques furent justifiées et efficaces. . Elles poussèrent les psychologues à entreprendre plus rigoureusement leurs recherches et à relier leur discipline à une vue plus large de la réalité et à d’autres techniques d’analyse (..) ». Ces tests, et la pédologie qui s’en servait, étaient élaborés comme si l’esprit était régi par un certain fatalisme, excluant toute possibilité de transformation.. »

Vygotski et Piaget

A l’époque Vygotski a engagé la polémique avec Piaget sur sa conception de développement enfantin.

Les théories du développement formulées par le célèbre psychologue suisse peuvent se résumer ainsi : à condition que l’enfant se trouve dans le milieu pédagogique approprié, l’intelligence se construit selon quatre étapes immuables, génétiquement déterminées et nécessaires au développement, à savoir : le stade sensorimoteur, le stade préopératoire, le stade opératoire concret et le stade opératoire formel. Les connaissances se développent à travers ces stades. Pour Piaget, toute forme d’apport culturel est à réduire au processus biologique d’adaptation de l’organisme à son environnement. « Les formes de connaissances nouvelles s’expliquent par une interaction entre le processus d’assimilation (qui consistent à intégrer de nouvelles situations à des cadres mentaux déjà existants) et d’accommodation (adaptation du sujet à des situations nouvelles produisant une transformation des cadres mentaux). »

La première divergence entre Vygotski et Piaget concerne l’immuabilité des quatre stades. Piaget conçoit le développement comme un processus essentiellement biologique et un enseignement qui ne tiendrait pas compte du stade dans lequel se trouve l’enfant est inefficace et inutile. Il va encore plus loin en considérant que « les opérations de la pensée (..) tiennent aux coordinations générales de l’action (..) et non pas au langage et aux transmissions sociales particulières, ces coordinations générales de ‘l’action se fondant elles-mêmes sur les coordinations nerveuses organiques qui ne dépendent pas de la société. »19 Pour Vygotski, au contraire, le développement naturel, la maturation, peuvent être stimulés voire bouleversés par un enseignement approprié.

La deuxième divergence entre les deux psychologues se situe au niveau d’un langage particulier, souvent observé lors du jeu enfantin, une façon de penser tout haut en quelque sorte. Piaget donne à ce langage le qualificatif « égocentrique » parce qu’il n’a aucune fonction communicative : son seul champ émotionnel est le « moi » de l’enfant. Pour Vygotski il s’agit bien, au contraire, d’un langage extérieur, mais qui s’intériorise progressivement. Penser tout haut deviendra ensuite penser en silence. Il ne considère donc pas que ce langage ait un lien avec une quelconque ego-centricité enfantine.

« Contrairement à Piaget, nous présumons que le développement ne mène pas à une socialisation, mais bien à une métamorphose de rapports sociaux en fonctions psychiques ». Cette citation de Luria , élève de Vygotski, insiste sur le fait qu’il n’y a pas, chez l’enfant, une évolution de l’Ego vers le social mais qu’inversement les rapports sociaux sont intégrés par lui. C’est par ce mécanisme psychologique d’intégration que l’homme devient « l’ensemble des rapports sociaux”. Piaget n’a connu les travaux de Vygotski qu’après la mort de ce dernier mais il a répondu à ses critiques dans les années soixante. Dans sa réponse, il considère que l’absence de décentration (c’est-à-dire la capacité de se mettre à la place de l’autre) est une barrière à la coopération intellectuelle. Et il reproche à Vygotski son trop grand optimisme biologico-social.

Pour Vygotski, l’apport positif des thèses de Piaget est d’abord d’avoir considéré l’enfant non pas comme un mini-adulte qui n’a pas encore ceci ou cela mais comme une entité en soi. Il a en effet défini ce qu’il y a de particulier à la pensée infantile et s’est basé sur un concept de développement. Il a voulu s’enfermer volontairement dans un empirisme strict, apportant une grande minutie à ses observations par sa méthode clinique.

Toutefois, Vygotski estime que pour résoudre les problèmes de compréhension rencontrés, Piaget a dû recourir, « malgré tous ses efforts de s’y soustraire » à une théorie de l’autisme enfantin, de la pensée égocentrique. « La thèse avancée par Freud et reprise par Piaget est que l’autisme serait l’échelon primaire et fondamental auquel se superposent tous les échelons ultérieurs dans le développement mental, la pensée la plus précoce serait selon les propres termes de Piaget ‘l’imagination quasi hallucinatoire’ et le principe de satisfaction, qui gouverne la pensée autistique, précéderait le principe de la réalité, qui gouverne la logique de la pensée rationnelle. »

Mais selon Sève, « la méthode génétique en psychologie ne peut ramener le développement du psychisme à une évolution naturelle de l’espèce, une phylogenèse biologique qui récapitulerait en chaque individu une ontogenèse de même nature ; elle doit le comprendre avant tout comme une histoire sociale productrice d’outils et de fonctions psychiques par l’appropriation et l’intériorisation desquels s’effectue le développement mental de l’enfant jusqu’à l’adulte. »

Constructivisme philosophique et constructivisme pédagogique

Dans le domaine de la pédagogie, l’école dite « socio-constructiviste » se trouve parfois associée à la pensée de Lev Vygotski. Mais cette filiation est-elle justifiée ?

Avant tout chose, et pour éviter tout malentendu, il faut distinguer le constructivisme pédagogique du constructivisme philosophique. Ce dernier considère que toute théorie formulée sur la réalité ne dit rien en définitive de la réalité en tant que telle. C’est une thèse néo-kantienne. En effet, Emmanuel Kant considérait déjà que la réalité même, la « chose en soi », est inconnaissable. On ne connait que les choses « pour soi », c’est-à-dire en lien avec nous, perçues par nous.

Le représentant le plus connu du constructivisme radical est Ernst von Glaserfeld. Il considère que la connaissance n’est pas un reflet d’une réalité objective mais seulement une « construction » du cerveau d’un individu (ou une culture sociale). La seule réalité est donc ce qui est donné directement à nos sens. Le reste n’est que spéculation.

Le constructivisme pédagogique, pour sa part, dit simplement que « tout apprentissage passe par une activité mentale de réorganisation du système de pensée et des connaissances existantes de chacun. Que sans cette activité aucun savoir nouveau ne peut être intégré ».30 Le socio-constructivisme pédagogique insiste en outre sur « le rôle majeur des interactions sociales pour que cette activité de construction ait lieu ». Ainsi que l’écrit Nico Hirtt, « une bonne didactique constructiviste est très efficace et très émancipatrice mais diamétralement opposée au constructivisme philosophique. »

La pédagogie peut-elle concilier Piaget et de Vygotski ?

Cette conception pédagogique générale ne souffre aucune critique. Là où cela devient problématique, c’est lorsque certains socio-constructivistes prétendent faire la synthèse, ou prendre le meilleurs de deux mondes : celui de Piaget d’un côté et celui de Vygotski de l’autre. Il y a là une limite franchie car on peut difficilement utiliser Vygotski pour une cause à laquelle il se serait opposé vigoureusement. Voici comment Vygotski se démarque déjà d’un certain biologisme. « Le processus d’insertion de l’enfant dans la culture ne peut être ni, d’un côté, identifié au processus de maturation organique ni, de l’autre, ramené à la simple assimilation technique d’habilités externes. »

Dans sa forme néo-piagétienne, le socio-constructivisme se focalise sur la relation professeur-élève. Chaque élève est unique et complexe. Il se forme sa version de la vérité et en ce, il est influencé par le milieu familial, culturel et scolaire. Cet arrière-fond détermine les connaissances acquises. C’est l’élève lui-même qui est le créateur dans ce processus. Il n’est donc pas un miroir passif. Le rôle du professeur se démarque du concept traditionnel ; il n’est plus le transmetteur de la connaissance. Ce n’est plus lui qui parle, c’est lui qui pose des questions. C’est un « facilitateur » du processus d’apprentissage qui part de l’élève. On perçoit même, chez certains, des tendances au constructivisme philosophique, comme en témoigne la définition de « constructivism (philosophy of education) » sur les pages anglophones de Wikipédia : on y lit que la réalité est construite par nos activités et ne pré-existe pas avant l’intervention sociale ; les membres d’une société inventent les propriétés du monde ; les connaissances ne sont que des « produits » humains, socialement et culturellement construits.

Schneuwly met le doigt sur la plaie fondamentale de ce socio-constructivisme pédagogique-là. Le concept d’« environnement » est réduit à une peau de chagrin, tant dans l’espace que dans le temps. « L’accent est fortement mis sur l’interaction immédiate entre les personnes, ce qui porte l’intérêt essentiellement sur des processus d’apprentissage dans des empans temporels relativement courts. Il est également mis sur l’appropriation de techniques ou d’habilités relativement limitées, par intériorisation des mécanismes de régulation et de contrôle. La problématique du développement comme restructuration fondamentale de systèmes psychiques est pratiquement absente. Les savoirs scolaires sont traités de manière isolée à un moment donné d’un processus d’apprentissage. Le terme socio-culturel en opposition au terme historico-culturel de Vygotski est symptomatique. Ils envisagent un ensemble d’éléments culturels dans un contexte social conçu comme interactions sociale et situations immédiate. »

Certains pédagogues constructivistes ont également tendance à recourir de façon systématique à la « situation-problème » où l’on commence chaque séquence d’apprentissage en proposant aux élèves une tâche concrète à accomplir dans des conditions déterminées ; ceci afin de les obliger à franchir un certain nombre d’obstacles cognitifs au cours desquels ils « construisent » de nouvelles représentations et en déconstruisent d’anciennes. De nouveau, une telle démarche n’a rien de critiquable en soi. Mais il est dangereux d’en faire un système. Comme le dit Nico Hirtt, de l’association Appel pour une école démocratique (Aped) : « on en arrive à attacher davantage d ‘importance à la forme qu’au contenu. A la limite, on estime qu’il faut surtout que l’élève soit actif, peu importe les savoirs, qu’on lui aura transmis. »

L’approche par compétence

Une dérive similaire peut s’observer dans l’approche par compétence (APC), la pédagogie officielle de l’enseignement francophone en Belgique (et dans une moindre mesure en Flandre), mais aussi au Québec, à Genève aux Pays-Bas et plus récemment en France.

Nico Hirtt : « Dans l’approche par compétences, la situation-problème n’est pas au service des savoirs, elle est l’objet même des connaissances : le but à atteindre est la compétence, c’est à dire la capacité de mobiliser des connaissances, des savoir-faire, des attitudes dans des ... situation-problèmes. L’APC est une pédagogie adaptée, avec une vision étroitement utilitariste du savoir et de l’éducation. »

D’autre part, la focalisation maladive sur les compétences amène nécessairement au culte de la réussite. Tout échec est considéré comme négatif. D’où une volonté maniaque de mesurer constamment les compétences acquises. Vygotski s’oppose quant à lui, à l’adoration des tests. « Les aptitudes intellectuelles et les aptitudes motrices ne concordent pas les unes avec les autres. En chaque domaine, il peut y avoir du retard. De plus, leurs courbes sont loin de coïncider, chacune d’elles ayant d’ailleurs sa dynamique propre. Cette situation crée une brusque et essentielle fracture dans la technique d’évaluation psychologique d’aujourd’hui, fracture conduisant inévitablement à passer d’un ensemble de mensurations superficielles à une évaluation des aptitudes, à des recherches spécialisées sur les particularités spécifiques des différentes fonctions. » Les données de ce problème en lien avec la valeur relative de la psychométrie ont fort évolué depuis l’époque de Vygotski. Entre un rejet total et une « juste » place dans un système d’évaluation diversifié des compétences, Vygotski a toujours cherché « un juste milieu ». Il nuance ainsi son propos en insistant sur l’importance des savoir-faire : « (..) montrer l’influence réciproque des savoir-faire assimilés par l’écolier et de l’éducation , son développement culturel. »

Toute pédagogie est le reflet d’une vision de la société. Selon Nico Hirtt, « le but de l’APC n’est pas ‘ de doter le futur citoyen des savoirs qui lui donneront force pour comprendre le monde’, mais bien d’armer le futur producteur de cette capacité d’adaptation aux savoirs nouveaux qui doit assurer son ‘ employabilité’ tout au long de la vie. » Le contexte général de la crise économique internationale est en toile de fond. « Depuis la fin de années 80, les textes de l’OCDE, de la banque mondiale, de la table ronde européenne des industriels, de la Commission européenne, regorgent littéralement d’appels à recentrer les apprentissages sur les compétences. Parce que les employeurs ont reconnu en elles les facteurs clés de dynamisme et de flexibilité. Une force de travail dotée de ces compétences est à même de s’adapter continuellement à la demande et à des moyens de production en constante évolution. »

La tournure que prend la société est contraire à la tendance des années soixante et septante de démocratiser l’école. « Les pays capitalistes avancés, aux prises avec des contraintes budgétaires de plus en plus sévères, se voient donc sommés d’adapter leur enseignement à une double évolution des marchés du travail : flexibilité et polarisation des qualification. Dans ce contexte, il est irréaliste de poursuivre sur la voie initiée dans les années 50 et 60, celle de la démocratisation de l’enseignement général qui avait été initialement conçu pour les enfants des classes dirigeantes ».

Le changement de société

Vygotski place l’éducation et la formation de la jeunesse dans le cadre de la construction du socialisme. Ce système travaille à l’avènement d’un homme nouveau. En 1930 il expose l’objectif principal de ses travaux psychologiques et pédagogiques dans son article « The Socialist Alteration of Man ». Les socialistes utopiques, comme le patron textile James Owen, réalisaient à petite échelle dans leurs phalanstères, un nouveau système d’éducation combinant travail intellectuel et travail manuel. Leur but était d’améliorer la production et d’élever les hommes à des standards pédagogiques élevés. Changer continuellement de travail et faire preuve d’une grande mobilité sont devenus souhaitables pour devenir les maîtres de la nouvelle société. Mais d’avantage encore la maîtrise intellectuelle des rapports techniques de production . Comme le remarque Marx, il est envisageable dans les conditions actuelles de faire travailler en commun les deux sexes en vue d’un développement humain nouveau. Mais cela reste impossible tant que la destruction du système capitaliste et son système d’organisation de l’industrie ne seront pas réalisés. La révolution socialiste permet d’accéder à un nouvel ordre social et de nouvelles formes d’organisation des relations sociales. Dans ce processus, la personnalité humaine elle-même sera modifiée et ce, de trois manières. Primo il s’agit d’une libération de l’oppression. Secundo, le futur sera construit sur base d’un travail physique et intellectuel harmonieux et la production servira le peuple et lui seul. Et enfin, un nouvel ensemble de relations sociales sera construit au fur et à mesure de l’affermissement de la nouvelle société. Cela amènera inévitablement à des changements dans la conscience de l’homme et dans son comportement individuel et social. De nouvelles générations, passant par de formes nouvelles d’éducation, amèneront à un nouveau type d’hommes et femmes. L’éducation sociale et polytechnique jouera un rôle extraordinairement important. « Le collectivisme, l’unification du travail physique et intellectuel, un changement dans les relations entre sexes, l’abolition du gouffre entre le développement physique et intellectuel sont les aspects clés du changement de l’homme qui est le sujet de notre discussion. ».

Synthèse : les termes du débat entre le constructivisme piagétien et l’école historico-culturelle et l’approche par compétences

Le concept d’environnement : le constructivisme pédagogique piagétien limite l’environnement à l’interaction du professeur et de l’élève. Ils construisent ensemble des savoirs qu’intègrent les élèves. Vygotski parle de l’intégration de la culture dans le psychisme via le langage. Il y a là un plan dérobé de la relation qui fait intervenir l’idéologie dominante, la conception spécifique de l’enseignant et les attentes particulières de l’élève selon son origine sociale et l’attitude acquise par rapport à cette origine.

Le rôle du savoir dans l’éducation de l’homme. L’APC a tendance à préparer l’élève à être flexible et efficace dans la production telle qu’elle est organisée dans la société actuelle. Il doit savoir mobiliser son potentiel au service des intérêts de la production et du profit qu’elle engendre, au lieu de se mobiliser pour transformer la société. Ces savoir-faire sont au service de la rentabilité et non au service de la construction d’une personnalité solidaire et agissante ?

Concernant les objectifs de l’éducation en général et de l’école en particulier, on ne peut résumer l’éducation à un ensemble de savoirs, savoir-faire et même savoir-être sans préciser à quoi tout cela doit être subordonné. Sans quoi on laissera ces savoirs se faire instrumentaliser au service des rapport sociaux existants.

L’apprentissage de compétences est positif, l’homme créatif saura s’en servir à ses desseins. Sans vision de l’homme solidaire et à l’esprit critique, l’éducation risque de dégénérer dans un dressage d’esclaves dociles soumis aux puissants. L’APC se limite à former des cerveaux (idiots ?) utiles à l’économie tandis que Vygotski veut créer un homme d’une culture générale et polytechnique qui est acteur du changement et du développement de la société dont il fait partie.

Remerciements pour les corrections et les apports aux niveau des idées de Orfelia Francescutti, Gérard de Selys et Nico Hirtt

»» http://www.skolo.org/2017/08/27/vygotski-service-entreprises/
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