Vers un 11 novembre hollywoodien ?

Venant 10 jours après la Toussaint, le 11 novembre était maussade, vraiment peu ludique, ringard, même. Comme on a essayé, voici une dizaine d’années, de coloriser et regonfler la Toussaint par une injection de Halloween,Nicolas Sarkozy veut maintenant rajeunir et dynamiser le 11 novembre par des implants de guerres plus fraîches et joyeuses. Mais cette association ne peut que dénaturer les commémorations du 11 novembre et supprimer ce qui en fait une journée d’émotion et de consensus national.

C’est en effet une célébration tout à fait particulière, comme la 1ère Guerre mondiale (sur son front Ouest) elle-même : personne ne peut ressentir la première comme une fête de la victoire, ni voir dans la deuxième une guerre du Bien contre le Mal. L’évoquer, c’est penser aussitôt aux souffrances des Poilus des deux bords, mais aussi à la révolte des soldats contre la bêtise et l’inhumanité de leurs généraux ; il faut savoir gré à L. Jospin d’avoir réhabilité la mémoire des mutins, révoltés par les massacres que coûtait la prise d’une tranchée qui serait reperdue quelques jours plus tard.

Jünger (cité par J. Ch. Bailly) écrit dans Boqueteau 125 : "La lourdeur croissante qui pèse sur le conflit se manifeste déjà par le simple fait que, durant des années, dans les communiqués de l’armée reviennent constamment les noms des mêmes localités, des mêmes arpents de forêt, des mêmes cours d’eau".

Le 11 novembre unit donc l’hommage aux morts à l’idée qu’ils sont morts pour rien (en fait : pour le gâteau colonial que les nations nanties, Grande-Bretagne et France, refusaient de partager avec l’Allemagne) - mais ce "pour rien" n’est pas prononcé dans un esprit de dérision, mais au contraire dans un élan de pitié, sentiment bien rare lors d’une fête nationale, et qui en éloigne tout sentiment chauviniste. C’est une commémoration qui se fait dans le recueillement et la tristesse, et dont le but est d’arriver à un apaisement collectif (à la fois apaiser les ombres des morts et apaiser la colère des vivants devant tant de vies sacrifiées sans justification possible).

Dans son livre Le Dépaysement. Voyages en France (avril 2011), Jean-Christophe Bailly parcourt la France, à la recherche de signes de "francité" : qu’est-ce qui peut unir en une même appartenance nationale des paysages et cultures aussi différents que la Franche-Comté et le Pays Basque, la Bretagne et la Provence ?

Il s’arrête, au chapitre 14, sur les champs de bataille de l’Est de la Grande Guerre : là on tient sans aucun doute quelque chose qui fait lien social pour tous les Français. En effet, par-delà toutes les différences, une trace unit tous les villages français : le monument aux morts. Parfois, il remonte à la guerre de 1870, comme à Pont sur Vanne, dans le Nord de la Bourgogne, parfois même, il ajoute aux morts des deux guerres mondiales ceux des guerres coloniales ; mais la constante de tous ces monuments et leur raison d’être, c’est la guerre de 14-18. Ils sont comme des prolongements, sur toute la France, des cimetières militaires de l’Est et de cette région qui a porté l’essentiel du poids de la guerre. Aux Eparges, près de Verdun, J. Ch. Bailly mesure "la profondeur et la durée de l’imprégnation de cette guerre sur le paysage européen, avec pour la France ce supplément territorial, puisque les noms mêmes de la guerre ou de son front Ouest tout au moins sont, pour l’essentiel, ceux de la toponymie ancestrale des campagnes du Nord et du Nord-Est". (On pourrait opposer à ces remarques le malaise que produit cette trace aliénante de la 2ème Guerre mondiale que sont les noms d’Omaha Beach, Juno Beach, qui désignent maintenant en Normandie les plages du débarquement allié). La contemplation de ces paysages bosselés suscite une "phase méditative", constitue une "ligne de mélancolie" à laquelle il est utile aujourd’hui encore de consacrer une journée de recueillement, référence commune pour une identité française conçue sans agressivité.

Par contre, associer à cette journée les guerres coloniales de l’Afghanistan, puis bientôt d’Indochine et d’Algérie et, pourquoi pas, la Libye, dénature le 11 novembre et le transforme même en son contraire : une célébration des valeurs guerrières et de l’impérialisme. Au lieu d’un recueillement unanime, il n’offre plus que polémique, au lieu d’unir il divise, les Français acteurs de guerres pour le Bien et la Démocratie contre les pays du Mal et de l’Islam, et les Français entre eux, suivant leurs options politiques et morales.

Cette célébration n’est qu’une façon de revenir au discours du "bilan globalement positif du colonialisme", que Sarkozy avait essayé d’imposer au début de son mandat. Mais essayer de susciter une ferveur nationale pour ces guerres-là c’est donner à l’identité française le pire sens possible : l’union contre l’Autre, l’exclusion de l’Autre serait alors le seul moyen de trouver des valeurs à partager ; ce serait en fait le meilleur moyen de susciter le rejet de cette notion d’identité nationale que Sarkozy prétendait favoriser par un grand débat qui a dû finalement être enterré.

Ce serait ainsi la fin de la spécificité du 11 novembre : au lieu d’une méditation apaisée sur la guerre, sans vainqueur ni vaincu, mais dans la solidarité avec tous les morts, on risque d’aboutir à une deuxième journée de défilés militaires et à l’exaltation de héros sentant bon le sable chaud, dans une ambiance hollywoodienne.

Ce serait finalement la porte ouverte à une récupération chauvine et fasciste du 11 novembre, comme celle que Bailly dénonçait déjà à propos du gigantesque monument aux morts de Douaumont, dont la forme est censée "figurer une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol de France. (...) Or cette idée, il faut le dire, relève d’une esthétique intégralement fasciste."

Il faut donc espérer que cette version new look du 11 novembre durera moins que la mode des citrouilles et des déguisements de sorcières à la Toussaint et que les Français pourront bientôt jouir de nouveau, une fois par an, d’une journée de sérénité et de bienveillance mutuelle - car qui, même dans les populations plus ou moins anciennement immigrées (dont je fais partie), pourrait hésiter à s’associer au souvenir de ces morts, perdus dans des cimetières "dont les croix régulièrement espacées déterminent autant d’allées qu’il y a de rangs et, sans que l’espace soit immense, donnent une sensation d’infini" ?

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire. Elle a la double nationalité française et espagnole.

COMMENTAIRES  

17/11/2011 17:57 par Bernard Gensane
18/11/2011 14:04 par Dominique

Nos politiciens matamores du genre Tartarin de Tarascon ayant renoncé à même faire semblant de gouverner leurs pays aux mains de la finance internationale, se consacrent désormais à des questions du plus haut intérêt géopolitique : le 11 novembre, l’uniforme à l’école, la microscopique minorité qui fraude sur les congés maladie et laisse aux technocrates européens, (maintenant à pied d’oeuvre en Italie et Grèce) le soin de saigner à blanc les populations au profit des 1% les plus riches.

Cette politique de plus en plus contestée par les peuples est bien sûr soutenue par l’oligarchie politico-financière qui concentre tous les pouvoirs financiers, économiques, sociaux et politiques : armée, police militarisée, justice, presse.

C’est une situation comparable à celle de 1789, et seul le soulèvement de tout le peuple peut les faire tomber et changer le cours de choses.

Espérons que cela se produira avant qu’ils ne réussissent à nous entraîner dans une troisième guerre mondiale pour résoudre tous leurs problèmes et continuer à s’enrichir sur le dos non plus de vivants cette fois mais des morts...

21/11/2011 09:04 par njama

Merci Rosa LLorens pour l’article qui écorne le côté péplum donné à cette cérémonie du 11 novembre 2011 dont l’originalité du mélange des genres, qui fait de toutes les guerres une même salade au risque d’y perdre sens, fut plus que douteuse.
Il faut noter ce fait très inhabituel que ce discours a été écrit par le Président de la République (ou sa plume ? dont je ne connais le nom), alors que la coutume donnait ce rôle au secrétaire d’Etat aux anciens combattants ou au ministre de la Défense. toulouse7.com

La parole passe, beaucoup en ont retenu ce point saillant de cette si glauque étrangeté du mélange des guerres, c’est semble-t-il au vue des réactions, ce qui a le plus "heurté" les esprits dans cette cérémonie 2011.

Les écrits restent, et quand on prête attention à ce Discours, écrit par la Présidence, on s’aperçoit aussi du mélange des genres. Dans un ton lyrique inhabituel, et déplacé, du "11 novembre Culte des Morts" on passe au "Culte du Sacrifice" !

>>> "Les générations qui commencèrent cette guerre l’avaient regardée venir d’abord comme une fatalité, puis comme une nécessité. Toute une jeunesse qui souffrait d’une forme de désespérance et d’un manque d’idéal, avait même fini par la regarder comme une rédemption.
Elle cherchait une mystique.
Elle épousa celle du sacrifice.

Péguy avait écrit :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
couchés dessus le sol à la face de Dieu (...),
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés »

Cette jeunesse partit avec ses aînés le coeur presque gai vers le grand massacre.
Péguy mourut aux premiers jours de la guerre, dans les premiers combats, debout sous la mitraille, d’une mort de poète, dans un geste héroïque et naïf.
Quelques jours après, Alain Fournier, son ami, l’auteur du grand Meaulnes, sera foudroyé à son tour.
La guerre devait être fraîche et joyeuse et ne durer que quelques semaines."

"La France n’a existé que parce que des hommes ont accepté de se sacrifier à sa cause et parce que cette cause les a unis jusqu’à l’ultime sacrifice. "

" ... c’est à tous les « morts pour la France », vos frères dans le sacrifice, que la Nation rendra désormais aussi hommage. " <<<

La même idée était déjà reprise dans cet autre discours prononcé, le 16 mai 2007, par Nicolas Sarkozy, lors de la cérémonie d’hommage aux martyrs

" Môquet écrivit à ses parents à la veille d’être fusillé, c’est parce que je crois qu’il est essentiel d’expliquer à nos enfants ce qu’est un jeune Français, et de leur montrer à travers le sacrifice de quelques-uns de ces héros anonymes dont les livres d’histoire ne parlent pas, ce qu’est la grandeur d’un homme qui se donne à une cause plus grande que lui."

comme dans celui de Latran en décembre 2007

"Je mesure les sacrifices que représente une vie toute entière consacrée au service de Dieu et des autres. [...]
"Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j’ai faits pour réaliser la mienne."
[...] Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance.

Je veux évoquer la mémoire des moines de Tibhérine et de Monseigneur Pierre Claverie, dont le sacrifice portera un jour des fruits de paix, j’en suis convaincu. "

Les Discours de Sarkozy, une mystique du sacrifice ? une mystique du sang versé ... pour la paix ? un peu comme l’interprétation chrétienne du sacrifice de Jésus sur la croix, et du sang versé, rédempteur (= libérateur au sens biblique) ?
La mystique du sacrifice, fibre du roman national ?

C’est une chose d’avoir du respect pour la fonction présidentielle, c’en est une autre d’accepter n’importe quoi !
Toute une jeunesse qui souffrait d’une forme de désespérance et d’un manque d’idéal, avait même fini par la regarder comme une rédemption.
Elle cherchait une mystique.
Elle épousa celle du sacrifice.

Tiens donc, tous ces jeunes s’emmerdaient à donf au début du siècle, la guerre fut une réelle chance pour eux, une occasion presque inespérée de transcendance spirituelle ? celle de s’offrir en sacrifice ... pour être peut-être un jour, qui sait, sanctifié ou panthéonéisé par la Nation entière, éplorée, recueillie, et, ... si reconnaissante ?
Il se garde bien de préciser que toute cette jeunesse avait été conditionnée au revanchisme, ... par la Nation elle-même, par l’Éducation publique !
"La guerre, ça se prépare" comme on dit !

Il faut être psychopathe pour écrire (ou dire) des choses pareilles ! non ?
Une analyse au peigne fin de l’ensemble des discours de Sarkozy permettrait peut-être de préciser la pathologie ou l’illuminisme dont il semble être affecté ...

21/11/2011 11:10 par emcee

René Balme, maire de Grigny a répondu à sarkozy : http://www.rene-balme.org/24h00/spip.php?article1406

Et voici son discours intégral : http://www.rene-balme.org/24h00/spip.php?article1405

Combien de maires n’ont pas obtempéré au prêt-à -penser de celui qui se permet d’imposer des discours pour commémorer les morts au cours des guerres passées tout en faisant assassiner parallèlement des milliers de personnes innocentes, qui, sans lui et d’autres de son espèce, pourraient encore vivre paisiblement ? Et, qui représente, qui plus est, une menace constante pour d’autres pays, d’autres peuples.

Cette engeance se moque ouvertement de nous. Ca tombe bien : on supporte très bien, apparemment, qu’on nous marche sur la tête.

Quant aux commémorations, certes, tous ceux qui ont vécu cet enfer qu’est la guerre méritent un hommage, mais bien différent de ce défilé de va-t-en-guerre hypocrites et récidivistes.
Une mascarade, quoi. Une journée pour la paix et 364 pour la guerre. Et encore, il n’est pas dit que pendant que les pantins au service des marchands de canon faisaient leurs simagrées devant les monuments aux morts, d’autres innocents ne tombaient pas sous leurs bombes ou leurs balles.

Oui, disons plutôt 365. Ce sera plus proche de la réalité.

Le seul monument qui serait valable pour moi serait celui qui commémorerait la fin définitive des hostilités dans le monde, la destruction de toutes les armes et la traduction devant un tribunal véritablement international de tous les criminels de guerre .

On peut rêver, quoi ?

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