RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

"This is Our Story" de Wendy Adelson - Le trafic des êtres humains et la littérature (Counterpunch)

Je viens de lire "This is Our Story" ("Ceci est notre histoire" - NdR), le livre de Wendi Adelson sur le trafic humain, et je n’arrive pas à penser à autre chose. En marchant dans la rue, je pense à Ana, une adolescente de 14 ans violée quotidiennement par son ravisseur de 17 ans, et, couchée dans mon lit, je pense à Rosa, une jeune fille qu’on a forcée à devenir esclave sexuelle. En pensant à ces jeunes filles et à ma réaction à ces récits horriblement traumatisants de viols répétés, quotidiens, je me demande à quoi servent ces récits provocants, à part vous briser le coeur.

Dans ce livre, le professeur Adelson, avec beaucoup d’adresse, tisse ensemble trois histoires : la sienne, celle d’une enfant de 13 ans originaire d’Argentine, et celle d’une jeune femme de 18 ans originaire de Slovaquie. Les histoires des deux jeunes victimes de trafic humain sont horribles, déchirantes et pleines de créatures malfaisantes. La forme qu’elle a choisie est puissante : chaque héroïne tient un journal et le récit reprend ce que chacune écrit dans son journal au jour le jour.

J’ai lu ces histoires et je me suis demandé, "Et maintenant ?" "Qu’est-ce que je suis sensée faire ?" "Suis-je sensée faire quelque chose pour arrêter le trafic humain ? Et si oui, qui doit-on poursuivre ? Les réseaux de prostitution internationaux ? Les trafiquants humains individuels ? Dois-je insister pour qu’il y ait davantage d’enquêtes policières, que les trafiquants soient plus lourdement condamnés, ou pour qu’on distribue plus de documentation dans les aéroports et les quartiers d’immigrés pour prévenir les immigrants ? Je me suis souvenue des dépliants que j’avais vu dans des agences pour les droits des immigrants et dans des aéroports au Pérou pour informer les gens sur le trafic humain. Faut-il plus de dépliants comme ceux-là  ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour mettre fin à de si horribles souffrances ?

Dans le livre, à moment donné, les voisins appellent la police parce qu’ils ont vu Rosa, une adolescente de 14 ans se laver à l’extérieur avec un tuyau d’arrosage. (Elle le fait parce que ses geôliers lui refusent l’accès à la salle de bain). Les voisins appellent la police parce que la présence de l’adolescente dans la maison leur semble bizarre et qu’ils ont l’impression qu’elle ne va pas à l’école. Les policiers viennent mais les geôliers de Rosa réussissent à les convaincre que Rosa est leur fille et qu’elle va à l’école tous les jours. A la suite de quoi Rosa est violemment battue. Il aurait peut-être mieux valu que les voisins n’appellent pas la police. Ou alors il faudrait que les policiers soient mieux formés.

En lisant l’histoire de Mila, une jeune femme de Slovaquie, je me demande pourquoi elle ne s’enfuit pas. Elle est obligée de travailler dans un restaurant chinois le jour comme serveuse et la nuit comme danseuse exotique. En plus son geôlier la maltraite émotionnellement, physiquement et sexuellement. Un soir elle décide de s’enfuir. Elle est vite rattrapée des centaines de km plus loin. Au lien de la ramener à ses anciens geôliers on la force à se prostituer pour la punir. Essayer de s’enfuir n’a fait qu’aggraver sa situation.

Comme je suis chercheur dans le domaine social, je me demande si ce type d’extrême trafic humain est courant. La plupart des prostituées et des danseuses exotiques le sont-elles sous la contrainte ? Tous les restaurants chinois sont-ils pleins d’esclaves exploitées qui travaillent jour et nuit ?

J’essaie aussi d’analyser mes propres réactions émotionnelles - l’horreur qui me saisit en lisant ces histoires épouvantables s’oppose en moi au chercheur qui ne veut pas entendre vanter une seconde de plus les hommes de lois et les policiers blancs qui se sacrifient pour sauver les pauvres esclaves sexuelles sans défense. D’un autre côté, qui d’autre volera à leur secours ?

Et qui est responsable du trafic de ces pauvres adolescentes ? Est-ce la faute du gouvernement argentin, qui n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher Rosa de partir à l’étranger en se faisant passer pour la fille des gens qui allaient devenir ses geôliers ? Est-ce la faute du gouvernement slovaque qui n’a pas rempli sa mission d’informer les jeunes Slovaques du risque qu’elles prenaient en répondant aux annonces qui promettent du travail aux Etats-Unis ? Est-ce la faute du gouvernement des Etats-Unis qui, en terrorisant les immigrants sans papiers en les condamnant lourdement, crée une situation telle qu’un avocat doit être très qualifié pour sauver une adolescente du trafic humain et un trafiquant humain très malin pour réussir à faire rentrer clandestinement des gens dans le pays ? Est-ce la faute des méchants ravisseurs, parce que ce sont tout simplement des êtres nuisibles ?

Le chercheur en moi n’est pas prêt à accepter un récit basé sur le trio stéréotypé : les méchants/la victime innocente/ le sauveur. A vrai dire, je ne pense pas que ce soit le but du livre. Le but du livre est de faire prendre conscience aux gens de la réalité du trafic humain. Dans mon cas, je connaissais déjà l’existence du trafic humain. J’ai vu beaucoup de cas de trafic humain dans des séries policières à la TV et j’ai lu un autre livre, "Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the Global Economy" ("La femme dans le monde : nous, servantes et travailleuses sexuelles dans l’économie mondiale" -NdR), sur l’esclavage des enfants et les esclaves sexuelles. Les récits de "This is Our Story" me hantent mais ils ne m’aident pas à comprendre quelle est, ou devrait être, la prochaine étape.

Je suppose que le livre peut me pousser et pousser des gens comme moi à faire des dons à un refuge pour les victimes du trafic humain mais je sais que le problème est plus profond. En fait, je ne vois pas encore bien à quoi la lecture de ce livre m’a servi.

Une chose que je sais c’est que ce livre a soulevé en moi une grande question : Quel degré de gravité une situation doit-elle atteindre pour qu’on se décide à faire quelque chose ? Je ne peux pas imaginer que qui que ce soit puisse lire ce livre et penser que le niveau d’exploitation qu’il décrit est acceptable. Mais à quel point doit-on en arriver pour prendre les armes ? Les gamines et les jeunes femmes du livre ont subi des maltraitances physiques, émotionnelles et sexuelles constantes de la part de différentes personnes pendant toute une année. Que se serait-il passé si la situation avait été un peu moins grave ?

Que feriez-vous si vous découvriez que, pour la plupart, les restaurants de votre ville ne rémunèrent pas les travailleurs sans papiers et qu’ils doivent se contenter des pourboires pour vivre ?

Si vous vous rendiez compte que la firme qui s’occupe des espaces verts d’une entreprise locale ne rémunère pas les heures supplémentaires de ses jardiniers sans papiers ?

Si vous appreniez que des gens de votre ville embauchent des travailleurs sans papier à la journée en leur promettant 80 dollars mais ne leur en donne que 40 à la fin de la journée ?

Cela vous pousserait-il à agir ? Je peux vous assurer que tout ce dont je viens de parler se produit tous les jours près de chez vous. Il y a aussi des cas de trafic humains plus extrêmes même s’ils sont moins courants. Ce que tous ces cas ont en commun c’est que des gens vulnérables sont rendus encore plus vulnérables par toutes ces lois qui les empêchent de réaliser leur rêve.

Dans "This is Our Story" Rosa et Ana trichent et mentent pour entrer aux Etats-Unis parce qu’elle ne peuvent pas le faire légalement. Ces délits mineurs ouvrent la voie à toute une série de délits beaucoup plus graves. Mila, elle aussi, a obtenu un visa temporaire pour travailler dans un restaurant sous de faux prétextes. Quand son visa a expiré elle s’est trouvée encore plus à la merci de ses geôliers. Les trois scénarios de travailleurs sans papier que j’ai décrits plus haut sont aussi la conséquence de lois qui rendent les gens dépourvus des autorisations de vivre et de travailler aux Etats-Unis plus vulnérables.

Si "This is Our Story" incite les gens à se battre pour changer ces lois, ce sera une bonne chose. Si au contraire, les lecteurs ne réussissent qu’à criminaliser davantage le trafic des êtres humains, nous ne serons pas rapprochés d’un iota de notre but qui est de protéger des droits humains fondamentaux de tout un chacun.

Tanya Golash-Boza

Tanya Golash-Boza est l’auteur de : Yo Soy Negro Blackness in Peru, Immigration Nation : Raids, Detentions and Deportations in Post-9/11 America, et Due Process Denied : Detentions and Deportations in the United States.

Pour consulter l’original : http://www.counterpunch.org/2012/04/26/human-trafficking-and-telling-stories/

Traduction : Dominique Muselet pour LGS

URL de cet article 16590
  

Même Thème
Double Morale. Cuba, l’Union européenne et les droits de l’homme
Salim LAMRANI
En juin 2003, sous l’impulsion de l’ancien Premier ministre espagnol, José Marà­a Aznar, l’Union européenne décide d’imposer des sanctions politiques et diplomatiques à Cuba. Cette décision se justifie, officiellement, en raison de la « situation des droits de l’homme » et suite à l’arrestation de 75 personnes considérées comme des « agents au service d’une puissance étrangère » par la justice cubaine et comme des « dissidents » par Bruxelles. Le seul pays du continent américain condamné par l’Union européenne (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

"Les Etat-Unis eux-mêmes, par leur tendance croissante à agir de manière unilatérale et sans respect pour les préoccupations d’autrui, sont devenus un état voyou."

Robert MacNamara
secrétaire à la défense étatsunien de 1961 à 1968
paru dans l’International Herald Tribune, 26 juin 2000.

La crise européenne et l’Empire du Capital : leçons à partir de l’expérience latinoaméricaine
Je vous transmets le bonjour très affectueux de plus de 15 millions d’Équatoriennes et d’Équatoriens et une accolade aussi chaleureuse que la lumière du soleil équinoxial dont les rayons nous inondent là où nous vivons, à la Moitié du monde. Nos liens avec la France sont historiques et étroits : depuis les grandes idées libertaires qui se sont propagées à travers le monde portant en elles des fruits décisifs, jusqu’aux accords signés aujourd’hui par le Gouvernement de la Révolution Citoyenne d’Équateur (...)
Reporters Sans Frontières, la liberté de la presse et mon hamster à moi.
Sur le site du magazine états-unien The Nation on trouve l’information suivante : Le 27 juillet 2004, lors de la convention du Parti Démocrate qui se tenait à Boston, les trois principales chaînes de télévision hertziennes des Etats-Unis - ABC, NBC et CBS - n’ont diffusé AUCUNE information sur le déroulement de la convention ce jour-là . Pas une image, pas un seul commentaire sur un événement politique majeur à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis. Pour la première fois de (...)
23 
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.