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« Ennemis du peuple » – Les répressions politiques en Russie sont dirigées contre la classe ouvrière

Alexey Sakhnin

Russie. Le 16 décembre, un collège de trois juges du tribunal militaire du district de l’Oural a condamné cinq membres d’un cercle marxiste d’Oufa à des peines allant de 16 à 22 ans de prison, au motif qu’ils auraient prétendument préparé une « prise de pouvoir violente et l’instauration d’un régime communiste en Russie et au Bachkortostan ». Comme preuve de leurs intentions terroristes, le tribunal a retenu le fait que les marxistes d’Oufa étudiaient la « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité », un texte rédigé par Lénine qui a servi de base à la première Constitution soviétique de 1918, ainsi que la possession de matériel de camping : une tente, des sacs à dos et des tapis de sol.

Deux de ces cinq personnes sont de bons amis à moi. Pendant de nombreuses années, ils ont été des militants du « Front de gauche » russe. Dmitri Tchouviline était député du parlement régional du Bachkortostan, une république autonome russe qui arrive en tête des régions russes pour le nombre de morts à la guerre. Bien entendu, ils ne préparaient aucun soulèvement armé. Mais ils étaient effectivement des opposants cohérents et déterminés.

En 2022, Dmitri s’est exprimé ouvertement contre la guerre déclenchée par Poutine. Les membres du cercle discutaient du « début d’une nouvelle guerre impérialiste » et des troubles à venir. Un mois plus tard, ils ont été arrêtés. Lors des perquisitions, les policiers ont battu les personnes interpellées, maltraité leurs animaux domestiques et les ont menacées de mort. Pendant les interrogatoires, on leur mettait un sac noir sur la tête, on les frappait à la tête et on leur disait qu’on les « liquiderait » s’ils ne répondaient pas « correctement ». En entendant le verdict, le plus âgé des membres du cercle, Iouri Efimov, 66 ans, a déclaré : « Je suis un homme vieux et malade, ne me torturez pas, fusillez-moi simplement ». Notre article.

Le tournant de la machine répressive

Au cours des quatre années de guerre, la machine répressive de l’État russe a radicalement changé. Pendant de longues décennies, la cible principale des répressions politiques était constituée par les dirigeants de l’opposition antipoutinienne pro-occidentale. Des politiciens, des hommes d’affaires, des responsables d’ONG, des journalistes et des militants étaient emprisonnés ou condamnés à des amendes afin de les contraindre à l’émigration. L’ampleur de cette violence augmentait lentement mais inexorablement. Si, dans les années 2000, il ne s’agissait que de quelques procès politiques par an, au début des années 2020 leur nombre atteignait déjà plusieurs centaines par an.

Parmi les victimes ne figuraient pas seulement des libéraux pro-occidentaux. Des musulmans, des militants de gauche et même certains nationalistes russes passaient sous le rouleau compresseur de la terreur d’État. Mais une règle tacite était respectée : la prison menaçait en cas d’action politique ou de prise de position publique. La majorité dépolitisée de la population restait hors du champ d’attention des forces de sécurité.

Au début de la guerre, les répressions se sont brutalement intensifiées. En un an, le nombre de condamnations prononcées au titre de 33 articles du Code pénal, le plus souvent utilisés pour poursuivre les dissidents, a augmenté de 50 %. Des personnes ont été condamnées à 7–10 ans de prison pour des autocollants antimilitaristes, des piquets de grève solitaires ou des publications sur les réseaux sociaux. Désormais, les victimes n’étaient plus seulement des dirigeants, mais aussi de simples sympathisants de l’opposition. Toutefois, ils provenaient encore majoritairement de la classe moyenne éduquée des grandes villes.

La résistance de cette couche sociale a été totalement écrasée à la mi-2023 : les uns se sont retrouvés en prison, les autres ont quitté le pays. De l’extérieur, on pouvait avoir l’impression que les répressions avaient ensuite diminué, comme si le système avait « digéré » les citoyens d’opposition et s’était apaisé.

Cette illusion était partagée même par la majorité des défenseurs des droits humains. En effet, ceux-ci suivent les répressions à travers des sources ouvertes, en collectant avant tout des informations auprès des victimes elles-mêmes et de leurs avocats. Avant la guerre, la publicité aidait souvent : l’attention des journalistes et des ONG pouvait adoucir les peines. Au cours des trois dernières années, la situation a changé : le système répond désormais à la publicité par une brutalité démonstrative. C’est pourquoi les victimes et les avocats tentent de dissimuler les informations, espérant des sanctions plus légères.

Les répressions ne sont pas devenues moins nombreuses — elles sont devenues moins visibles. Mais surtout, le profil social des victimes des répressions politiques a radicalement changé.

Pour aller plus loin : Entretien avec Alexey Sakhnin – « Mélenchon entend fonder le retour à la paix sur un principe simple : l’auto-détermination des peuples ! »

La classe ouvrière sous le coup

« Le FSB à Novorossiïsk a arrêté un ancien prêtre soupçonné de recruter des citoyens en vue de commettre des actes terroristes » — c’est avec ce genre de titres que les flux des médias russes sont aujourd’hui saturés. Ils apparaissent quotidiennement : « Les forces de sécurité ont arrêté dans un train à destination de Belgorod un saboteur originaire de la république de Komi ». Ces informations sont souvent accompagnées de vidéos montrant des hommes masqués se jetant sur une personne inconnue, la battant violemment, la plaquant face contre terre ou la menottant.

Aucune preuve de culpabilité n’est fournie, et ces personnes n’ont même pas eu le temps de commettre le moindre acte. Les journaux se contentent de reproduire les communiqués de la police secrète, qui se vante d’avoir « empêché » des actions dangereuses prétendument préparées par un énième serrurier anonyme, une institutrice ou un chômeur : « À Kalouga, un tribunal attend un habitant local de 38 ans qui photographiait du matériel militaire avant d’envoyer les clichés aux ennemis ».

Le tournant s’est produit à la mi-2024 : une nouvelle vague de répressions politiques a commencé, bien plus massive que la première, au début de la guerre. Au second semestre 2024, la hausse du nombre de condamnations au titre des 33 articles « politiques » a atteint près de 40 %, et au premier semestre 2025 encore 30 %. Leur nombre total a augmenté de 80 % sur un an et de 300 % par rapport à la période d’avant-guerre. En 2025, les tribunaux prononcent environ dix condamnations politiques par jour, et la croissance se poursuit très probablement.

Cette nouvelle vague de répressions a commencé de manière extrêmement brutale, ce qui ne peut indiquer qu’une seule chose : elle a été précédée d’une décision politique. En Russie, il s’écoule en moyenne 6 à 9 mois entre l’ouverture d’une affaire et le verdict. Cette décision a donc été prise à la fin de 2023 ou au début de 2024.

Elle a été précédée de deux événements politiques internes majeurs : la mutinerie de Prigojine (juin 2023) et les manifestations de masse au Bachkortostan en janvier 2024. Le régime a réussi à surmonter ces crises, mais il a dû faire une découverte désagréable : désormais, le mécontentement, et même la résistance, ne proviennent plus du milieu libéral des « habitants avancés des mégapoles », mais des couches sociales inférieures, du monde ouvrier, sur la loyauté duquel le pouvoir comptait depuis des décennies.

Le Kremlin et les dirigeants de son appareil répressif l’ont compris bien avant l’opposition libérale ou les responsables politiques occidentaux. Et ils ont répondu de la seule manière dont ils disposent. Ils ont déchaîné la terreur contre des pauvres désorganisés mais de plus en plus mécontents.

Désormais, le « crime » ne se limite plus à une action de rue ou à une publication sur les réseaux sociaux, mais inclut même une simple conversation dans le fumoir d’une usine ou un commentaire dans le chat d’un immeuble affirmant que les Ukrainiens ont le droit de résister. Des paroles prononcées dans une discussion privée sont considérées par les tribunaux comme une « préparation à la trahison de la patrie ». Une phrase lâchée sous le coup de la colère — « il faudrait les tuer » — à propos des dirigeants devient une « justification du terrorisme ». Les discussions mécontentes de voisins dans un garage se transforment en « création d’une communauté extrémiste ».

Comme à l’époque de Staline, on découvre soudain que les « ennemis du peuple » sont partout. Peut-être constituent-ils la majorité du peuple.

La gauche dans le viseur

Dès que le régime a compris que la menace provenait désormais des couches inférieures de la société, il a ajusté non seulement la cible sociale, mais aussi la cible « idéologique » de sa terreur. Autrefois, les répressions visaient principalement les libéraux pro-occidentaux. Aujourd’hui, ce sont les militants de gauche qui écopent des peines les plus sévères.

Malgré leur faiblesse organisationnelle et politique, ce sont précisément eux qui peuvent potentiellement devenir le porte-voix du mécontentement croissant de la classe ouvrière. Tout le monde est réprimé : anarchistes et antifascistes, fondateurs de syndicats étudiants, intellectuels comme le sociologue Boris Kagarlitski, militants syndicaux comme Anton Orlov.

Les marxistes d’Oufa se sont révélés être des victimes idéales : ils s’opposaient à la guerre sur des positions internationalistes dans une république nationale où des milliers de personnes ont péri dans la boucherie ukrainienne. La notoriété de Dmitri Tchouviline, élu député du parlement local sous l’étiquette du Parti communiste, a été considérée comme une « circonstance aggravante » et a même été mentionnée dans l’acte d’accusation.

Les répressions ont touché même ceux qui ont eu peur de condamner ouvertement la guerre. Par exemple, l’ancien dirigeant du Front de gauche, Sergueï Oudaltsov, qui avait adopté une position ambiguë au début de la guerre, a été arrêté pour « justification du terrorisme ». Selon le parquet, il aurait « justifié le terrorisme » en refusant de reconnaître comme criminels ses camarades d’Oufa, plus déterminés. Un loyalisme prudent ne l’a pas sauvé de la prison, car le pouvoir perçoit clairement la colère sociale croissante, en résonance avec les valeurs, l’histoire et les slogans de la gauche. « L’enquête assimile le marxisme au terrorisme », a déclaré Oudaltsov aux journalistes.

Les gouvernements européens investissent des milliards d’euros dans l’industrie militaire, et le commandant en chef français a déclaré que les Français devaient être prêts à « perdre leurs enfants » dans la lutte contre l’ennemi extérieur. Mais dans cette atmosphère militariste et paranoïaque, les autorités européennes déportent vers la Russie des déserteurs qui risquent, dans leur pays d’origine, la mort ou de longues années de prison. Ils semblent agir délibérément pour saper les possibilités de résistance intérieure, en poussant les Russes à se rallier autour de la dictature.

L’amère ironie réside dans le fait que le seul grand parti soutenant de manière cohérente la résistance russe à la guerre — La France insoumise — est cyniquement accusé de servir Poutine.

Comme cela s’est produit plus d’une fois dans l’histoire, les opposants de gauche à la guerre se retrouvent dans le viseur des « patriotes professionnels » simultanément des deux côtés du front.

Alexey Sakhnin

 https://linsoumission.fr/2025/12/17/russie-repression-classe-ouvriere/

COMMENTAIRES  

24/12/2025 11:39 par act

Merci pour ce texte éclairant. Condamner la politique d’extension et d’agression de l’OTAN, ne doit pas rendre aveugle aux travers du pouvoir russe, au contraire, cela rend la position plus cohérente.
Le peuple russe est héroïque, l’occident lui doit la liberté : la victoire sur le nazisme par le sacrifice de plus de 20 millions de Russes. Avoir de la gratitude et être solidaire du peuple russe, ne peut empêcher de dénoncer les dérives de ses dirigeants, bien au contraire.
"No war but the class war !" (non à la guerre, exception faite de la guerre/lutte des classes...où qu’elle ait lieu).

24/12/2025 14:04 par lou lou la pétroleuse

Bien d’accord avec act :
à force le lire la propagande antirusse débile qui sévit dans nos contrées, et faute de pouvoir accéder à la presse russe censurée par ordre de Macron, j’ai fini par ne plus rien croire de ce qui se dit ou s’écrit sur Poutine et la Russie. Très heureuse d’entendre un son de cloche enfin différent, plus proche des info auxquelles je souhaite accéder. J’en redemande.

25/12/2025 00:41 par Lumineux

J’ai l’impression que act et la pétroleuse n’ont pas saisi ou pas voulu saisir le sens de cet article...

25/12/2025 13:17 par lateo

J’aurais aimé que soient données des références concernant les chiffres des répressions ; je ne sais où trouver ce type de données critiques objectives et factuelles sur la Russie.

La phrase suivante m’a fait tiquer et a rajouté un voile de doute sur les différentes affirmations de ce texte : "L’amère ironie réside dans le fait que le seul grand parti soutenant de manière cohérente la résistance russe à la guerre — La France insoumise — est cyniquement accusé de servir Poutine."

What ? Depuis quand LFI aurait eu le courage de s’opposer aux délires belliciste de l’UE et de sa classe comprador vis-à-vis de la Russie ?
Dans les discours, je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit de cohérent sur le sujet (peur de la répression oblige dirons-nous en accordant le bénéfice du doute à LFI) ; dans les votes comme au parlement de l’EU, je suis à peu près certain du contraire.

Ceci étant dit, j’apprécie le fait que l’auteur assume être plus ou moins proche des accusés et donc ne fais pas semblant d’être neutre quand il présente sa vision de la situation.

25/12/2025 13:21 par act

@Lumineux, voulez-vous dire le sens de l’article lui-même ou le fait que LGS le diffuse ?
Il est toujours possible que je comprenne mal, le texte, la démarche de LGS ou les deux. Mon impression est que LGS "donne à lire" un texte qui émane d’une opposition de gauche au pouvoir russe, une opposition marxiste et opposée à la guerre. Peut-être en savez-vous plus sur Alexey Sakhnin, ce qui vous mènerait à une autre analyse ? Le sachant proche de Mélenchon et LFI, j’ai tendance à avoir un à priori positif à son sujet.
En Russie les communistes sont dans l’opposition mais, à de rares exceptions près, il soutiennent la guerre. Ce qui -heureusement- n’est pas le cas de l’ensemble de la gauche. Bien que je comprenne les enjeux du conflit en Ukraine, je reste opposé à la guerre dans l’absolu. Il me semble aussi que, jusqu’à un certain point, un autre camarade : Vladimir Caller, n’a pas tort quand il affirme qu’en Ukraine, la Russie serait "tombée dans un piège de l’OTAN".

Mais pour faire plus simple : pourriez-vous expliquer ce qui nous aurait échappé, à lou lou et à moi ?

25/12/2025 14:55 par Guillaume Rampon

“La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas.”
Charles Baudelaire

26/12/2025 00:13 par Vania

La phrase ;"En Russie les communistes sont dans l’opposition mais, à de rares exceptions près, il soutiennent la guerre."" est fausse. Le plus grand parti d’opposition en Russie le KPRF (Parti Communiste de la Fédération de Russie )soutient et a toujours soutenu (depuis 2014) les victimes russophones du Donbass et l’opération militaire spéciale car ils ont toujours compris qu’il s’agissait de la guerre de l’otan contre la Russie en ukraine. Guerre financée par l’Occident (otan/eeuu/ue) avec l’aide des banderistes fascistes de l’ukraine (azov, secteur droit etc).À l’interne , ce parti souhaite des changements économiques. sociales importants,mais ils considèrent indispensable la victoire de cette guerre contre l’otan
Solidarité avec les enfants du Donbass (aide humanitaire )
https://kprf.ru/photoreports/1597.html

26/12/2025 00:17 par Made in Québec

L’auteur me semble trop politiquement et émotionnellement impliqué pour me forger une opinion, mais disons qu’un groupuscule d’extrême gauche qui communique entre eux par noms de code et tiennent des entraînements impliquant des tires de grenades, en tant que "gauchisse" amateur de plein air, les grenades ne font pas partie de l’attirail de camping que je tiens dans mon sac à dos...

26/12/2025 11:59 par act

Bonjour Vania, en effet et comme je l’écrivais, le KPRF soutient l’offensive et voici en lien les "rares exceptions" que j’avais noté. BàV.

26/12/2025 12:51 par patoche

La position du npa : https://npa-lanticapitaliste.org/communique/contre-trump-et-poutine-continuer-soutenir-la-resistance-ukrainienne.
Les trotskistes restent des dégénérés en géopolitique. LCI ne fait pas pire, les néofascistes de l’UE non plus.

Au passage une dose inévitable de China bashing...

Une capitulation de l’Ukraine serait une catastrophe pour ses populations, livrées à la violence génocidaire du régime poutinien. Elle encouragerait d’autres politiques d’annexions de la Russie sur ses marges, ou encore les États-Unis vers le Groenland ou la Chine vers Taïwan.

L’article qui nous est proposé est du même tonneau.

26/12/2025 14:45 par algo di peola

aah vania vania, comme souvent tu lis trop vite et la mostaza te monte aunez...

29/12/2025 20:49 par Made in Québec

Cette histoire me rappelle celle récemment survenue au Canada, mais impliquant une organisation d’extrême droite qui tenait le même genre de propos, d’entraînements armés (incluant des explosifs) et qui prévoyait une intervention armée contre le gouvernement. Quatre membres ont été arrêtés en possession d’un bel arsenal de "matériel de camping" dont une centaine d’armes et engins explosifs,11000 munitions, lunettes de vision nocturne, etc. Je crois qu’ils sont en attente de leur procès, je ne peux donc pas comparer les peines d’emprisonnement.

30/12/2025 13:27 par act

Bonjour Made in, auriez vous une source, un lien qui montre que ces accusations que vous rapportez (entrainement de lancé de grenade, possession d’explosifs,..) figuraient bien dans l’acte d’accusation des militants Russes en question dans l’article ?
En France il y a régulièrement eu des accusations similaires sur des motifs fantaisistes, genre Coupat et ses copains accusés de sabotage car ils possédaient des horaires de trains.
Protéger son anonymat n’est pas non plus preuve de passage à l’action violente : cela fait un certain temps qu’en Europe de nombreuses réunion syndicales ou politiques (et même d’entreprises privées) se font avec les smartphones au frigo ou que des messageries cryptées et anonymisées soient utilisées par des personnes non-violentes mais lucides, voulant maintenir (autant que possible) le secret ou l’effet de surprise d’actions non-violentes.
Merci d’avance.

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