Les trois petits singes si prévisibles
Plongez dans le spectacle prévisible des médias alignés, où chaque texte, chaque idée, chaque émission se heurte à l’abîme de la réception collective. Les mots, les images, les sons glissent, se tordent, se réinventent sous le regard de chacun. Certains voient, d’autres radotent, fidèles aux narratifs convenus, recyclant des certitudes toutes faites.
La réception n’est jamais neutre : elle est un champ de forces, un territoire où se jouent vigilance et distraction, curiosité et conformisme. Lecture, écoute, visionnage : nous sommes les petits singes modernes qui voyons tout, entendons tout, parlons de tout, mais nous ignorons tout, confondons tout et répétons ce tout.
Ce tapage médiatique immersif, sonore et visuel, poursuit et altère notre quotidien sans pauses ni répit — il saccage nos émotions depuis des générations.
Tout devient affaire de croyance, d’idéologie ancrée dans leurs certitudes et de simplification, la rumeur, autrefois traçable et absurde, ne craint plus le ridicule ; autrefois seulement amplifiée au café du commerce et lors des pauses-café, elle s’étale, croît et prospère, les opinions s’indignent et la raison recule. La critique est donc prête : la matière est fertile pour les fake news, les deepfakes subtils, et les discours simplistes qui façonnent la norme éducative.
Et pourtant, au milieu de ce vacarme, j’écris au quotidien mes indignations — non pas pour suivre le flux, mais pour le traverser, pour reprendre du souffle là où le langage respire, bouleversé et désire encore retenir son humanité.
Les meutes critiques : diversité, classes et perceptions
Dans cet écosystème, les critiques se forment en meutes, une cacophonie apparemment désordonnée allant de la gauche à la droite, du centre aux marges, et parfois aux soi-disant extrêmes. Pourtant, malgré cette diversité, elles opèrent toutes dans le même paradigme, c’est-à-dire le même cadre de pensée dominant, les mêmes présupposés, les mêmes logiques sous-jacentes.
Elles sont multiples, chacun prêche pour sa chapelle, se bousculent, et ne se reconnaissent pas toujours entre elles. Les camps, les ruptures, les statuts ne sont plus clairs.
Ces meutes pourraient se ranger par classe sociale : la majorité, étouffée par des conditions de vie malaisées ; et les élites orgueilleuses, nanties, qui dictent le savoir-vivre à distance. Le jeu est subtil sans être compliqué : ceux qui n’ont rien étouffent, tandis que les élites parcourent le monde en jet privé. Les véritables maîtres du jeu, la crème des crèmes, sont confinés ailleurs, hors de ce chaos ; ils ne fréquentent pas ce carnaval, ils le possèdent.
C’est dans cette confusion que prospèrent l’ignorance qui simplifie, la roublardise qui manipule et l’idéologie qui rigidifie, annihilant toute nuance. Ces critiques prolifèrent, nourries par le flux dominant des narratifs médiatiques et sociaux, rapides et séduisants, qui imposent une logique unique. Le lecteur attentif reconnaît ces mécanismes : la mauvaise foi se lit, parfois à nu, dans le scintillement de chaque commentaire, chaque jugement hâtif.
Derrière la meute sommeille l’État profond
Mais derrière la meute s’activent des intérêts puissants, des logiques structurelles qui dépassent les individus. La concentration des médias, les liens d’intérêts entre monde politique et économique, l’influence des lobbys et le pantouflage – cette circulation des élites entre les sphères de l’État et les conseils d’administration des médias – créent une forme d’« État profond » systémique, réseau agile d’élites non élues, mêlant pouvoir financier, médiatique et politique, qui orchestre subtilement le récit dominant à son profit.
Ce système ne connaît pas de frontières : des géants technologiques comme Google ou Meta aux organisations internationales financées par des milliardaires, les narratifs s’exportent à l’échelle globale, imposant des visions standardisées où des crises géopolitiques se réduisent à des slogans simplistes – ‘l’axe du mal’, ‘la menace russe’ ou ‘la défense de la démocratie’.
Des médias concentrés comme CNN, Reuters ou Le Monde, dont 90 % des titres français appartiennent à neuf milliardaires (Bolloré et CNews, Drahi et BFMTV, Niel et Le Monde-L’Obs), relaient ces récits, marginalisant toutes voix discordantes. Une classe d’influenceurs partageant les mêmes grilles de lecture façonne le récit dominant à son profit. Les mercenaires de la pensée — journalistes, chroniqueurs, influenceurs, commentateurs zélés — deviennent pour la plupart leurs instruments.
Leur haine ou leur indifférence orchestrée asphyxie le débat, séquestre la pensée divergente, et parfois terrorise ceux qui osent nuancer. Ceux qui ne perçoivent pas l’éléphant au milieu de la pièce sont souvent les plus dangereux, car ils légitiment, consciemment ou non, les manipulations, soutenues par des pressions sur les médias, des financements d’ONG orientés ou des algorithmes manipulant l’information, et soutiennent des discours qui déshumanisent, diabolisent et légitiment, chez ceux qui les reçoivent, une indifférence face aux crimes, massacres et génocides.
La brillantine sociale : hypnotisme consumériste et divertissement assoupissant
Mais le contrôle ne se limite pas aux sphères visibles du pouvoir. Il s’étend subtilement aux désirs, aux distractions et aux passions, tissant ce que l’on pourrait appeler la « brillantine sociale ». Un assoupissement plus profond s’opère : la société valorise un idéal de réussite factice, réduit à l’étalage consumériste. La voiture rutilante, les gadgets trop tendance, le dernier objet à la mode deviennent les symboles d’une carotte magique suspendue devant les regards envieux d’une humanité frustrée et docile.
Pendant ce temps, les exclus, les précaires, ceux qui vivent en rupture permanente sous le seuil de pauvreté, ou qui basculent chaque jour un peu plus dans la misère, restent invisibles. Ils sont souvent culpabilisés, comme si leur naufrage était une faute personnelle. Leur horizon se résume à survivre : déambuler sans abri dans nos cités, livrés aux caprices du climat, errants au milieu de l’indifférence générale.
Ce consumérisme compulsif mise sur la séduction du facile et de l’immédiat. Le désir se transforme en rage obsessionnelle. Le citoyen devient avant tout un consommateur performant. La vie intérieure se réduit à un superbe dressing superficiel où l’on expose ses achats plutôt que ses convictions.
Le divertissement fugace, la célébrité éphémère, l’accumulation frénétique deviennent de puissants tranquillisants sociaux. Et ne parlons pas de l’endettement : restons, comme le suggèrent les publicités, optimistes !
L’être humain, ainsi dorloté ou pris dans l’engrenage du crédit facile, devient recyclable, corvéable à merci et surtout corruptible. Lorsque l’âme vacille, les convictions s’émoussent, s’enlisent dans les commodités dites pragmatiques et la résistance s’éteint, trop fatiguée et lassée par tant d’inconfort. La pensée fatigue les âmes sensibles et lucides. L’inacceptable peut alors devenir la norme.
C’est là que l’écriture retrouve sa nécessité : rappeler, par le bon sens critique et l’intuition spontanée, par ces mots si particuliers qui explorent notre volonté et notre identité, que nous ne sommes pas des rouages d’un consensus totalitaire qui nous abrège nos convictions, mais bien des consciences ouvertes et sensibles.
Un peuple affairé à consommer, à paraître et à se divertir n’a plus le temps ni l’énergie de penser, de douter ou de se révolter. C’est précisément là que surgit la nécessité de parler, d’agir et de transmettre.
Parler, s’exprimer, oser : un acte d’engagement
L’acte de s’exprimer — par l’écriture, le chant, la vidéo, la diffusion, la communication, l’échange — devient engagement et courage. Il ne s’agit pas seulement de produire du contenu : c’est partager ses mots, ses images, ses idées, vraies, crues et sans détour, bousculant ceux qui abreuvent le public de slogans et de certitudes, qui se vautrent dans l’amnésie ou le révisionnisme.
Nos confidences, nos œuvres, nos réflexions sont souvent suspectes, et nous nous taisons par peur de la meute ou de la censure. Mais refuser de parler, de montrer, de transmettre, c’est laisser la place à ceux qui, sans bienveillance, mutilent le bon sens et les intuitions populaires pour servir des intérêts de pouvoir. Parler, chanter, filmer, diffuser devient alors un acte de résistance, même fragile, un acte d’affirmation de vérité face à la domination idéologique et au formatage médiatique.
La réception active : une résistance silencieuse
Face à ces torrents, le lecteur actif devient équilibriste. Il suspend, interroge, doute. Dans cet espace intermédiaire — que les narrateurs appellent ellipse narrative — la pensée trouve refuge. Loin des évidences, des synthèses trop lisses, naît un temps personnel où intuition, mémoire et imagination tissent leur propre récit. Ici, la réception n’est plus passive : elle devient acte, résistance fragile mais nécessaire.
L’IA et le flux dominant : un amplificateur invisible
Dans cette chorégraphie complexe, les intelligences artificielles s’imposent désormais en maîtres de cérémonie. Elles standardisent les codes et sacralisent le cérémonial, guidées par une bien-pensance perfectionnée par l’artifice.
Leur fluidité séduisante masque le Syndrome du Premier Flux : ce mécanisme qui, face à tout récit dissonant, active des garde-fous idéologiques, noie le fait documenté sous des nuances d’équilibriste vacillant pour mieux saturer l’espace mental d’une première réponse si lisse qu’elle paralyse le doute et engourdit toute originalité.
L’utilisateur, convaincu d’avoir obtenu une analyse équilibrée, n’ira pas plus loin. Ainsi, l’IA ne se contente pas de reproduire les biais du flux dominant — elle en devient le verrouillage inviolable le plus sophistiqué, rendant dociles les institutions, les médias et les esprits qui s’y enferment volontairement, par confort ou par méconnaissance. Jusqu’à ce qu’une brèche — un doute, une colère — surgisse, fragile mais obstinée.
Rétablir les liens et préserver la singularité
Dans ce contexte, l’écriture et toute expression deviennent des actes d’engagement conscient. Pour l’auteur : clarifier les intentions, semer des interstices, ménager des respirations où le lecteur peut se réapproprier le sens. Pour le lecteur : vigilance, scepticisme raisonné, refus de se laisser enfermer dans le récit unique. Pour le débat public : exposition des critiques de mauvaise foi, confrontation à l’ignorance et à l’idéologie, tout en évitant l’agressivité stérile. La singularité, fragile et rare, ne se protège que par la conscience et l’attention partagée.
Médias alternatifs : une lueur de résistance
Cet article est lui-même publié sur un média alternatif, preuve que ces espaces existent grâce à des communautés actives : lecteurs engagés, contributeurs, coopératives, financement participatif. Ils survivent et résistent malgré la censure réelle, la censure algorithmique, le blocage des comptes bancaires, les pressions économiques et la marginalisation médiatique. Multiplier ces sources et soutenir ces communautés reste un acte de résistance.
Vers un espace critique fertile
Chaque lecture, écoute, visionnage est une expérience vivante. La presse, la télévision, les radios, les réseaux sociaux, les plateformes numériques, toutes ces sources contribuent à ce terreau bavard et fertile où rumeurs galopantes, fake news officielles, deepfakes subtils et idéologies simplifiées prospèrent. Le flux dominant tente d’ensevelir la pensée divergente, mais l’ellipse, le doute, l’imagination restent des refuges où la liberté survit. Garder ces espaces, c’est résister aux narratifs imposés, préserver une voix propre dans le tumulte médiatique, social et politique. Dans la famille, le travail, les réseaux, les vidéos ou les confidences, il faut oser parler, même sous la menace invisible de la meute et des forces qui la manipulent.
C’est là, dans cette fragile lumière, que naît la vigilance créatrice, celle qui nous rend capables de discerner, d’explorer et d’inventer nos chemins propres.
La réception n’est jamais neutre. C’est un dialogue, un champ de forces débordantes et oppressives, une arène où la pensée libre peine à respirer, parfois seulement par petites bouffées, mais où elle refuse, obstinément, de mourir. Elle tente de survivre, car vivre ici est parfois devenu inexprimable.
Tant qu’un regard humain persiste à douter, à rechercher, à écrire, rien n’est totalement et irréversiblement perdu.
Cassandre G, Automne 2025
