Le devoir d’ingérence, c’est le mariage réussi des glandes lacrymales et des frappes chirurgicales

Pourquoi l’ingérence est réactionnaire

Notre époque est fertile en tours de passe-passe idéologiques. L’un des pires – hélas – est d’avoir fait passer l’ingérence pour une idée progressiste. Les interventions occidentales se réclament des “droits de l’homme” pour liquider – ou déstabiliser – des gouvernements qui déplaisent aux pays de l’OTAN. Elles invoquent volontiers la “démocratie” pour bafouer la souveraineté des autres Etats. On voit même des capitalistes fournir des armes à de prétendus “révolutionnaires” arabes sous les applaudissements d’organisations de gauche occidentales ravies d’apporter une caution progressiste aux opérations de la CIA.

Cette supercherie n’est possible qu’au prix d’une refoulement considérable, celui du sens véritable de la “démocratie”. Il y a 2 500 ans, Aristote disait que “la délibération entre citoyens ne peut concerner que les affaires qui sont les nôtres, et non celles des Scythes”. Ce robuste bon sens ayant été mis au placard, la modernité post-communiste a accouché d’un étrange “devoir d’ingérence” autorisant les représentants du Bien à terrasser les suppôts du Mal en s’affranchissant des frontières. Caution morale apportée à l’intervention chez les autres, le devoir d’ingérence désigne en réalité le droit à l’écrasement du voisin lorsqu’il vous déplaît.

Formulé au début des années 1990, ce prétendu “devoir” entendait dénoncer “la théorie archaïque de la souveraineté des Etats, sacralisée en protection des massacres” (Kouchner). Archaïque, la “souveraineté des Etats” ? Pas exactement. En réalité, il s’agit de la souveraineté de certains Etats, dont le seul tort est de s’opposer à l’hégémonie occidentale. En épousant les intérêts de l’Etat profond US, la doctrine du devoir d’ingérence sert surtout à faire tourner les rotatives du mensonge pour justifier de nouveaux massacres. Le devoir d’ingérence, c’est le mariage réussi des glandes lacrymales et des frappes chirurgicales. il réalise une sorte de miracle, où les indignations humanitaires coïncident comme par enchantement avec les plans impérialistes.

Peu importe le droit des peuples à régler leurs propres affaires, puisqu’au nom de la “démocratie” et du “progrès” la souveraineté nationale passe à la trappe. “Archaïque”, on vous dit ! Pour les partisans de l’ingérence, la “volonté générale” fait partie de ces vieilleries abandonnées à la critique rongeuse des souris. Un peuple n’est libre que s’il choisit les lois auxquelles il se soumet, et personne ne peut prendre sa place sinon par la force. Mais la puissance tutélaire sait mieux que cette masse inculte ce qui est bon pour elle. L’ordre politique doit dépendre du consentement des citoyens, et non de l’intervention étrangère ? Confiants dans les vertus pédagogiques des B52, les bienfaiteurs de l’humanité n’en ont cure.

C’est simple : en bafouant la souveraineté nationale, l’ingérence impérialiste nie la souveraineté populaire. Elle efface le droit des peuples à l’autodétermination pour lui substituer l’obligation d’adresser des remerciements à ceux qui décident à leur place. Elle remplace la démocratie d’en-bas (la seule possible) par une “démocratie” d’en-haut imposée “manu militari” par des puissances étrangères. A supposer que l’intention soit bonne (ce qui n’est pas le cas), l’ingérence consiste à traiter les peuples qu’elle prétend secourir en mineurs irresponsables.

Certains répondront que tout le monde pratique l’ingérence, et qu’il n’y a pas lieu d’incriminer les uns plus que les autres. Mais c’est faux. Les EU ayant pratiqué 50 interventions dans des pays étrangers depuis 1945, on peut difficilement professer un tel relativisme. On incrimine la Russie, mais ce pays a 5 bases militaires à l’étranger quand les EU en ont 725, et son budget militaire pèse 8% du budget du Pentagone. Enfin Moscou, à la différence de Washington, ne finance aucune organisation terroriste, ne dénonce aucun traité de désarmement, n’inflige aucun embargo à des populations, ne fait assassiner aucun chef d’Etat et ne menace personne du feu nucléaire.

Au passé comme au présent, l’ingérence est toujours l’arme dont usent des élites cramponnées à leurs privilèges. En 1790, alors que les Jacobins sont encore une force embryonnaire, la presse royaliste presse les têtes couronnées d’intervenir pour mettre fin à la Révolution. L’homme politique et philosophe irlandais Edmund Burke prêche une croisade dont les protagonistes seront “les vengeurs des injures et des outrages infligés à la race humaine”. Les monarchies européennes ont l’obligation morale, dit-il, de “mettre une fois pour toutes hors d’état de nuire une nation agitée et maléfique”. La menace du Duc de Brunswick de “détruire Paris” et l’invasion du territoire de la République par les troupes de la coalition répondront à cet appel.

Assiégée tous azimuts par quatorze puissances étrangères, la jeune République des soviets subira le même sort de 1917 à 1921. Comme la République française en 1793, elle sortira victorieuse d’une guerre impitoyable contre l’ennemi intérieur et extérieur. Écrasée par la machine de guerre fasciste, la République espagnole du “Frente popular” n’aura pas cette chance. A leur tour, les Vietnamiens et les Cubains devront se battre durement pour repousser un impérialisme qui liquida de nombreux gouvernements progressistes, de Mossadegh et Lumumba à Soekarno, Goulart et Allende. Arme privilégiée des classes dominantes, l’ingérence n’a jamais servi les peuples.

C’est pourquoi les progressistes ont de bonnes raisons de la condamner. Ils devraient écouter Robespierre, qui fulminait contre “la manie de rendre une nation libre et heureuse malgré elle”, rappelait que “Paris n’est pas la capitale du monde” et que “personne n’aime les missionnaires armés”. C’est lui, représentant l’aile gauche de la bourgeoisie révolutionnaire, qui affirme que l’Europe ne sera pas soumise par “les exploits guerriers”, mais par “la sagesse de nos lois”. Lui, l’anti-esclavagiste, le partisan du suffrage universel et des lois contre l’indigence, et non ces Girondins affairistes – chers à Michel Onfray – qui rêvaient de s’en mettre plein les poches en soumettant les pays voisins.

Parce qu’elle consiste à s’assoir sur la volonté des peuples, l’ingérence est réactionnaire. Aucune philosophie des circonstances atténuantes, aucune religion des droits de l’homme ne la fera paraître plus reluisante en l’aspergeant d’eau bénite. On ne peut se prévaloir de l’universalisme que pour se l’appliquer à soi-même, et non pour donner des leçons aux autres. Il n’y a rien à attendre de la droite, car elle finit toujours par obéir aux puissances d’argent. Mais ce qui reste de la “gauche” occidentale gagnerait à méditer les enseignements de l’histoire. “Le prolétariat victorieux, disait Engels, ne peut imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans miner sa propre victoire”, et Lénine affirmait contre ses camarades marxistes “le droit des nations à disposer d’elles-mêmes” en toutes circonstances.

Dont acte.

Bruno GUIGUE

COMMENTAIRES  

03/10/2017 21:49 par Georges SPORRI

Attention les copains ! Un droit d’ingérence écologique se prépare ... Et ça sera encore plus dégueulasse et arbitraire que le droit d’ingérence humanitaire ... Si vous ne me croyez pas, regardez donc le porte flingue de Wall Street - la City et Frankfort, sa majesté l’écologiste Cohn Bendit, humilier en direct un intellectuel français de premier plan avec des arguments du type "chéri je t’aime" sans encourir la moindre réaction d’indignation .

04/10/2017 12:23 par szwed

Cela fait 70 ans que nous subissons l’ingérence de la CIA dans le gouvernement et les affaires de la France(exceptée la période gaulliste dans une moindre mesure). Pire aujourd’hui l’ingérence se poursuit dans l’intimité de nos vies privées par les GAFA. L’ingérence n’est pas seulement réactionnaire, elle s’inscrit dans le projet global des capitalistes à prétendre mettre en place des gouvernements autoritaires en Europe. Dans un document publié à la fin du mois de mai 2013, le géant des banques d’investissement américain JPMorgan Chase ne réclamai-t’il pas l’abrogation des constitutions démocratiques bourgeoises établies après la Seconde Guerre mondiale dans une série de pays européens et la mise en place de régimes autoritaires ? Les macronistes ont retenu l’injonction le doigt sur la couture du pantalon avec la mise en oeuvre immédiate et méthodique du coup d’état social.De plus avec la loi antiterroriste des réactionnaires Macron et Philippe, la France abandonne ses libertés collectives et individuelles*. En effet nous assistons au renforcement sans précédent des pouvoirs de l’autorité administrative (préfets, ministre de l’Intérieur) pour assigner quelqu’un (non plus à résidence, mais dans un périmètre au minimum égal à la commune), réaliser des perquisitions, fermer un lieu de culte ou faire des contrôles d’identité près des frontières. Le tout sans feu vert judiciaire, perquisitions exceptées.Cette loi dont les auteurs nous disent qu’elle s’adresse à des terroristes sera bien commode à ce régime pour menacer et neutraliser les organisations et les citoyens qui s’opposent au gouvernement ou contre des firmes scélérates. Les militants syndicaux, écologistes, étudiants, pacifistes, les insoumis sont prévenus (sic).

* Deux experts de l’ONU en matière de droits de l’homme(l’Irlandaise Fionnuala Ní Aolain, le Français Michel Forst) ont fait part le 27 septembre dernier, de leur inquiétude devant le projet de loi antiterroriste en France, susceptible de pérenniser les mesures d’urgence introduites en 2015 et "d’établir ainsi en droit un état d’urgence permanent".

04/10/2017 19:11 par Palamède Singouin

Ça fait également 2500 ans que Thucydide a résumé cet article :

"...la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder"
(In Histoire de la guerre du Péloponèse - Livre 5 chapitre 89).

Le droit d’ingérence n’est que l’ultime avatar de la raison du plus fort et la "modernité" n’est qu’un grotesque remake de l’antiquité. Ne jamais oublier non plus que le Droit n’est jamais que la traduction écrite d’un rapport de force.

04/10/2017 21:46 par Feufollet

Encore un bon cru du Toulousain
Mais diable, pourquoi G. Sporri voit des diables verts partout
Et se sent obligé de le faire savoir
D’ailleurs D. C-Bandit n’a pas humilié E. Todd, qui est resté stoïque, mais s’est humilié lui-même
Y a-t-il encore quelqu’un pour croire que D. C-Bandit est écologiste ?
Quand au droit d’ingérence écologique, la Suisse devrait bien envoyer une brigade
Pour fermer la casserole nucléaire pourrie de Fessenheim avant qu’il ne soit trop tard

05/10/2017 01:46 par Georges SPORRI

@ Feufollet ... J’aurais pu citer aussi les propos ahurissants de Jadot lors de son dialogue avec Raphaël Glucksman ...etc...etc.
Je n’en suis pas sûr mais je crois que la centrale suisse de Mülleberg n’est pas plus jojo que celle de Fessenheim ( à vérifier ) ...

06/10/2017 13:05 par Paul-Victor de Merode

L’Occident n’a pas attendu M. Kouchner pour recourir au droit, voire au devoir, d’ingérence, puisqu’il s’agit de son mode de fonctionnement depuis des siècles, s’ étant amplifié avec les colonisations. Droit d’ingérence = droit du plus fort = droit de se mêler de ce qui ne nous regarde pas = droit d’envahir, de bombarder, de torturer, d’aliéner, d’exploiter, de tuer au nom du progrès, de la démocratie, des droits de l’Homme, de la lutte contre le terrorisme (sauf le terrorisme étatique, qui reste le plus sanglant, dont l’impérialisme US). Ce droit (quel droit ? Divin sans doute…), ou ce devoir, n’est autre qu’une imposture de l’Occident.

10/10/2017 17:25 par Christian DELARUE

Il y a l’ingérence d’un Etat contre un autre pays et il y a aussi - c’est différent - la critique venant des forces sociales et populaires favorable à la pluri-émancipation qui peuvent porter contre un autre Etat mais aussi contre des forces politiques ou sociales ou religieuses d’un autre pays. Nul n’est forcé d’être solidaire aveuglément.
Je plaide à priori pour la solidarité entre peuples-classe mais l’analyse des situations peut venir préciser les modalités possibles de cette solidarité. Tout ce qui vient du peuple n’est pas positif n’est-ca pas !

(Commentaires désactivés)