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Paulo Paranagua écrira-t-il un article sur les 43 étudiants mexicains massacrés ? Lettre ouverte au médiateur du Monde.

mediateur@lemonde.fr - Paris, 09 novembre 2014

Monsieur le médiateur,

Je vous fais part de mon point de vue sur le traitement médiatique que nous impose l’honorable journal que vous représentez au sujet de l’actualité latino-américaine.

Macabre fait divers au Mexique

Après un mois et demi d’insupportable attente pour les familles et pour un pays tout entier qui s’est indigné face à une barbarie d’un autre âge, les autorités mexicaines ont informé dans une conférence de presse les derniers résultats de l’enquête sur la disparition des 43 étudiants de l’Ecole Normale Rurale d’Ayotzinapa, état de Guerrero (sud-ouest du Mexique). Corroborant les pires expectatives, le Procureur général de la République, Jesús Murillo Karam, a confirmé dans une conférence de presse (07/11) la mort des 43 jeunes qui avaient été séquestrés par la police locale dans la ville d’Iguala la nuit du 26 septembre avant d’être apparemment livrés aux membres d’un cartel qui maintient des liens très étroits avec le maire de cette municipalité. C’est lui qui aurait directement donné l’ordre d’agir contre les étudiants.

La suite n’en est pas moins atroce qu’elle révèle la triste réalité d’une société qui a s’est peu à peu -en moins d’une dizaine d’années et pour des raisons complexes que je ne développerai pas ici- accoutumée à une barbarie qui ne choque plus les mexicains : les 43 étudiants auraient été exécutés puis leurs corps entassés dans une décharge à ciel ouvert, incinérés pendant près de 15 heures puis leurs restes mis dans des sacs poubelle jetés dans une rivière avoisinante. Ces restes ont été retrouvés. Néanmoins, le Procureur a précisé que les jeunes seraient toujours considérés comme « disparus » tant qu’il n’était pas établi scientifiquement que les ossements retrouvés correspondaient effectivement aux échantillons génétiques apportés par les familles.

Conférence de presse du Procureur général de la République Jesús Murillo Karam le 07 novembre dernier – prises d’écran de la vidéo présentée à la presse ce jour-là.

Le Mexique, un pays… invisible

Ces faits ont été condamnés par diverses institutions et organisations sociales et politiques, ONG’s nationales et internationales. Pour José Miguel Vivanco, directeur de l’organisation Human Rights Watch pour la région des Amériques, il faut remonter au massacre des étudiants qui manifestaient sur la Place de Tlatelolco à Mexico en 1968 pour retrouver une affaire de la même amplitude. Cet évènement, avec la tuerie de Tlatlaya de juin dernier (ou tout indique que plus de 20 personnes ont été froidement exécutées par des militaires mexicains), représentent à ses yeux les épisodes de violence « les plus graves survenus dans l’histoire contemporaine du Mexique et de l’Amérique latine durant ces dernières années ». Dans ces deux cas, au-delà des auteurs matériels et intellectuels de ces crimes, l’Etat porte aussi une part indéniable de la responsabilité, souligne M. Vivanco. Mais ce ne sont pas seulement les ONG’s ou les mexicains qui accusent directement l’Etat dans leurs banderoles et slogans scandés lors des nombreuses manifestations qui ont eu lieu à travers tout le pays, c’est aussi le droit international qui établit cette responsabilité à travers diverses normes en vigueur en matière de droits de l’homme : la Résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur les Personnes Disparues (1978), la Déclaration sur la Protection de Toutes les Personnes contre les Disparitions Forcées (1992), la Convention Internationale pour la Protection de Toutes les Personnes contre les Disparitions Forcées (2006) et les statuts de la Cour Pénale Internationale (1998).

Conférence de presse de M. José Miguel Vivanco, directeur des Amériques pour Human Rights Watch, le 06 novembre 2014 à Mexico. Manifestation des étudiants de l’Université Nationale Autonome de Mexico dans les rues de la capitale mexicaine.

Nous en venons donc à parler de l’Etat mexicain, mais réfléchissons un instant -au-delà de ce que l’on pourrait penser d’un pays en particulier- à la complexité des évènements politiques qui lient les différents gouvernements et à cet incessant flux d’information abordant tous les niveaux de notre société globalisée et qui donne vie à ce que l’on appelle « l’actualité internationale ». Comment le citoyen français lambda (mais cela vaut pour tout le monde), qui n’est pas un expert en géopolitique (ce qui est tout à fait normal), voit et comprend le monde qui l’entoure si ce n’est par la représentation de ce monde que les médias -élément de première importance dans notre société passée à l’Ere de l’information- lui auront renvoyée ?

A l’heure de l’Ere de l’Information, la responsabilité des médias est de premier ordre. Nous le savons : parfois instrumentalisés, utilisés comme dispositifs d’influence géopolitique, les médias jouent un rôle primordial au niveau de la guerre des représentations mentales sur l’opinion publique, car malheureusement cette bataille médiatique précède souvent les vrais combats, ceux qui ont lieu sur le terrain et provoquent souffrance et destruction.

C’est pourquoi du haut de sa très honorable stature de journal de référence français -le pays de la révolution qui mit un terme à la monarchie absolue de droit divin, des Lumières et des droits de l’Homme-, de journal de portée internationale depuis plusieurs décennies, diffusé, lu et cité aux quatre coins du globe, Le Monde, parce-que sa ligne éditoriale prône le respect de principes d’éthique et de déontologie, porte en lui la responsabilité inhérente aux quelques cinq ou six plus importants journaux de la planète. Et c’est cette grande responsabilité qui me pousse à questionner le traitement médiatique que nous inflige votre journaliste chargé du suivi de l’Amérique latine, monsieur Paulo Paranagua.

Il faut être latino-américaniste chevronné pour parvenir à percevoir toute les subtilités de l’art de désinformer tout en informant qu’a développé monsieur Paranagua dans les colonnes de votre journal, et il est on ne peut plus rageant, lorsqu’on connaît un tant soit peu l’histoire et l’actualité géopolitique du sous-continent, de déceler les inexactitudes, les imputations, ou tout simplement les manipulations grossières qui donnent corps à ses articles avec une prose aussi habile que malveillante. Car à force d’entasser avec tant de désinvolture autant de demi-vérités trop souvent décontextualisées et qui ne peuvent que se transformer en embuscades intellectuelles pour les non-initiés, une analyse globale des articles de votre « journaliste » ne peut que provoquer l’indignation une fois que l’on a compris qu’il fait en réalité office de paladin des gouvernements alignés aux dogmes néolibéraux promus par les Etats-Unis et qu’il mène de ce fait une croisade personnelle contre la gauche latino-américaine, mais avec une hargne toujours dissimulée sous des apparences d’impartiale honnêteté. Et c’est là que la grande habileté de sa mauvaise foi prend toute son ampleur, et c’est aussi à ce moment que l’hostilité tourne à la manipulation, car c’est toujours sous le couvert de la neutralité journalistique que monsieur Paranagua induit les lecteurs du Monde non pas en erreur mais à se positionner à quelques millimètres du traquenard… il sait de toute façon que les préjugés de la culture occidentalo-centriste qui conforment notre environnement se chargeront du reste, le piège pourra alors se refermer et monsieur Paranagua n’aura apparemment rien à se reprocher.

Oui mais…

A la longue, et indirectement, c’est Le Monde qui en pâtit les conséquences, et le manque de sérieux de votre collaborateur finit par être associé à un journal qui mérite tellement mieux que cela. Car finalement, c’est Le Monde qui s’acharne par son biais sur certains gouvernements et, ce qui est encore pire, en couvre d’autres dont les agissements mériteraient peut-être d’être abordés plus en profondeur et connus par l’opinion publique française.

Comment comparer la répression et les souffrances endurées par les populations de la Bolivie, de Cuba, de l’Equateur ou du Venezuela, avec la réalité de pays comme la Colombie ou le Mexique ? Je ne veux pas prétendre que ces premiers pays sont la matérialisation du paradis sur terre, mais à force de les diaboliser les lecteurs du Monde auront vite fait de les imaginer comme des enfers surtout si l’on détourne leur regard loin de la queue du diable qui se trouve souvent juste de l’autre côté de la frontière.

En Colombie la disparition forcées et la tortures restent monnaie courante, le paramilitarisme entretient toujours des liens resserrés avec une certaine classe politique, ce pays compte des centaines de syndicalistes et de militants assassinés, des milliers de prisonniers politiques, des millions de déplacés. Au Mexique, les chiffres de la présidence de Felipe Calderon (2006-2012) parlent d’eux-mêmes : augmentation de 500% des plaintes pour torture, plus de 9000 plaintes pour arrestations arbitraires (augmentation de 121%), plus de 25,000 personnes disparues (mais seulement 2,000 enquêtes), 60 assassinats et 15 disparitions forcées de journalistes (l’un des pays les plus dangereux au monde pour cette profession selon Reporters Sans Frontières), plus de 45,000 exécutions, 16,000 corps non-identifiés et près de 1,500 corps retrouvés dans des fosses communes. En tout, la « guerre contre le crime organisé » menée par le président Felipe Calderon aura provoqué plus de 120,000 morts violentes en 6 ans, selon les statistiques officielles. Ces chiffres dépassent de loin les sinistres comptes de toutes les dictatures militaires du Cône Sud réunies, l’Opération Condor avait pourtant duré deux décennies.

Fin 2012, quelques semaines avant l’investiture de l’actuel président mexicain, l’ex-président du Groupe de Travail des Nations Unies sur les Disparitions Forcées et expert en Droits de l’Homme Santiago Corcuera déclarait que le Mexique traversait une « crise humanitaire » en matière de droits de l’homme. Deux ans plus tard, le massacre des 43 étudiants de l’Ecole Normale Rurale d’Ayotzinapa indique que l’amélioration de la situation n’est toujours pas à l’ordre du jour avec le gouvernement d’Enrique Peña Nieto.

Face à cette réalité, étant très peu respectueuse des règles du jeu démocratique (dans un pays qui peut compter sur « le meilleur système électoral au monde » selon la Fondation Carter) et frôlant même le ridicule en dénonçant à tue-tête (par le biais des 949 entreprises médiatiques privées qu’elle possède, soit 85% des radios, journaux et chaînes télévisées du pays) le soi-disant manque de liberté d’expression imposé par la « dictature castro-communiste » au pouvoir, l’opposition vénézuélienne fait vraiment pâle figure avec ses déboires pour trouver dentifrice et papier toilette dans les supermarchés de Caracas.
Pourtant, si l’on n’observait l’Amérique latine qu’à travers la loupe du spécialiste en question de votre journal, certains pays monopoliseraient notre esprit tandis que d’autres, au moins tout aussi importants, resteraient invisibles face à nos yeux.

Qu’en aurait-il été si le massacre des 43 jeunes étudiants s’était produit à Cuba, en Equateur ou pire encore au Venezuela et non pas au Mexique ?

Le Monde… ou l’Amerique Latine selon Paulo Paranagua

Observons ensemble les articles publiés par M. Paranagua sur son blog depuis cette rentrée :

  • 31 octobre 2014 - Le Venezuela, grand producteur de pétrole, contraint d’importer du brut
  • 25 septembre 2014 - Un nouveau visage pour l’opposition au Venezuela
  • 22 septembre 2014 - L’écrivain Leonardo Padura critique la bureaucratie et l’anti-intellectualisme à Cuba
  • 18 septembre 2014 - Au Venezuela, la dessinatrice de presse Rayma est censurée et licenciée
  • 17 septembre 2014 - Le romancier Leonardo Padura sur tous les fronts, à Cuba et ailleurs
  • 15 septembre 2014 - L’Argentine célèbre le centenaire de l’écrivain Adolfo Bioy Casares
  • 11 septembre 2014 - En Uruguay, la coalition gouvernementale de centre gauche est menacée
  • 08 septembre 2014 - L’évangélique Marina Silva peut-elle devenir présidente du Brésil ?
  • 05 septembre 2014 - Le Chili fête les 100 ans de Nicanor Parra, antipoète
  • 03 septembre 2014 - Face à la crise, le Venezuela choisit l’immobilisme

Sur dix articles, 4 traitent du Venezuela. Fixation ? Tous critiquent de près ou de loin (mais souvent à bout portant) le gouvernement en place.

Cuba est toujours bien placé avec 2 articles. Ces deux billets, sur l’écrivain Leonardo Padura, sont autant de prétextes pour tacler l’administration de l’île.

Début septembre : élections brésiliennes, avec un article qui laisse deviner un souhait qui ne s’exprime qu’à demi-mots : si seulement la gauche pouvait perdre… Intituler un article « L’évangélique Marina Silva peut-elle devenir présidente du Brésil ? », consacrer une bonne parti dudit texte à ce phénomène religieux, et le tout sans mentionner le levier d’influence culturel et diplomatique que représente cette confession pour la politique extérieure des Etat des Etats-Unis, il fallait oser !

Enfin, deux billets sans liens avec la politique (littérature chilienne puis argentine) et un article très bien écrit sur les élections présidentielles en Uruguay, qui tombe à pic pour rappeler que « la coalition gouvernementale de centre gauche est menacée », ce qui est loin d’être faux.

Ce n’est qu’un rapide aperçu. L’on note tout de même un petit acharnement à l’encontre du Venezuela, et ce n’est pas un hasard. Car s’il y a bien une tendance chez monsieur Paranagua, c’est qu’il porte dans son cœur les pays qui suivent la voie libérale (principalement les membres de l’Alliance du Pacifique, alliés des Etats-Unis), et qu’il exècre au contraire ceux qui s’aventure vers d’autres projets de société (principalement les membres de l’Alliance bolivarienne des Amériques). S’agit-il là de la ligne du journal, ou plutôt d’un abus de confiance de sa part ? Il est tout de même déplaisant de voir Le Monde aligné sur le même axe éditorial que les plus conservateurs et rétrogrades journaux d’Amérique latine… mais le grand journal fondé par Hubert Beuve-Méry en est-il seulement conscient ?

Que faudra-t-il donc pour que Le Monde ouvre les yeux et se rende compte que son journaliste chargé du suivi de l’Amérique latine va au-delà de la tâche qui devrait être la sienne ? Alors qu’il a à sa charge la difficile mission de rendre compte objectivement d’une réalité régionale complexe, il en profite pour inoculer adroitement ses propres désirs et considérations politiques. Evidemment, l’objectivité journalistique n’existe peut-être pas, mais quand aversion s’allie à animosité, la propagande pointe le bout de son nez.

« Nous sommes fatigués »…

Dans les rues et les réseaux sociaux mexicains, un « #Nous sommes fatigués » se propage à tout-va par des citoyens excédés face à une situation qui paraît ne pas avoir de solution. De ce côté-ci de l’atlantique, une grande partie des latino-américains progressistes -ainsi que des spécialistes et connaisseurs de notre région- est aussi fatiguée, monsieur le médiateur. Vos très respectables lecteurs et un journal aussi prestigieux que Le Monde devrait pouvoir compter sur un spécialiste de l’Amérique latine digne de ce nom. Nous ne demandons pas un militant altermondialiste qui ait un portrait du Che tatoué sur la poitrine. Simplement un vrai journaliste, qui fasse son métier au lieu de mener une guerre de basse intensité contre la gauche latino-américaine. Car monsieur Paranagua commence sérieusement à nous fatiguer, monsieur le médiateur.

Très respectueusement,

Luis Alberto Reygada

Doctorant franco-mexicain en relations internationales,

la.reygada [chez] gmail.com

*Lettre ouverte envoyée au médiateur du journal Le Monde et publiée sur Le Grand Soir

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