Contrairement à tous ses voisins de la région, la balance migratoire du Venezuela n’a jamais été négative au cours de son histoire. Jusqu’à maintenant.
Durant des années, ce pays caribéen a toujours été une terre d’accueil pour ceux qui rêvaient d’un second départ que ne pouvait leur offrir leur patrie d’origine. En premier lieu, les Colombiens fuyant la guerre et les politiques d’austérité dans leur pays. Ils sont plus de quatre millions à avoir passé la frontière et à s’être établis au Venezuela. Il y a aussi l’Equateur, dont la communauté établie au Venezuela reste la plus grande en Amérique latine. De nombreux citoyens du cône sud du continent ont aussi trouvé refuge dans le pays de Bolivar au moment où la botte militaire écrasait dans le sang toute velléité démocratique au Chili, en Uruguay, ou en Argentine.
Cette immigration massive ne se limite pas aux pays de la région. Le Venezuela compte une des plus grandes communautés syro-libanaises de la région, et par vagues successives des dizaines de milliers d’Espagnols, d’Italiens et de Portugais sont venus s’y enraciner.
Jusqu’en 2016, seules les classes moyennes ou supérieures partaient du Venezuela pour s’installer dans d’autres contrées. Leur intégration, favorisée par leur puissance économique, ne posait aucun problème (1). Au cours de cette année, le processus migratoire s’est accéléré. Outre les étrangers ou binationaux qui ont décidé de rentrer chez eux, de nombreux membres des classes populaires vénézuéliennes se sont expatriés en réponse à la violence économique et politique auxquels le Venezuela a dû faire face (2).
Cette migration des couches les plus humbles a entraîné une augmentation substantielle du nombre de Vénézuéliens dans les pays de la région. N’ayant, par l’histoire de leur pays, aucun exemple migratoire auquel se référer, nombre d’entre eux ont découvert que les paradis imaginés, ou vendus par les réseaux de trafic humain, n’étaient qu’une chimère et que la vie d’un expatrié pauvre dans un pays étranger n’avait rien d’une sinécure. Sans parler de la réception souvent hostile de la part de populations locales, elles aussi en proie à des difficultés économiques, et qui voient d’un mauvais œil l’arrivée de plus pauvres qu’eux. Le voyage devient souvent un aller-simple, faute de moyens pour revenir.
Un sens politique donné à des histoires tragiques
Rappelons que l’émigration représente, avant tout, une constellation d’histoires tragiques, tant individuelles que collectives. Elle sépare les familles, atomise les forces vives, intellectuelles et productives qui devraient participer au développement du pays, et contribue à la consolidation d’une mémoire commune traumatique.
Bien que le phénomène d’émigration massive de Vénézuéliens soit devenu, depuis 2016, un des marronniers favoris de la presse occidentale, nous n’avions encore jamais été soumis, comme depuis quelques jours, à un blitzkrieg médiatique aussi coordonné sur ce sujet.
La plupart des rédactions des médias dominants auraient donc décidé, à l’unisson, en même temps, sans qu’importent les thèmes d’actualité de leurs pays respectifs, « d’informer » leurs concitoyens sur un drame qui serait en train de se jouer, et qui menacerait la stabilité de l’Amérique Latine.
Cette « spontanéité » est d’autant plus étrange que les matrices d’opinions utilisées pour expliquer ce phénomène sont toujours les mêmes, qu’il s’agisse d’un groupe de presse argentin ou anglais, de chaînes de télévisions étatsuniennes ou françaises ou de radios équatoriennes ou espagnoles.
Le thème est présenté sans aucune évocation du contexte politique, sans aucune nuance ou voix discordantes, et sans aucun point de vue du gouvernement vénézuélien comme contrepartie. Le récit monolithique des médias dominants a sacrifié la déontologie journalistique sur l’autel de la propagande. Le consommateur de ces transnationales de la communication ne saura jamais rien de la guerre économique féroce en cours contre le Venezuela, ni des menaces militaires qui pèsent contre le pays caribéen. Les conséquences n’ayant pas de causes, il est ainsi plus facile de faire reposer la responsabilité du processus migratoire sur la seule personne de Nicolas Maduro.
En effet, ce bombardement médiatique intervient dans un contexte particulier. Le président vénézuélien, relégitimé récemment dans les urnes – avec un score qui ferait pâlir d’envie plusieurs présidents de la région, à commencer par les dirigeants non élus du Brésil ou du Pérou (3)– a décidé de lancer une contre-offensive pour tenter de pallier les conséquences de la guerre économique. Il intervient aussi peu de temps après un attentat manqué contre les représentants des pouvoirs publics de l’Etat vénézuélien (4). Les tentatives de déstabilisation du Venezuela entrent donc dans une nouvelle phase. L’exploitation médiatique du thème de la migration n’en est que le prélude.
Malgré ce que disent la plupart des médias, le cas du Venezuela n’est malheureusement pas « inédit ». La plupart des pays latino-américains ont connu, ou connaissent encore pour certains, ce phénomène d’émigration de masse sans que cela n’attire d’ailleurs leur attention (5).
Dans le cas du pays bolivarien, les études récentes les plus sérieuses ont montré que le nombre de Vénézuéliens vivant aujourd’hui à l’étranger oscille entre 6,5% et 9,5% de la population du pays (6). Ce chiffre, à ne pas prendre à la légère, est toutefois bien en deçà du nombre de Portugais, d’Irlandais, de Roumains, ou de Polonais vivant hors des frontières de leur patrie, selon les chiffres de l’Organisation Internationale pour les Migrations (7). Bien qu’il s’agisse pourtant de pays de l’Union européenne, cela n’émeut ni les médias ni les autorités de Bruxelles, qui pourtant s’agitent beaucoup autour du cas vénézuélien (8).
Cette hypocrisie et cette manipulation politique du thème de l’émigration vénézuélienne ne prennent de sens que dans le contexte d’un affrontement politique permanent contre le modèle bolivarien. Si la plupart des émigrés des pays européens cités ont dû abandonner leur pays à cause des mesures d’austérité appliquées par leur propre gouvernement, dans le cas du Venezuela les citoyens partent pour échapper aux conséquences de la guerre économique qui sévit contre leur pays. Spéculation contre la monnaie nationale, contrebande d’extraction des produits de première nécessité, pillage de l’essence, trafic de billets de banque vénézuéliens, baisse de la note de solvabilité du Venezuela malgré le paiement de sa dette, tous les moyens sont bons pour, comme dans le cas du Chili d’Allende, « faire crier l’économie vénézuélienne » et asphyxier la population (9).
A cela s’ajoute un féroce blocus économique et financier de la part des Etats-Unis et de leurs alliés. Instauré sous Obama, il a été renforcé par le président Donald Trump. Comme le note l’économiste Pacualina Curcio (10), 64% du total des importations de médicaments et 82% des aliments importés par le Venezuela proviennent des Etats-Unis ou de pays européens et latino-américains alignés sur la politique de Washington et sur sa volonté de pénaliser les entreprises et les banques qui commercent avec des entités publiques vénézuéliennes. Cette guerre économique est un acte criminel qui vise à fabriquer de la misère et pousser les citoyens à aller chercher un avenir meilleur hors du pays. Les émigrés vénézuéliens deviennent, à leur insu, un prétexte pour justifier une intervention humanitaire, terminologie désormais célèbre pour couvrir les horreurs de la guerre.
Lorsque les médias dominants, soutenus par une myriade d’ONGs dont l’objectivité est plus que douteuse (11), insistent sur le récent processus migratoire des Vénézuéliens, en omettant volontairement d’en rappeler les causes, ils ne se livrent ni plus ni moins qu’à une opération de propagande de guerre visant à légitimer un conflit ou une action anti-démocratique contre le Peuple de Bolivar.
Quand la migration devient un enjeu de déstabilisation
En marge du VIIIe sommet des Amériques, le 13 avril 2018, le vice-président étatsunien Mike Pence a participé à une réunion avec des membres de la frange la plus extrême de l’opposition vénézuélienne. Durant la réunion, un des politiciens présents, Antonio Ledezma, qui avait appelé quelques semaines plus tôt la communauté internationale « à renverser Maduro » (12), déclara : « plus que de l’aide humanitaire, c’est d’une intervention humanitaire dont nous avons besoin » (13). Le mot est lâché. Il s’agit donc désormais de créer dans l’opinion publique les conditions justifiant cette aventure guerrière.
Sous le prétexte de la migration de citoyens vénézuéliens, dès mars 2018, les gouvernements du Brésil, de la Colombie et du Guyana ont mobilisé leurs troupes sur leur frontière avec le Venezuela.
Le 27 juin 2018, Mike Pence a rencontré un groupe d’émigrés vénézuéliens à la frontière brésilienne et déclaré dans la foulée que « la liberté et la démocratie devaient être rétablies au Venezuela » (14). Un mois plus tard, le 8 août, c’est au tour de la représentante permanente des Etats-Unis auprès des Nations unies, Nikki Haley, de se rendre à la frontière colombo-vénézuélienne pour y déplorer le sort des émigrés vénézuéliens (15). Elle invite le nouveau gouvernement de Bogota, de droite radicale, à prendre la tête d’une fronde régionale contre le Venezuela bolivarien. Deux semaines plus tard, le 24 août, à la demande de la Colombie, le Pentagone envoie un bateau-hôpital, l’USNS Comfort, afin de soulager la « pression générée par l’affluence d’émigrés vénézuéliens dans le système de santé colombien », comme le stipule le communiqué du SouthCom (16). Un sarcasme lorsque l’on connaît le déplorable état de la santé publique dans ce pays. Ce bateau-hôpital est escorté par des navires de guerre de la marine étatsunienne (17). C’est simultanément à ces manœuvres qu’a commencé l’offensive médiatique actuelle sur les émigrés vénézuéliens.
Les éléments de langage médiatiques qui parlent de « réfugiés vénézuéliens » ne sont en rien anodins. En mars 2018, le Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (HCR) avait dû se fendre d’un communiqué pour rappeler que les Vénézuéliens qui décidaient de s’expatrier n’étaient pas considérés comme des réfugiés (18).
Le terme n’est pas anodin. Car qui dit « réfugié » laisse entrevoir la possibilité de construction de « camps de réfugiés ». En août 2017, la Colombie a décidé de construire des camps de réfugiés dans les villes frontalières avec le Venezuela. L’ancien président colombien Juan Manuel Santos avait même dépêché des membres de son gouvernement à… Ankara, pour s´inspirer de la gestion turque face à l’afflux de réfugiés syriens fuyant la guerre dans leur pays (19). Une bien curieuse initiative de la part de Bogota, lorsque l’Histoire nous rappelle que plusieurs camps de réfugiés ont souvent servis de bases militaires et de centres de recrutement pour des groupes armés. C’était notamment le cas dans les camps de El Paraíso, Olancho et Gracias a Dios utilisés par la Contra pour attaquer, depuis le Honduras voisin, le Nicaragua sandiniste dans les années 80. Plus récemment, ça a aussi été le cas dans plusieurs camps de réfugiés syriens au Proche-Orient (20).
Cette menace est prise très au sérieux par le gouvernement de Caracas qui a dénoncé le recrutement illégal d’émigrés vénézuéliens dans l’armée colombienne. Selon le ministre de l’Intérieur vénézuélien, cette action a pour but de générer des attentats sous faux drapeaux ou des incidents sur la frontière, prétextes nécessaires au déclenchement d’une intervention militaire (21).
Pour faire face à la situation migratoire, le gouvernement vénézuélien vient de présenter un plan de relance et de stabilisation de son économie, un réseau de distribution public et participatif d’aliments, et de créer un système de subventions discriminées afin de protéger sa population et l’inciter à participer à la relance de l’appareil productif. Il a aussi lancé un message à la communauté vénézuélienne à l’étranger, incitant ceux qui le veulent à revenir parce que « le pays a besoin d’eux ».
Des changements économiques à moyen terme dépendra, désormais, le retour de leurs compatriotes, et l’avenir du Venezuela.
Romain Migus
Article paru originalement le 29/08/2018 sur RT en Français