Le gouvernement des États-Unis semble scandalisé que des personnes fuitent des informations classifiées sur ses actions les moins avouables. En tous cas, c’est ainsi qu’il se comporte : il y a trois ans, après que Chelsea Manning, un soldat alors connu sous le nom de Bradley Manning, ait transmis quelques centaines de milliers de câbles diplomatiques classifiés au groupe anti-secret WikiLeaks, les autorités américaines ont emprisonné le soldat sous des conditions que le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture a qualifié de cruelles et dégradantes. Peu après, le sénateur Républicain, Mitch McConnell, à l’émission Meet the Press, a qualifié le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, de « terroriste high-tech ».
Plus récemment, à la suite des divulgations sur les programmes d’espionnage américains par Edward Snowden, ancien analyste de la NSA, les responsables américains se sont lancés dans une grande partie diplomatique pour tenter de convaincre les autres pays de refuser l’asile à Snowden. Et le président américain Barack Obama a annulé un sommet très attendu avec le président russe Vladimir Poutine lorsque ce dernier a refusé d’obtempérer.
Cependant, et malgré tous ces d’efforts, l’establishment américain a souvent des difficultés pour expliquer exactement en quoi ces fuites constituent une si grande menace. En effet, rien dans les fuites de Manning et de Snowden n’a choqué ceux qui prêtaient attention. L’ancien secrétaire à la Défense, Robert Gates, qui a exprimé ses divergences dans un moment de panique suite aux révélations de WikiLeaks, l’a laissé entendre lorsqu’il a déclaré en 2010 à des journalistes que les divulgations n’avaient eu qu’un impact « relativement modeste » et n’avaient pas compromis les sources et les méthodes de renseignement. Snowden a certainement plus compromis les sources et les méthodes mais il n’a rien révélé de véritablement inattendu. Avant ses révélations, la plupart des experts supposaient déjà que les États-Unis avaient mené des cyber-attaques contre la Chine, mis sur écoute les institutions européennes et surveillé les communications Internet mondiales. Même ses révélations les plus explosives – que les États-Unis et le Royaume-Uni ont compromis des logiciels de communication clés et des systèmes de cryptage conçus pour protéger la vie privée et la sécurité en ligne - n’ont fait que confirmer ce que les observateurs bien informés ont longtemps soupçonné.
La menace plus grave que posent des lanceurs d’alerte comme Manning et Snowden est plus subtile qu’une attaque directe sur la sécurité nationale des États-Unis : ils sapent la capacité de Washington d’agir hypocritement et de s’en tirer à bon compte. Le danger qu’ils représentent ne réside pas dans les nouvelles informations qu’ils révèlent mais dans les documents qu’ils fournissent et qui confirment ce que les États-Unis font réellement et pourquoi. Lorsque ses actes s’avèrent en contradiction avec la rhétorique publique du gouvernement, comme c’est souvent le cas, il devient plus difficile pour les alliés des États-Unis de fermer les yeux sur le comportement secret de Washington et plus facile pour ses adversaires de justifier le leur.
Peu de responsables américains pensent à leur capacité d’agir hypocritement comme une ressource stratégique clé. En effet, une des raisons pour lesquelles l’hypocrisie américaine est si efficace, c’est qu’elle est le produit de la sincérité : la plupart des politiciens américains ne se rendent pas compte à quel point leur pays est hypocrite. Pourtant, comme les États-Unis ont désormais plus de mal à nier l’écart entre leurs actes et leurs paroles, ils seront confrontés à des choix de plus en plus difficiles – et pourraient au final être contraints de faire coïncider leurs paroles et leurs actes.
Une hégémonie hypocrite
L’hypocrisie est au cœur du soft power de Washington – sa capacité à amener d’autres pays à accepter la légitimité de ses actions – et pourtant peu d’Américains se rendent compte de l’importance de son rôle. Les libéraux ont tendance à croire que les autres pays coopèrent avec les États-Unis parce que les idéaux américains sont intéressants et que le système international dirigé par les États-Unis est juste. Les réalistes peuvent être plus cyniques, mais s’il leur arrive de penser à l’hypocrisie totale de Washington, ils la considèrent comme étant hors sujet. A leurs yeux, c’est le pouvoir froid et dur de Washington, et pas ses idéaux, qui encourage d’autres pays à s’associer avec les États-Unis.
Bien sûr, les États-Unis sont loin d’être les seuls hypocrites en matière de politique internationale. Mais l’hypocrisie des États-Unis est plus importante que celle des autres pays. C’est parce que la plupart des pays dans le monde vivent actuellement dans un ordre bâti par les États-Unis et qui est garanti à la fois par la puissance étatsunienne et la légitimé de ses idées libérales. Les engagements américains à l’État de droit, la démocratie et le libre-échange sont intégrés dans les institutions multilatérales que le pays a aidées à créer après la Seconde Guerre mondiale, dont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation des Nations Unies et plus tard l’Organisation mondiale du commerce. Malgré les défis récents à la prééminence étatsunienne, de la guerre en Irak jusqu’à la crise financière, l’ordre mondial demeure américain.
Ce système a besoin d’hypocrisie pour graisser ses rouages. Pour assurer la continuation de l’ordre mondial et sa légitimité, les responsables étatsuniens doivent régulièrement promouvoir et revendiquer leur fidélité aux principes libéraux de base ; les États-Unis ne peuvent imposer leur hégémonie uniquement par la force. Mais comme les fuites récentes l’ont montré, Washington est également incapable de respecter les valeurs qu’elle proclame. Ce décalage crée le risque que d’autres États décident que l’ordre mondial étatsunien est fondamentalement illégitime.
Bien sûr, ça fait longtemps que les États-Unis s’en tirent avec leur hypocrisie. Ils ont longtemps prêché les vertus de la non-prolifération nucléaire, par exemple, et ont contraint certains États à abandonner leurs ambitions atomiques. Dans le même temps, ils ont accepté tacitement la nucléarisation d’Israël et, en 2004, ont signé un accord formel en affirmant le droit de l’Inde à l’énergie nucléaire civile en dépit d’avoir bafoué le traité de non-prolifération nucléaire par l’acquisition d’armes nucléaires. Dans la même veine, Washington parle beaucoup de démocratie, mais a soutenu l’armée égyptienne qui a renversé un gouvernement élu en Juillet, refusant d’appeler le coup d’état par son nom. Ensuite, il y a la « guerre contre le terrorisme » : Washington exerce de fortes pressions sur les gouvernements étrangers sur les questions des droits humains mais demande à bénéficier de larges dérogations pour elle-même lorsqu’elle se sent menacée.
Si les États-Unis ont pu jusqu’à présent s’en sortir à si bon compte avec une telle hypocrisie, c’est parce que les autres Etats ont tout intérêt à fermer les yeux. Étant donné combien ils profitent des produits globaux fournis par Washington, ils ont peu intérêt à interpeller la puissance hégémonique sur son comportement. Une critique publique risquerait de pousser le gouvernement des États-Unis vers des positions égoïstes qui saperaient l’ordre mondial général. En outre, les États-Unis peuvent punir ceux qui soulignent l’incohérence de ses actions par une baisse des relations commerciales ou d’autres formes de représailles directes. Les alliés formulent donc généralement leurs préoccupations en privé. Les adversaires peuvent montrer du doigt, mais peu sont en position de pouvoir donner de leçons. Les plaintes formulées par la Chine et la Russie n’inspirent guère de sympathie à l’égard de leurs propres politiques.
La facilité avec laquelle les États-Unis ont pu agir de façon incohérente a engendré de la complaisance chez ses dirigeants. Puisque peu nombreux sont les pays qui osent montrer du doigt l’hypocrisie flagrante des États-Unis, et puisque ceux qui le font peuvent généralement être ignorés, les politiciens américains sont devenus insensibles aux doubles standards de leur pays. Mais grâce à Manning et Snowden, ces doubles standards sont de plus en plus difficiles à ignorer.
L’ importance d’être constant
Pour voir comment cette dynamique va se dérouler, étudions les implications des révélations de Snowden pour la politique de cybersécurité US. Jusqu’à très récemment, les autorités américaines n’ont pas parlé des capacités offensives de leur pays dans le cyberespace, préférant mettre en avant leurs stratégies de défense contre les attaques extérieures. Dans le même temps, ils ont lancé des avertissements de plus en plus directs au sujet du piratage chinois, décrivant en détail la menace qu’il représente pour les réseaux informatiques américains et les dégâts potentiels pour les relations américano-chinoises.
Mais les États-Unis mènent subrepticement leur propre offensive majeure contre les ordinateurs de la Chine - et d’autres adversaires - depuis un certain temps déjà. Le gouvernement américain a discrètement versé des milliards de dollars dans le développement de capacités offensives, et défensives, dans le cyberespace. (En effet, les deux sont souvent interchangeables - les programmeurs qui sont bons à l’élaboration de moyens de défense pour leurs propres systèmes savent aussi comment pénétrer les ordinateurs d’en face.) Et Snowden a confirmé que l’armée américaine a piraté non seulement les ordinateurs de l’armée chinoise, mais aussi ceux d’entreprises chinoises de téléphonie mobile et de l’université la plus prestigieuse du pays.
Avant même les révélations de Snowden, de nombreux experts savaient - ou au moins étaient raisonnablement certains - que le gouvernement américain avait été impliqué dans le piratage de la Chine, mais Washington a réussi à maintenir un démenti officiel. Protégées de toutes critiques majeures, les autorités américaines avaient prévu une grande campagne de relations publiques pour faire pression sur la Chine pour freiner ses activités illicites dans le cyberespace, en commençant par des menaces et peut-être en finissant avec des mises en accusation de hackers chinois. Les responsables chinois, bien que tout à fait conscients de l’hypocrisie américaine, ont choisi de ne pas la dénoncer ouvertement afin de préserver les relations entre les deux pays.
Mais la logique de Pékin a changé après les fuites de Snowden. La Chine avait tout à coup toutes les raisons de rejeter publiquement l’hypocrisie des États-Unis. Après tout, Washington ne pouvait guère prendre ombrage d’avoir été dénoncé pour un comportement confirmé par des documents officiels américains. En fait, les révélations n’ont guère laissé de choix à la Chine, à part celui de répondre publiquement. Si elle n’avait pas souligné l’hypocrisie des États-Unis, sa réticence aurait été interprétée comme une faiblesse. Lors d’une conférence de presse qui s’est tenue après les révélations, un porte-parole du ministère chinois de la Défense nationale a insisté que le scandale « révélait le vrai visage et la conduite hypocrite en matière de sécurité sur Internet » des États-Unis.
Les États-Unis ont été pris au dépourvu. Ils peuvent essayer, comme l’ancien chef du contre-espionnage américain Joel Brenner l’a fait, de faire la distinction entre un piratage qui serait inacceptable, et qui viserait à dérober des secrets commerciaux, et un piratage parfaitement légitime dirigé contre des objectifs liés à des questions de sécurité militaire ou autres. Mais une telle distinction ne serait probablement pas entendue. Washington fut contraint d’abandonner sa campagne de dénonciation et de dénigrement contre le piratage des Chinois.
Les fuites de Manning et de Snowden marquent le début d’une nouvelle ère dans laquelle le gouvernement américain ne peut plus compter sur le fait de pouvoir garder secret son comportement secret. Des centaines de milliers d’Américains ont aujourd’hui accès à des documents classifiés qui embarrasseraient le pays s’ils devaient circuler publiquement. Comme le montrent les révélations récentes, à l’âge d’une caméra dans chaque téléphone portable et de la mémoire flash, même les lois et les représailles les plus draconiennes n’empêcheront pas les fuites. Par conséquence, Washington fait face à ce qui peut être décrit comme un effondrement accéléré de l’hypocrisie - un rétrécissement spectaculaire de sa marge de manoeuvre entre ses aspirations déclarées et ses objectifs égoïstes parfois sordides. Le gouvernement des États-Unis, ses amis, ainsi que ses ennemis, ne peuvent plus nier le côté sombre de la politique étrangère américaine et devront aborder cette question de front.
Joindre le geste à la parole.
L’effondrement en cours de l’hypocrisie place les États-Unis devant des choix inconfortables. D’une façon ou d’une autre, il faudra rapprocher le discours et les actes.
La solution la plus facile pour le gouvernement US serait de renoncer tout simplement à la rhétorique hypocrite et de reconnaître les objectifs étroitement égoïstes de plusieurs de ses actions. Les fuites seraient beaucoup moins gênantes - et feraient moins de dégâts - si elles ne faisaient que confirmer les affirmations de Washington. En effet, les États-Unis pourraient s’inspirer de la Chine et de la Russie : au lieu d’enrober leur actes par des notions d’intérêts communs, ces pays dénoncent tout ce qui représente à leurs yeux une atteinte à leur souveraineté nationale et affirment leur droit à poursuivre leurs intérêts comme bon leur semble. Washington pourrait faire la même chose, tout en continuant à punir les auteurs de fuites à de lourdes peines de prison et à menacer les pays qui pourraient leur accorder l’asile.
Cependant, le problème avec cette solution est que les intérêts nationaux des États-Unis sont inextricablement liés à un système mondial de relations multilatérales et une transparence relative. Washington a déjà sapé son engagement envers le libéralisme en laissant entendre qu’elle se vengerait économiquement des pays qui offriraient refuge aux fugitifs. Si les Etats-Unis devaient abandonner la rhétorique de l’intérêt commun, cela signalerait au monde qu’ils ne sont plus engagés dans un ordre qu’ils dirigent. Au fur et à mesure que d’autres pays suivraient leur exemple et se cantonneraient à défendre leur propres intérêts bassement égoïstes, les liens commerciaux et de coopération que Washington a tissés depuis des décennies pourraient s’effondrer. Les États-Unis ne pourraient pas prospérer dans un monde où tout le monde conçoit la coopération internationale comme Poutine.
Une meilleure solution pour Washington serait de prendre la direction opposée, en mettant en conformité ses actes de ses paroles. Cette approche serait elle aussi coûteuse et imparfaite, car en politique internationale les idéaux et les intérêts sont souvent en conflit. Mais le gouvernement américain peut certainement se permettre de diminuer son comportement hypocrite sans compromettre sa sécurité nationale. Un double standard sur la torture, une quasi-indifférence envers les victimes civiles non-américaines, l’extension massive de l’état de surveillance – rien de tout cela n’est essentiel pour le bien-être du pays et peut dans certains même lui porter préjudice. Bien que l’administration actuelle ait réduit certains abus de ses prédécesseurs, il reste encore un long chemin à faire.
Une politique du secret peut être défendue dans une démocratie. Par contre, l’hypocrisie flagrante est difficile à vendre. Les électeurs acceptent de ne pas savoir tout ce que fait leur gouvernement, mais ils n’aiment pas qu’on leur mente. Si les États-Unis devaient réduire leur dangereuse dépendance au double langage, ils devront se soumettre à un contrôle réel et un débat démocratique et ouvert sur leur politique. L’ère de l’hypocrisie facile est terminée.
Henry Farrell et Martha Finnemore
Traduction : Romane + LGS