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L’ordre politique mexicain, la violence, et le rôle des Etats-Unis. Entretien avec John Ackerman

A l'occasion de la visite d'Etat du président mexicain Enrique Peña Nieto en France, nous partageons avec vous un entretien que jrécent avec John Ackerman, professeur de droit et de science politique à l’Université National Autonome du Mexique (UNAM) et auteur de très nombreux articles dans le quotidien La Jornada et l’hebdomadaire Proceso. Ce très bon connaisseur du système politique mexicain et des relations Mexique / Etats-Unis met fortement en question la légitimité démocratique du président en exercice et du régime qu’il représente. Cet entretien est publié au moment où le Mexique est invité d'honneur pour le défilé du 14 juillet ; un bon moment pour prendre conscience de la situation sociale interne désastreuse qui prévaut dans le pays et du rôle joué par le régime en place, et par les Etats-Unis, dans la reproduction de cette situation.

John Ackerman, professeur de droit et de science politique à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), est également rédacteur en chef de la Mexican Law Review et tient des rubriques dans le quotidien La Jornada et l’hebdomadaire Proceso. Il est l’un des intellectuels publics les plus en vue au Mexique et contribue souvent aux medias internationaux tels que le Los Angeles Times, Foreign Policy, The Nation, The Guardian, Libération, Le Monde Diplomatique, et Süddeutsche Zeitung. Pour l’année universitaire 2014-2015 il a été professeur invité à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Paris 3 Sorbonne Nouvelle) ainsi qu’à Sciences Po (Paris School of International Affairs). On peut suivre ses écrits à www.johnackerman.blogspot.com et sur Twitter : @JohnMAckerman

James Cohen : Depuis quand vivez-vous au Mexique et en quoi précisément consiste votre travail à l’Université nationale autonome du Mexique ?

John Ackerman : J’habite au Mexique depuis toute ma vie d’adulte. J’y suis allé pour la première fois quand j’étais lycéen en 1991 et plus tard, en 1993, pour une année d’échange. J’avais l’intention d’y passer seulement l’été mais j’y suis resté finalement un an et demi. Je suis retourné aux Etats-Unis pour terminer mon Bachelor’s Degree à Swarthmore College en philosophie et théorie sociale. J’ai tout de suite postulé pour une bourse Fulbright pour retourner au Mexique, où je vis depuis plus de 20 ans. J’ai obtenu la nationalité mexicaine en 2000 et on peut dire aussi que je suis nationaliste mexicain.

Je travaille à l’Institut pour la recherche juridique de l’UNAM. Il y a sans doute une séparation élitiste entre les facultés, où se trouvent la majorité des étudiants, et les instituts de recherche. Mon institut est unique en son genre dans toute l’Amérique latine. Nous y avons plus de 100 enseignants-chercheurs à temps complet, nous publions plus de 100 livres chaque années et des dizaines de revues.

J’enseigne aussi aux facultés de droit et de science politique. J’ai un séminaire pour les étudiants en deuxième année de droit sur la révolution mexicaine de 1910 et les origines de la Constitution de 1917. En science politique j’ai un séminaire pour des étudiants plus avancés sur la corruption, la démocratie et le changement politique.

J.C. :
Vous n’êtes pas seulement citoyen du Mexique, vous êtes également nationaliste... Pourriez-vous en dire un peu plus ?

J.A. : Aux Etats-Unis et en Europe, on abuse beaucoup du terme « nationalisme ». Il y a souvent une connotation d’exclusion ethnique. J’emploie le terme autrement. Le nationalisme mexicain est plutôt de type civique. Il est démocratique, pluriel et tourné vers l’avenir. C’est peut-être l’un des meilleurs exemples historiques des « communautés imaginées » nationales dont parle Benedict Anderson.

L’héritage de la Constitution mexicaine de 1917

J.C. : Vous soulignez dans nombre de vos écrits et interventions publiques l’héritage positif de la révolution mexicaine et de la Constitution de 1917, dont les principes sont à votre avis toujours très pertinents à notre époque.

J.A. : Oui. La Constitution issue de la Révolution mexicaine est le produit d’une période antérieure à la Guerre froide et même à la Révolution russe. C’était une période où les réformateurs sociaux avaient une gamme d’options beaucoup plus large. La guerre froide a limité les options dans les deux camps. En revanche, la Constitution issue de la Révolution est très ouverte et plurielle. Elle est déguisée en constitution strictement « libérale », mais elle contient aussi de forts courants socialistes et rationalistes radicaux.

Le libéralisme au Mexique est un fascinant mélange. Il inclut certaines idées de Ricardo Flores Magón (1974-1922), anarcho-syndicaliste et leader du Partido Liberal Mexicano, qui réunissait des libéraux civiques radicalisés à gauche. Il y avait certes aussi des libéraux du genre de Venustiano Carranza (1859-1920), qui ne s’intéressait pas du tout à la dimension sociale de la révolution. Il a été un vainqueur provisoire du processus révolutionnaire, suffisamment pour diriger la convention constitutionnelle de 1916-1917 à Aguascalientes, mais il n’a pas pu dicter les termes du débat. Une bonne partie du texte a été incluse malgré son opposition, en particulier les articles 3 (droit à l’éducation), 27 (limites imposées à la propriété de la terre) et 123 (droits des travailleurs) qui s’inspiraient directement des idéaux de Flores Magón, d’Emiliano Zapata et de Pancho Villa. En somme, il y a au Mexique une interprétation plurielle et subversive du « libéralisme ». Elle me paraît aujourd’hui particulièrement utile pour repenser la politique progressiste dans une perspective nouvelle.

La fin de la Guerre froide représente à mon avis une défaite plus sévère pour le libéralisme que pour la pensée progressiste. Beaucoup pensent que la pensée progressiste a subi une défaite historique en 1989, que la gauche est aujourd’hui en crise parce que le clivage politique de la guerre froide n’existe plus. Puisqu’il n’y a plus le référent communiste, dit-on, le discours politique est dominé par la « démocratie libérale ». Je dirais que c’est tout le contraire : le libéralisme se vide de sa substance depuis plus de 20 ans en devenant le néolibéralisme. Le libéralisme n’a plus de repoussoir automatique. Ce n’est pas parce que le référent communiste a disparu que la démocratie « réellement existante » est nécessairement fondée sur la liberté.

Le libéralisme n’a pas connu d’innovation. Récemment j’ai écouté un discours de Barack Obama qui peut paraître à bien des égards ordinaire, mais j’ai été très frappé par son message, à savoir que la politique étrangère qu’il dirige s’inscrit dans la continuité avec celle de son prédécesseur George W. Bush ; que les Etats-Unis vont être « un leader autant demain qu’au 20e siècle » ; qu’ils continueront à défendre « les valeurs de la liberté, la démocratie et la concurrence ». C’est de la pure nostalgie ! L’establishment politique et idéologique étatsunien et la démocratie libérale en général célèbrent encore leur victoire de 1989 sans avoir la capacité d’innover et de créer de nouvelles visions pour le 21e siècle.

La gauche, pour sa part, a plus de flexibilité que par le passé parce que le référent communiste était très contraignant, il fallait prendre position pour un camp ou pour l’autre. Aujourd’hui, sans ce référent il y a une liberté totale pour explorer des possibilités nouvelles et cela commence à porter des fruits. Ce qui permet de rendre compte d’une large gamme de luttes, du printemps arabe à Occupy Wall Street et les récents mouvements en Espagne, au Brésil ou en Turquie.

Voilà pourquoi le mouvement au Mexique aujourd’hui est si puissant. Il condense et synthétise toutes les discussions. Peña Nieto, son gouvernement et ses réformes étaient présentés comme l’exemple même du projet libéral démocrate triomphant. Il a gouverné essentiellement pour la presse internationale et les investisseurs étrangers et il a établi des relations étroites avec Washington. Pour le Financial Times c’était le président parfait, « la réponse à Chávez » et au « populisme » du Sud. On disait même qu’il allait ressusciter le « consensus de Washington ». Mais en moins de deux ans depuis le début de son mandat, son effort pour jouer ce jeu néolibéral est un échec. Les Mexicains revendiquent autre chose et leurs revendications sont d’autant plus puissantes qu’elles se réclament de l’héritage de la Révolution.

Certains commentaires à propos des événements au Mexique ressemblent à des commentaires qu’on a entendus sur le mouvement Occupy Wall Street ou le printemps arabe : c’est une révolte spontanée, mais qui va en prendre la direction ? Qui va la canaliser, y aura-t-il un nouveau parti politique ? Je suis moins préoccupé par ces questions, précisément à cause de l’héritage de la Révolution mexicaine. Les gens qui prennent la rue, et leurs leaders – en particulier dans l’Etat de Guerrero, où il y a des leaders démocratiques et humbles – s’inspirent directement de la Révolution mexicaine. Ils cherchent à récupérer ses promesses d’égalité, de justice, de développement rationnel et égalitaire, de souveraineté, de séparation entre église et Etat. Nous n’avons pas vraiment besoin d’une nouvelle organisation ou d’une nouvelle idéologie puisque beaucoup de cela est déjà en place.

J.C. : Les 43 étudiants disparus étaient des professeurs stagiaires de l’école normale rurale d’Ayotzinapa dans l’Etat de Guerrero. Cet Etat a une histoire très particulière de luttes sociales, où les écoles de ce type ont joué un rôle important. Dans quelle mesure s’agit-il donc d’une situation exceptionnelle ?

J.A. : Il y a également des écoles de ce type dans les Etats de Oaxaca, Michoacán et quelques autres, il y a en a quelques dizaines en tout au Mexique. Mais le Guerrero a effectivement une histoire très particulière, depuis l’indépendance jusqu’à nos jours en passant par la Révolution et les luttes des années 1970. Il a toujours été un site de luttes intenses parce qu’il a un niveau de conscience politique plus développé qu’ailleurs. Il n’a pas un niveau particulièrement élevé d’instruction, c’est l’un des Etats les plus pauvres du pays, mais la conscience critique y possède des racines très profondes. Les gens sont conscients de leurs liens avec des traditions indigènes, mais aussi avec des traditions nationales et révolutionnaires.

Le Mexique, de la souveraineté à la dépendance ?

J.C. : Puisque nous parlons de l’héritage révolutionnaire au Mexique, pourriez-vous en dire plus sur l’héritage du président Lázaro Cárdenas (1934-1940), dont vous êtes un grand admirateur.

J.A. : Les “techno-saures” d’aujourd’hui – c’est-à-dire les technocrates qui sont en réalité des dinosaures – voient

Lázaro Cárdenas comme un représentant de la « vieille garde », comme s’il était Staline en personne : étatiste, autoritaire, « populiste » (ce terme englobe des expériences aussi différentes que les régimes de Cárdenas, de l’Argentin Juan Perón et du Brésilien Getulio Vargas). En somme, on le dépeint comme une figure d’une autre époque qui représenterait un Mexique autoritaire avec lequel le Mexique « moderne » aurait besoin de rompre à travers des réformes libérales, démocratiques et orientés par le marché. Ce serait une énorme erreur, puisque Cárdenas est une figure d’une immense importance. L’équivalent le plus proche aux Etats-Unis serait Franklin D. Roosevelt (il est plus proche de Roosevelt que de Perón). C’était un bâtisseur de l’Etat, nous pourrions même le considérer comme le « père » de l’Etat mexicain moderne. Il a donné une forme matérielle aux promesses de la révolution et de l’indépendance mexicaine.

Sans Cárdenas, on ne pourrait pas imaginer l’exceptionnelle stabilité du régime mexicain de 1940 à nos jours. Le Mexique est certes autoritaire et, depuis la fondation du Partido Revolucionario Institucional (PRI) en 1946, fondé sur l’élitisme et l’exclusion sociale, mais néanmoins beaucoup plus stable que la majorité des autres pays latinoaméricains. L’expropriation par Cárdenas des compagnies pétrolières étrangères en 1938 n’était pas une affaire d’idéologie ou même de pétrole – mais de droit du travail. Elle a été effectuée en réponse au chantage de ces compagnies, qui refusaient de reconnaître les conventions collectives et la législation du travail mexicaine. Lorsque la Cour Suprême mexicaine a rejeté leur réclamation, elles ont décidé de suspendre la production du pétrole si elles n’avaient pas le droit d’opérer selon leurs propres normes de travail. Cárdenas a dit « non » : ou j’accepte une enclave extraterritoriale dans mon pays, ou je maintiens l’intégrité de l’Etat de droit. Sans l’expropriation, le Mexique n’aurait jamais pu défendre sa souveraineté comme il l’a fait tout le long du 20e siècle et serait beaucoup plus subordonné aux intérêts étatsuniens. Il y aurait des bases militaires étatsuniennes sur tout le territoire. Il y aurait plus de pauvreté, moins de développement.

Cárdenas n’avait rien de démagogique, même si les intellectuels libéraux le taxent de démagogie. En même temps on le dépeint comme piètre penseur, homme de peu de vision, mais son pragmatisme a été l’une de ses grandes forces. Encore une fois, la nationalisation du pétrole n’était pas mesure d’inspiration communiste, c’était une défense pragmatique de la souveraineté nationale. L’UNAM lui doit une bonne partie de sa croissance, qu’il finançait avec l’argent du pétrole. Il a créé l’Instituto Politécnica Nacional, promu des projets d’infrastructure. L’Etat mexicain moderne lui doit sa naissance.

Tout cela est menacé aujourd’hui. Enrique Peña Nieto, au début de son mandat, a proclamé un « Pacte pour le Mexique ». L’un de ses objectifs centraux était de déclarer la guerre à l’héritage de révolutionnaire de Cárdenas. En juin 2014, environ trois mois avant les événements d’Ayotzinapa, j’ai écrit un article pour La Jornada qui disait que cette attaque contre l’héritage de la révolution mexicaine et de Cárdenas aurait des conséquences inattendues. Je suggérais même que Peña Nieto pourrait ne pas arriver à la fin de son mandat. Un tel résultat n’est pas invraisemblable.

J.C. : Après la fin du mandat de Cárdenas en 1940, comment a évolué le processus de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis et du capital étatsunien ? Comment l’héritage de Cárdenas a-t-il été progressivement perdu ?

J.A. : Le premier pas a été la deuxième guerre mondiale. Le Mexique a coopéré avec les Etats-Unis, en partie par coercition, en partie par volonté. Dès la fin des années 30, juste après l’expropriation du pétrole, le Mexique s’installe dans l’économie de guerre. Mais le tournant décisif est l’année 1946 avec l’entrée en fonction du président Miguel Alemán (1946-1952), premier président du PRI, fondé cette année-là[1].

Alemán, jeune technocrate, était le premier président civil, après une série de généraux. C’était un néolibéral avant la lettre. Avec la naissance du PRI, nous assistons à la transformation de la Révolution en tant que projet à réaliser et boussole pour l’action politique, en pure mythologie d’Etat. L’idée était d’utiliser l’héritage de la Révolution pour soutenir la légitimité de la classe politique tout en minant en pratique tous les principes de la Révolution. C’était pendant le mandat d’Alemán que la classe politique entre pleinement en alliance avec Washington.

Alemán était célèbre pour avoir acheté ses costumes à Hollywood et ses Rolls Royce à Londres. C’était un acteur du capitalisme financier mondial. C’était également, sans doute, le président le plus corrompu de l’histoire mexicaine.

Il était connu pour ses campagnes anti-syndicales. L’une de ses premières actions en tant que président a été de déployer les forces armées pour rompre la grève des travailleurs du pétrole. Il s’est attaqué aussi au syndicat des cheminots et a installé le très corrompu Fidel Velázquez à la tête de la Confédération des Travailleurs Mexicains (CTM), où il est resté jusqu’à sa mort en 1997.

Il est crucial de situer la transition à cette époque parce que la version dominante est différente : on nous explique que jusqu’aux années 1980, la classe politique était nationaliste et anti-américaine et que le changement a commencé avec les présidents néolibéraux De la Madrid, puis Salinas and Zedillo (1982-2000). Non ! Ces présidents s’inscrivent dans la continuité de ce qui a commence en 1946 avec Alemán. Le PRI a toujours été pro-américain et a toujours déguisé ce pro-américanisme avec une mythologie révolutionnaire.

Pendant les années 1950 et 60, au moment de ce qu’on a appelé le « miracle mexicain », la croissance était déjà très liée au capital étranger. On a un peu pratiqué l’industrialisation par substitution d’importations mais il n’y a jamais eu un protectionnisme extrême. Tous les présidents avaient des liens étroits avec les Etats-Unis. Le gouvernement étatsunien a participé à la préparation du massacre des étudiants à Mexico en octobre 1968 et à l’étouffement de l’affaire.

En revanche, ce qui a toujours déplu aux Etats-Unis, c’étaient les « organisations de sommet » (peak organizations) qui regroupaient les ouvriers et les paysans sous la direction du PRI. Cet héritage de la révolution était une structure lourde et très corrompue par le clientélisme, mais ces organisations rendaient néanmoins les hommes politiques un minimum responsables devant les ouvriers et les paysans. Les revendications de réforme agraire ont pu ainsi s’exprimer. La législation du travail était très progressiste bien que peu respectée. Puis il y avait la gestion par l’Etat du pétrole. Depuis 1946 ces acquis disparaissent peu à peu. Sous De la Madrid, Salinas et Zedillo, l’autoritarisme néoliberal du PRI rompt avec le passé de la représentation populaire. Les organisations de sommet ont été totalement corrompues ou coupées de leur base. La véritable signification de la « transition démocratique » est la séparation entre la classe politique et le peuple.

Quelle « transition démocratique » ?

J.C. : Officiellement la transition démocratique mexicaine est marquée par l’élection présidentielle de 2000, qui donné lieu à la première alternance du pouvoir et donc au premier président issu d’un autre parti que le PRI. Cette élection était relativement « propre » mais cela n’a pas été le cas en 2006, avec la « victoire » très douteuse de Felipe Calderón (Parti d’Action Nationale, PAN) contre le candidat de centre-gauche Andrés Manuel López Obrador (Parti de la Révolution Démocratique, PRD). On peut douter aussi de la légitimité des élections de 2012, compte tenu des méthodes du PRI, qui a offert à des milliers d’électeurs des incitations matérielles en échange d’un vote en sa faveur.

J.A. : Selon le point de vue dominant, l’acceptation par le PRI de sa défaite aux présidentielles de 2000 est la preuve irréfutable du caractère démocratique du nouveau régime. Seulement, la célébration d’élections et l’alternance pacifique du pouvoir présidentiel a été la norme et non l’exception au Mexique pendant la plupart du 20e siècle et même pendant une bonne partie du 19e. L’élection de 2000 est une simple « relève » (changing of the guard). La nouvelle coalition au pouvoir issue du néolibéralisme avait besoin de se présenter nationalement et internationalement comme une rupture radicale avec le passé, sans permettre vraiment aux citoyens de décider qui serait leur président.

J.C. : Que dites-vous des partis progressistes contemporains, d’abord le PRD fondé en 1989, et, plus récemment, Morena (Mouvement pour la régénération nationale), fondé en 2011 par López Obrador et ses adeptes qui ont rompu avec le PRD en le condamnant pour avoir reproduit les mêmes formes de corruption et d’opportunisme politique qu’il prétendait dénoncer ?

J.A. : Nous verrons ce qui se passe avec Morena, mais à mon avis les possibilités des institutions politiques en place sont épuisées. L’une des grandes faiblesses des partis de gauche est leur incapacité à assurer le lien entre les luttes sociales et action politique, ou à établir les connexions entre les dimensions locale, nationale et internationale des luttes. La gauche doit faire le bilan de ces faiblesses si elle veut ouvrir de l’espace politique à une ample gamme de personnes de talent et de propositions intéressantes, tout refusant le clientélisme des partis politiques, la « solidarité » intéressée des ONG et la politique sectaire et intolérante de l’ultragauche.

J.C. : En tant que spécialiste du droit constitutionnel, vous suivez certainement de près les initiatives proposées ces dernières années pour lutter contre la corruption au sein de l’Etat mexicain. Quelle analyse en faites-vous ?

J.A. : Juste après avoir été élu en 2012, Enrique Peña Nieto a en effet proposé des mesures soi-disant pour combattre la corruption. La proposition n’était pas sérieuse et constituait surtout un rideau de fumée. Sous prétexte de créer un nouvel organisme appelé la Commission nationale anticorruption (CNA) – contrôlée directement, mais aussi par le biais d’un « Conseil national pour l’éthique », par le président en personne – la mesure visait à désarticuler les systèmes existants de contrôle interne de l’administration publique en faisant disparaître le Secrétariat à la fonction publique (SFP), l’un des rares organismes ayant, du moins théoriquement, la capacité d’agir de manière relativement indépendante et professionnelle. La réforme prévoit des inspecteurs internes à chaque ministère, qui ne dépendraient plus de la SFP. Chaque secrétariat d’Etat se transformerait en féodalité exclusive de son titulaire, sans possibilité de contrôle. Ce serait la fin du « service civil de carrière », tant vanté par Vicente Fox comme l’un des « grands acquis de la transition démocratique ». Le PRI au pouvoir cherche à augmenter au lieu de réduire les opportunités de corruption au sein de l’Etat fédéral.

Le Mexique compte déjà une puissante arme de contrôle extérieure à l’administration : l’Auditoría Superior de la Federación (ASF). Cet organisme n’a jamais fonctionné parfaitement mais il est néanmoins l’un des plus efficaces de l’Etat fédéral. En fonctionnant avec un budget bien plus petit que celui de la SFP, l’ASF, qui dépend de la Chambre des députés, a montré qu’elle est capable de faire un travail formidable en signalant les détournements de fonds et en récupérant une partie de l’argent. La proposition de Peña Nieto a pour objectif de débarrasser les dinosaures du PRI à la tête de l’exécutif de la tutelle de l’ASF.

Ce projet néglige bien entendu toute l’expérience accumulée en matière de lutte anti-corruption en Amérique latine ces dernières années dans des pays comme l’Equateur, le Chili, la Colombie, le Brésil et le Venezuela, qui ont créé des organismes autonomes placés sous un contrôle citoyen.

Heureusement, le projet de Peña Nieto ne va nulle part. Depuis deux ans elle est bloquée dans les deux chambres du Congrès. Le gouvernement est aujourd’hui affaibli, il y a peu de chance de voir cette mesure prospérer.

« Guerre contre la drogue » et accord de libre-échange

J.C. : Comment caractérisiez-vous le rôle des Etats-Unis dans cette transition ?

J.A. : Les Etats-Unis ont joué un rôle important en veillant à ce que la transition mexicaine n’échappe pas à leur contrôle. Ils soutiennent la classe politique et les institutions mexicaines en se gardant bien d’intervenir pour s’opposer à la corruption ou aux violations des droits de l’homme. Ils surveillent de près la « guerre contre la drogue » et veillent au climat favorable pour les investissements. Au Mexique, peut-être plus que partout ailleurs dans le monde, les Etats-Unis interviendront toujours en faveur de la stabilité autoritaire plutôt qu’en faveur de la démocratie au service du peuple.

J.C. : Le Mexique serait-il trop grand, et trop proche, pour échouer ?

J.A. : Pas du tout « trop grand pour échouer », puisque le Mexique a déjà échoué à tant d’égards, surtout avec le carnage de la guerre contre la drogue et la présidence de Peña Nieto – mais trop proche en effet pour que Washington puisse permettre le changement social. On peut espérer que cela va changer après le massacre des étudiants d’Ayotzinapa et le soulèvement qu’il provoque.

J.C. : A partir du moment où Calderón a déclaré la guerre aux cartels de la drogue fin 2006 en entrant en fonction, les niveaux de violence ont décuplé, ce qui a donné aux Etats-Unis l’occasion de proposer leur aide « sécuritaire ». Quelle analyse faites-vous du rôle joué par les Etats-Unis dans cette guerre ?

J.A. : L’objet central de la politique étatsunienne par rapport à la guerre contre la drogue consiste à veiller à ce que la violence – les décapitations, les enlèvements d’étudiants etc. –restent du côté mexicain de la frontière. Cette politique ne vise ni réduire la violence en tant que telle, ni même à couper le flux de la drogue. Ce qui est logique du strict point de vue de la sécurité nationale étatsunienne.

Le vrai problème ici est plutôt du côté mexicain. Le gouvernement mexicain devrait avoir les mêmes préoccupations humanitaires que leurs voisins du nord par rapport à leur propre peuple. Malheureusement ce n’est pas le cas. L’Etat mexicain a accepté les priorités des Etats-Unis dans la « guerre contre la drogue ». On ne peut pas comprendre autrement la militarisation de cette lutte sous Calderón, qui continue sous Peña Nieto.

Calderón avait également un problème de légitimité à cause des circonstances douteuses de l’élection de 2006. La militarisation de la guerre contre la drogue est, de ce point de vue, comparable à l’invasion de l’Irak par George W. Bush après l’élection de 2000 : on tente de faire oublier des problèmes de légitimité en mobilisant les militaires. Calderón a été obligé, littéralement, de se battre pour entrer au Congrès mexicain le 1er décembre 2006 pour sa cérémonie d’investiture. Il a donc décidé de faire entrer en scène les militaires et a gouverné avec eux.

Les Etats-Unis offrent au gouvernement mexicain un soutien technique et militaire et mobilise leurs services de renseignement. Le gouvernement mexicain est content de recevoir ce soutien, qui signifie plus d’argent, plus de renseignements, plus de pouvoir entre les mains des ceux qui gèrent les hélicoptères, les armes et l’information. Cela leur donne un immense pouvoir pour mettre sur écoute qui ils veulent et les abattre s’ils le veulent.

La complicité entre la classe politique mexicaine, corrompue et autoritaire, et le Pentagone, existe depuis longtemps, mais ces liens se sont renforcés sous Calderón, et continuent de se renforcer sous Peña Nieto. Ce qui provoque un désastre dans le pays. Ni Obama ni le Sénat des Etats-Unis n’ont dit grand-chose sur les violations des droits de l’homme ou la corruption au Mexique – cette discussion n’a pas lieu – bien qu’il soit internationalement reconnu que le Mexique est parmi les pays les plus corrompus, où se produisent le plus de violations des droits de l’homme, dans le monde entier.

J.C. : Le Département d’Etat des Etats-Unis publie sur son site web des informations sur les violations des droits de l’homme au Mexique.

J.A. : Oui, le Département d’Etat est obligé de faire un rapport sur la situation des droits de l’homme pour chaque pays qui reçoit un soutien militaire des Etats-Unis. Mais cela s’arrête là. Lorsque Hillary Clinton était Secrétaire d’Etat, le Congrès a essayé d’imposer des conditions à l’autorisation des fonds alloués pour ce soutien, mais l’initiative n’a pas abouti. Il n’y a jamais eu d’intervention claire en faveur des droits de l’homme ou contre la corruption au Mexique. Selon la rumeur, l’ancien ambassadeur au Mexique Carlos Pascual (2009-2011) a été évincé parce qu’il a commencé à s’intéresser de trop près à des cas de corruption.

En somme, il y a une complicité entre les leaders mexicains dans leur impunité et les leaders étatsuniens dans leurs préoccupations de sécurité nationale, voilà la raison de l’impasse et de l’immobilité.

Les Etats-Unis sont complètement investis au Mexique, et pas seulement dans le cadre de la guerre contre la drogue. Le 21 novembre 2014 le Wall Street Journal a signalé la présence de Marshals du Département de Justice des Etats-Unis U.S. qui se déguisent en Marines mexicains pour effectuer des missions spéciales telles que la capture du baron de la drogue “El Chapo” Guzmán en février 2014. En 2011, des agents de la CIA agents ont été blessés par balles par des agents de la police fédérale mexicaine dans l’Etat de Morelos. Des vols de drone sur le territoire mexicain ont commencé sous Obama en 2010. Les Etats-Unis n’ont pas osé tenter au Mexique une solution de type colombien en installant des bases militaires, mais ils ont ouvert des centres de regroupement (fusion centers) dans tout le Mexique pour la collecte de renseignements.

En somme, les Mexicains offrent aux Etats-Unis ce qu’ils veulent en maintenant la violence au sud de la frontière. Les Américains offrent aux Mexicains ce qu’ils veulent, à savoir la possibilité d’exercer plus de pouvoir. Dans le domaine économique, c’est la même chose : les oligarques mexicains sont très contents d’avoir de bonnes relations avec les entreprises étatsuniennes parce que cela leur donne du pouvoir et de l’influence. Les entreprises sont elles aussi très intéressées parce que cette relation leur permet de s’insérer dans le système mexicain et de faire de gros profits. Personne ne se bat pour le peuple mexicain ! Avec la transition politique au Mexique, nous n’avons même plus l’ancien système de représentation sectorielle des couches populaires, aussi corrompu et clientéliste fût-il. Le résultat est une coupure complète entre la classe politique et le peuple. La transition économique et politique au Mexique est comparable à celle de la Russie, avec la concentration de richesse et de pouvoir entre 10 oligarques, en commençant par Carlos Slim.

La transition est avant tout l’expression de l’isolement de la classe politique et la concentration du pouvoir oligarchique. En se rapprochant du Pentagone et de Wall Street ces deux groupes ont engendré un système sclérosé et sans vie. Ce que nous voyons aujourd’hui avec la montée d’un mouvement de masse, c’est une « crise cardiaque » de ce système. On peut surmonter une attaque mais la prochaine pourrait être mortelle. Ce serait une excellente chose, parce que ce système a besoin de mourir, la perspective de sa mort soulève de grands espoirs.

J.C. : Par quoi serait remplacé en théorie ce système en crise ? Le résultat serait-il plus démocratique que le système en place ?

J.A. : Il y a peu de risques d’un système plus autoritaire que celui que nous avons. Le mouvement d’opposition contemporain au Mexique n’est pas un intégrisme politico-religieux ni un fascisme, mais une forme de libéralisme social radicalement démocrate qui puise ses sources dans la Révolution mexicaine. Il s’agit d’un mouvement d’inclusion, de démocratie, et de relations saines avec les Etats-Unis. Personne au Mexique ne parle de couper les relations avec les Etats-Unis – ils veulent au contraire que les murs soient abattus ! Ils veulent soutenir leurs frères et sœurs aux Etats-Unis.

Même des mouvements de guérilla comme ceux de l’Etat de Guerrero dans les années 1970 s’inscrivaient dans cette perspective. Etaient-ce des communistes intégristes de type Sentier Lumineux ? Non ! Des leaders tels que Lucio Cabañas (1938-1974) et Genaro Vázquez (1931-1972) étaient des instituteurs ruraux – ayant fait leurs études à Ayotzinapa ! – qui ont tenté pendant des années de démocratiser le système mexicain de l’intérieur. Les massacres que leur mouvement a subis les a obligés à prendre le maquis pour se défendre, mais ils n’ont jamais eu une vision puriste, excluante ou raciste du changement. Leur héritage était celui de la Révolution mexicaine qui continue aujourd’hui.

J.C. : Pourriez-vous nous parler de l’ALENA et de ses effets sur la société mexicaine ?

J.A. : Je ne suis pas économiste de métier, mais il est évident d’un point de vue social et politique que l’ALENA a rendu de plus en plus difficile la situation des petits producteurs ruraux qui ne peuvent plus s’en sortir, en renforçant le pouvoir des grosses entreprises agroalimentaires, en particulier celles qui travaillent pour le marché d’exportation. L’effet de l’ALENA sur la croissance – très lente – de l’économie mexicaine depuis deux décennies est une autre question, je ne suis pas qualifié pour y répondre, mais en termes politiques et sociaux, il y a eu un déplacement énorme de personnes de la campagne vers les villes et vers les Etats-Unis. Dernièrement, l’émigration a diminué, mais pendant la première décennie du siècle, un demi-million de personnes émigraient chaque année. La désintégration complète de la campagne dans plusieurs régions a également nourri le trafic de drogue puisque dans ces mêmes régions, la jeunesse a besoin d’options et si la frontière est bloquée et la migration devient difficile, que peuvent-ils faire ?

Tout ceci illustre en quoi la violence au Mexique est le résultat de la politique étatsunienne. Au-delà des complicités économiques et politique dont nous avons déjà parlé – c’est-à-dire, si nous examinons les structures et pas seulement les acteurs – il y a aussi l’argent des consommateurs de la drogue aux Etats-Unis qui arrive au Mexique et finance le trafic ; le blanchiment d’argent par le système bancaire, que les banques elles-mêmes encouragent. Un article publié dans The Independent en 2010 a expliqué comment la Wachovia Bank a sauvé l’économie américaine en 2007-2008 grâce à son blanchiment d’argent[2]. Il y a également l’affaire récente de HSBC, où nous voyons comment cette banque a aidé les trafiquants de drogue à blanchir leur argent, ce qui a aidé l’économie américaine et était encouragé par Washington[3].

Ensuite il y l’industrie des armes. Des dizaines de milliers d’armes traversent la frontière et entrent au Mexique chaque année, avec le soutien du lobby des armes bien entendu. Il y a quelques années Obama a tenté d’imposer des contrôles des ventes d’armes, mais c’était une mesure de pure façade.

Les expulsions de masse des immigrés irréguliers contribuent aussi au problème, de deux façons. Premièrement, comme Obama lui-même l’a dit, en annonçant son ordre exécutif récent, les Etats-Unis ne vont expulser désormais que les criminels, ce qui nourrira bien sûr la criminalité au Mexique, puisqu’ils arrivent avec un entraînement dans l’usage des armes. Deuxièmement, le renforcement de la frontière, avec plus de murs et d’agents de la Border Patrol ne va pas vraiment réduire les flux migratoires. Ces mesures ont surtout pour effet d’augmenter le revenu des passeurs, puisque la traversée est plus difficile et coûte de plus en plus cher. Les passeurs ont de plus en plus tendance à être aussi des trafiquants de drogue et des membres de bandes criminelles violentes. Ainsi se prépare un « orage parfait » (ou imparfait !), mais il est très difficile d’imaginer qu’une telle situation puisse durer longtemps.

J.C. : Le Mexique, en tant que partenaire de l’ALENA, fait-il encore partie de l’Amérique latine ? Que signifie aujourd’hui le référent nord-américain pour le Mexique ?

Bien qu’il soit géographiquement proche des Etats-Unis, le Mexique s’est toujours conçu – même au sein de la classe politique – comme faisant partie de l’Amérique latine, comme un Etat-tampon protégeant le reste de la région contre l’impérialisme étatsunien. Mais depuis la présidence de Peña Nieto, le message est plutôt : « Ne nous appelons plus latinoaméricains, nous somme des Nord-Américains ». Quelques jours avant son entrée en fonction en décembre 2012, il a écrit une tribune libre dans le Washington Post (le 23 novembre 2012) qui appelait à une intégration de plus en plus profonde et même pour une « indépendance énergétique nord-américaine »[4]. Aucun homme politique mexicain, même parmi les plus néolibéraux, n’était jamais allé si loin. Je m’oppose à cela. Le Mexique doit rester un pays latinoaméricain.

Et pourtant, si nous voulons prendre au sérieux l’Amérique du nord, prenons-la au sérieux ! Combien y a-t-il de Mexicains en Amérique du nord ? Environ 120 millions au Mexique et plus de 30 millions aux Etats-Unis, entre immigrés et Mexicains-Américains. Les « blancs non-hispaniques », qui représentent un peu plus de 60% de la population étatsunienne, constituent une population très mixte en termes ethniques. Les Mexicains sont donc plus unifiés que les blancs. Le Canada est un petit pays en termes démographiques. Donc si nous parlons d’une région nord-américaine, elle devrait donner toute sa place aux intérêts et à la vision démocratique des Mexicains ! Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que les Mexicains aux Etats-Unis pensent et agissent comme des Mexicain – ce qui est déjà le cas, en dépit de la répression qu’ils sont nombreux à subir. Il y a un potentiel énorme pour la solidarité entre Mexicains des deux côtés de la frontière. Cela pourrait vraiment provoquer des changements positifs en Amérique du nord. Si les Mexicains du Mexique sont seuls à combattre leur propre classe politique alliée à celle des Etats-Unis, c’est un fardeau est énorme pour eux, mais avec le soutien des Mexicains aux Etats-Unis, il serait possible d’exercer une pression sur les deux classes politiques, il y aurait une issue possible.

Le 13 décembre 2013 il y a eu des actions de protestation dans 43 villes étatsuniennes en solidarité avec les 43 étudiants disparus. C’est le signe d’une solidarité nouvelle qui pourrait vraiment faire une différence. Il n’y a pas que des Latinos engagés dans ce type d’action, bien sûr. Nous revivons le moment de solidarité avec l’Amérique latine dans les années 1970 et 1980, au moment du coup au Chili ou encore au moment des interventions de l’administration Reagan en Amérique centrale. Mais aujourd’hui, cette solidarité est géographiquement plus « intime » et peut porter beaucoup de fruits.

J.C. : Que répondez-vous à ceux qui disent que les citoyens des Etats-Unis n’ont pas à dire aux Mexicains comment se gouverner, que la critique du gouvernement mexicain est simplement une reproduction des relations impérialistes ?

J.A. : Obama lui-même a dit quelque chose de ce genre ! Après le coup d’Etat au Honduras en 2009 – que les Etats-Unis ont soutenu – Obama a déclaré que seuls les hypocrites critiquent les Etats-Unis non seulement quand ils interviennent mais aussi quand ils n’interviennent pas. Ma réponse : l’idée que les Etats-Unis puissent « ne pas intervenir » en Amérique latine est un fantasme. Ils sont toujours présents. La question n’est pas de savoir s’ils interviennent ou non, mais comment ils interviennent. Est-ce militairement ? En faveur de régimes autoritaires ? Ou plutôt en faveur de mouvements sociaux démocratiques ?

On me dit souvent que le secrétaire d’Etat John Kerry n’a pas une minute à consacrer à l’Amérique latine parce qu’il est trop préoccupé par le Moyen-Orient. Ce n’est pas sérieux. Les relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine sont inévitablement enchevêtrées, mais tout dépend comment. Oui, les Etats-Unis devraient retirer tout financement militaire aux gouvernements mexicain et colombien. Faisons plutôt un plan Marshall ! Soutenons le développement, le progrès et la démocratie, et des actions ouvertes au service de celle-ci plutôt que des missions secrètes de la CIA.

J.C. : La visite de Peña Nieto à Washington début janvier 2015 a-t-elle changé quelque chose à la relation Etats-Unis/Mexique telle que vous la décrivez ?

J.A. : Rien n’indique hélas le moindre changement. Des militants humanitaires et des syndicalistes ont saisi l’occasion pour demander à Obama de prendre plus au sérieux les violations systématiques des droits de l’homme au Mexique. A côté de la Maison Blanche et dans plusieurs villes des Etats-Unis des actions de protestation ont été organisées. Mais les déclarations des deux présidents ne reflètent pas du tout ces préoccupations. Ils ont préféré parler de l’immigration, ce qui a donné à Peña Nieto l’occasion de couvrir Obama d’éloge pour la mesure exécutive de novembre 2014 qui prévoit la protection temporaire d’environ la moitié des 11 millions d’immigrés en situation irrégulière. Mais surtout cette visite lui a permis de s’auréoler du prestige de la Maison Blanche à un moment où son autorité est très contestée. L’ombre des 43 étudiants disparus d’Ayotzinapa planait sur la réunion – comme celle du scandale à propos de la maison à 7 millions de dollars de l’épouse Peña Nieto – mais la statu quo a été pour l’essentiel reconduit comme si de rien n’était.

Source : Politique américaine n° 25 (« L’Amérique du nord, versant sud ») / 2015, p. 57-71.

NOTES

[1] Avant le PRI, il y avait le PNR (Parti national révolutionnaire), fondé en 1929, puis le PRM (Parti de la Révolution mexicaine) sous Cárdenas.

[2] “Wells Fargo Set to Settle Money-Laundering Case”, The Independent, 16 mars 2010.

[3] « HSBC Money Laundering Report : Key Findings », BBC Business News, 11 décembre 2012.

[4] “Enrique Peña Nieto : U.S., Mexico should develop their economic bond”, The Washington Post, 23 novembre 2012)

Propos recueillis par James Cohen, le 2 décembre 2014 à Paris.

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François Burgat sur RFI le 9 août 2016.

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