Alors que la bien-pensance s’acharne sur le journalisme alternatif, citoyen et engagé, que des listes de « dangereux sites complotistes » sont arbitrairement établies et que des gouvernements cherchent à museler les voix qui ne répètent pas à l’unisson des « vérités » suintant d’un unanimisme primaire, le journalisme « mainstream » connaît un scandale retentissant qui révèle une fois de plus ses dérives professionnelles, son manque de probité et ses carences déontologiques.
En effet, François Bugingo, un journaliste vedette québécois (d’origine rwandaise mais né au Congo) s’est fait épingler par une consœur qui a disséqué son parcours professionnel [1]. Et toute la panoplie du journaliste véreux y passe : des reportages inventés de toutes pièces, des entrevues fictives, des missions de libération d’otages imaginaires, etc. C’est à se demander comment cet énorme ramassis de mensonges n’a pas pu être détecté plus tôt. Et, apparemment, Isabelle Hachey, l’auteure de l’article incriminant n’était pas la seule dans le secret des Dieux.
« Si tant de gens dans le milieu savaient pour Bugingo, pourquoi n’est-ce pas sorti plus tôt ? » s’est questionné un collègue journaliste [2].
C’est que l’inertie du système médiatique est trop importante pour permettre l’éviction rapide d’un journaleux en mal d’aventures rocambolesques.
D’autant plus que même après la divulgation de ces graves fautes, la recherche des circonstances atténuantes a été de mise.
« Il [Bugingo] n’inventait pas à proprement parler des reportages. Il agrémentait ses analyses et commentaires d’anecdotes spectaculaires dont il était le héros. C’était dit comme en passant. Comme une toile de fond. Un décor. Une musique d’ambiance. Ce n’était pas au centre de son propos. Simplement, il voulait qu’on entende des balles siffler autour de son personnage. Que la poussière du désert vous entre dans les narines en l’écoutant parler d’Afrique du Nord » [3].
« De toute façon, il n’est pas le premier à avoir agi de la sorte » semble nous dire Isabelle Hachey dans le même article où elle enfonce son confrère dans les catacombes du journalisme. Et de citer les cas de célèbres fraudeurs médiatiques tels Brian Williams, Jane Cooke, Jayson Blair ou le « mystificateur » Stephen Glass, comme si le maljournalisme de certains atténuait celui des autres.
Bugingo est d’autant plus inexcusable qu’il était une « bête » médiatique boulimique : collaborateur au journal télévisé, animateur à la radio et chroniqueur dans un journal à grand tirage de Montréal. Il était aussi vice-président international de Reporters sans frontières (RSF) et président de RSF Canada.
Ce même RSF dont un certain Robert Ménard (actuellement maire FN de Béziers !) a été l’un des fondateurs avec tout ce que cette liaison peut comporter comme atteinte à la liberté de la presse. D’autre part, il a été montré que RSF a été financé par des organismes américains d’« exportation » de la démocratie proches du gouvernement américain comme la National Endowment for Democracy (NED) [4] et la Fondation Soros [5]. Rappelons que ces deux organismes ont été largement impliqués dans les révolutions colorées et dans le fameux « printemps » arabe [6].
Il faut se rendre à l’évidence que le cirque médiatique que représente le procès public de Bugingo se veut en fait une cérémonie populaire d’absolution de tout le système journalistique « mainstream » : une tentative de purification du système par élimination des impuretés, l’ablation à vif d’une verrue pour que le reste de la peau paraisse plus lisse...
Mais peut-on réellement penser que le système médiatique « mainstream » puisse se payer aussi facilement un bain de jouvence en clouant au pilori l’un de ses membres et continuer, dans son ensemble, à ne pas se conformer, régulièrement, aux principes élémentaires de l’éthique du métier ?
Que penser, en effet, de la couverture des différents évènements internationaux qui ont secoué et secouent encore notre monde ?
Le charnier de Timisoara
A-t-on, par exemple, enquêté en décembre 1989 sur l’affaire du faux charnier de Timisoara (Roumanie) qualifiée par le journaliste Ignacio Ramonet comme « la plus importante tromperie depuis l’invention de la télévision » avant de la diffuser à travers le monde [7] ? Non, bien sûr. La « révolution roumaine » nécessitait la diabolisation du régime de Bucarest.
Les couveuses koweïtiennes
Et cette jeune demoiselle en larmes qui a témoigné en 1990 devant une commission du Congrès des États-Unis dans l’affaire de « couveuses koweitiennes » ? Était-il si compliqué de découvrir qu’il s’agissait de la propre fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington ? Et que toute cette comédie a été orchestrée par la compagnie américaine de relations publiques Hill & Knowlton pour la rondelette somme de 10 millions de dollars [8] ? Non, bien sûr. La première guerre du Golfe nécessitait la diabolisation du régime de Bagdad.
Et qu’en est-il des armes de destruction massives de Saddam Hussein qui ont justifié l’invasion de l’Irak ? Les a-t-on retrouvées ? Non, bien sûr. Pourtant, les médias occidentaux n’ont pas hésité à relayer l’information inventée de toute pièce par l’administration américaine. Et quel est le résultat de cette collusion médiatique ? Des dizaines de milliers de morts, la destruction d’un pays, le pourrissement politique d’une région, la « daéchisation » d’une contrée...
Les 6000 morts de Kadhafi
Libye, mars 201l. Les médias majeurs reprennent en boucle une information selon laquelle la répression des forces loyalistes de Kadhafi a fait « au moins 6000 morts » : 3000 à Tripoli, 2000 à Benghazi et 1000 dans d’autres villes. Ces chiffres ont été donnés par le porte-parole de la Ligue libyenne des droits de l’Homme, un certain Ali Zeidan [9].
Cette information, à l’origine de la justification de la résolution 1973 de l’ONU et, ensuite, de l’intervention de l’OTAN en Libye, s’est avérée complètement erronée. Selon un rapport d’Amnesty International :
« Le nombre de morts a été grandement exagéré. On parlait de 2000 morts à Benghazi. Or la répression a fait dans cette ville de 100 à 110 morts et à Al-Baïda une soixantaine » [10].
Le résultat ? Des milliers de morts sous les bombes « otanesques » et les balles des rebelles, un pays en complète déliquescence, une situation politique catastrophique, une région toute entière déstabilisée et livrée au djihadisme...
Pour l’anecdote, rappelons qu’Ali Zeidan, un des « copains » du « grand révolutionnaire » Bernard-Henri Lévy, a été Premier ministre de la Libye (2012 – 2014) avant de s’envoler vers l’Allemagne en mars 2014, fuyant le pays pour sauver sa peau [11].
Les vidéos du « printemps » arabe
À propos de la vérification des sources journalistiques, il faut reconnaître que Bugingo n’est pas le seul à ne pas en faire grand cas. Lors des péripéties des « printemps » iranien (2009) et arabe (2010-2011), quelle chaîne de télévision occidentale s’est souciée de vérifier l’origine des films pris à l’aide d’appareils non professionnels par les cyberactivistes lors des manifestations dans les rues de Téhéran, de Tunis, du Caire ou de Deraa ? De mémoire de téléspectateur, jamais images d’une aussi piètre qualité n’ont été diffusées en boucle, jour et nuit, des mois durant.
Cependant, la facilité avec laquelle les cyberactivistes transmettaient leurs vidéos laissait supposer une collaboration efficace et soutenue entre les dissidents sur le terrain et les responsables des grands groupes médiatiques. C’est ce qui a été confirmé par Ausama Monajed, un « célèbre » dissident syrien, ancien membre du Conseil national syrien (CNS) dans le film documentaire réalisé par le journaliste britannique Ruaridh Arrow [12].
Le témoignage d’Ausama Monajed nous donne un éclairage intéressant sur le mode opératoire de cette collaboration. Parlant de la situation syrienne, il reconnut que ses partenaires à l’intérieur du pays avaient secrètement placé des caméras à travers toute la Syrie. Qui avait financé leur achat, leur acheminement dans les différents lieux et leur installation ? Pas un mot.
« C’est juste une caméra HD de base lié à un modem satellite, et nous téléchargeons sur des sites de streaming où nous pouvons obtenir le flux en direct, et nous avons réussi à obtenir Al Jazeera aujourd’hui. Ils diffusent les images en direct que nous avons pu leur fournir, car ils ne peuvent pas envoyer leurs journalistes [...]. Nous avons des gens qui s’occupent du téléchargement. Ces vidéos sont maintenant sur CNN, sur Al Jazeera, en arabe ou en anglais, ABC, France 24, BBC, Sky. Ainsi, nous avons quelqu’un qui télécharge ces vidéos sur leur site web, et nous sommes déjà en contact avec les différents médias [...]. Sans la technologie moderne, vous ne seriez pas en mesure de le faire, absolument » [13].
Cette déclaration montre l’indéniable collusion des médias « mainstream » avec les cyberactivistes arabes, en parfaite contradiction avec les principes élémentaires de l’éthique journalistique.
L’OSDH
Dans le conflit syrien, les chiffres largement diffusés par les médias internationaux sont fournis par une seule source : l’Observatoire Syrien pour les Droits de l’Homme (OSDH), dirigé par un opposant syrien nommé Rami Abdul Rahman, basé en Angleterre et financé, selon le New York Times, par l’Union européenne et un pays européen dont il tait le nom [14]. Dans ce même article, on apprend que l’OSDH est en réalité un one-man show orchestré depuis une « maison de briques semi-détachée d’une rue résidentielle ordinaire de la ville industrielle de Coventry » et que son fondateur, Rami Abdul Rahman, n’a aucune formation en journalisme ou en droit, ni même une éducation secondaire complète !
Dans la conclusion d’un article traitant de l’OSDH publié par le Modern Tokyo Times, on peut lire :
« Il est très clair que l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme soutient un "changement de gouvernement" en Syrie. Il peut être aussi avancé que les "droits de l’homme" selon l’Observatoire syrien est une manipulation ouverte du langage car en théorie cette entité est uniquement axée sur le changement de gouvernement. En outre, étant donné la proximité avec certaines élites au Royaume-Uni, la question de la crédibilité doit être soulevée à un niveau différent. Par conséquent, pourquoi l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme est utilisé par de nombreux organismes internationaux étant donné l’aspect "trouble" de cette entité ? » [15]
Et d’ajouter :
« Si la BBC, CNN, AP, Reuters, New York Times, ou quiconque désire être plus objectif sur ses sources, alors le format devrait être changé. Le public devrait être informé dans chaque article que l’"Observatoire syrien pour les droits de l’homme" est un organisme anti-gouvernemental [i.e. contre le gouvernement syrien] et est basé en Angleterre »
Le Russia-bashing
S’il y a un domaine où le maljournalisme « mainstream » a écrit ses lettres de « noblesse », c’est bien dans celui du « Russia-bashing ». Bugingo lui-même y a participé avec allégresse. En octobre 2013, on l’entendait dire sur les ondes d’une radio montréalaise :
« C’est un pays [la Russie] qui s’est "xénophobisé" dans les dernières années par la relance de cette fierté russe par Vladimir Poutine » [16].
Un raccourci facile mais pas unique dans le joyeux monde du journalisme de diabolisation de la Russie et du président Poutine. À ce sujet, Karl Müller écrit :
« Dans cette campagne contre la Russie les médias « mainstream » occidentaux ont joué et jouent de plus en plus un rôle particulièrement répréhensible. [...] la couverture médiatique de la Russie est exclusivement négative dans une mesure intolérable. Et si négative que le consommateur de médias sans méfiance est censé penser le pire de la Russie. Cette couverture négative comprend en fait tous les domaines de la vie. Et le recours à de vieux préjugés contre la Russie est à l’ordre du jour » [17].
Parmi les attaques les plus étonnantes perpétrées par des personnalités publiques est celle de comparer le président Poutine à Hitler et la Russie actuelle au IIIe Reich.
C’est le cas de Jay Leno [18], l’ex-présentateur vedette de la chaîne américaine NBC, de l’acteur britannique Stephen Fry [19] ou de l’ancien champion d’échecs russe (et « accessoirement » opposant politique) Garry Kasparov [20].
Ce dernier s’est même laissé aller à la formule choc : « Sotchi est à Poutine ce que Berlin en 1936 était à Hitler ». La « reductio ad Hitlerum » dans toute sa magnificence !
Voici ce que disent les philosophes à propos de ce type de comparaison :
« La "reductio ad Hitlerum" consiste à diaboliser un courant d’idées, un courant politique ou un homme politique en l’identifiant à Hitler. Tel homme d’État tient des propos autoritaires, c’est donc un nouvel Hitler. Pour Leo Strauss, elle est l’argument ultime de ceux qui n’ont plus d’arguments, l’aveu de l’impuissance et de la mauvaise foi » [21].
Avec ses millions de morts, l’Union soviétique a payé le plus lourd tribut de la seconde guerre mondiale. Dans ce sanglant conflit, les Russes ont consenti d’énormes sacrifices humains qui ont permis de terrasser l’Allemagne nazie et de libérer l’Europe. Il est donc clair que comparer Sotchi à Berlin, ou la Russie actuelle à l’Allemagne de Hitler, c’est soit feindre ignorer l’histoire, soit chercher à impressionner un auditoire conquis avec des tirades creuses, soit manquer dramatiquement de goût dans le choix des analogies.
Les journalistes mercenaires
Et ce n’est pas tout. Les médias « mainstream » ont donné naissance à une espèce de journalistes très particulière : les mercenaires travaillant pour des services secrets étrangers. Deux cas ont naguère défrayé la chronique : le Français Roger Auque et l’Allemand Udo Ulfkotte.
Dans un ouvrage posthume paru en 2015, Roger Auque explique avoir été au service du Mossad israélien « pour effectuer des opérations en Syrie, sous couvert de reportage » et de la CIA durant la seconde guerre d’Irak [22].
Udo Ulfkotte a lui aussi écrit ses « confessions » dans un livre publié en 2014 et intitulé « Gekaufte Journalisten » (Journalistes achetés). Il y explique qu’il a travaillé pendant des années pour le compte de la CIA. À propos de la couverture médiatique de cet ouvrage, Jean-Paul Baquiast note :
« Il est remarquable de constater que le livre de Udo Ulfkotte, bien qu’il ait fait le tour des cercles alternatifs et des blogs politiques allemands, n’ait pratiquement pas été cité par la presse qu’il faut bien nommer officielle » [23].
Il faut noter que ces deux journalistes n’ont pas été dénoncés par l’institution journalistique. Pourtant, dans le cas de Roger Auque, « la rumeur courait déjà dans les rédactions parisiennes depuis deux décennies » [24]. S’ils n’avaient pas eux-mêmes révélé leurs « activités », le secret aurait été bien gardé. Ce qui mène à nous questionner sur le nombre de journalistes « mercenaires » que comptent les médias « mainstream » qui, gardant le silence, peuvent « travailler » en toute quiétude dans ce milieu qui se complait dans la complicité passive, voire active.
Son imagination galopante et ses élucubrations journalistiques ont valu à Bugingo un procès médiatique en règle. Mais ce tintamarre ne doit en aucun cas être l’arbre qui cache la forêt. La forêt que représentent les dérives d’un journalisme « mainstream » qui s’éloigne régulièrement de la déontologie dont il se targue et qui explique l’inexorable effritement de sa crédibilité. La forêt que représentent la manipulation et la désinformation à grande échelle de l’opinion mondiale qui sont autant de bombes meurtrières larguées à travers les lignes d’un texte, les ondes d’une radio, les pixels d’un écran...
Ahmed Bensaada