Irak : Les enfants de Fallujah - l’hôpital des horreurs (The Independent)

Reportage spécial : Deuxième jour : Mort-nés, invalidités, difformités trop bouleversantes pour être décrites - ce qui se cache derrière la souffrance à l’Hôpital Général de Fallujah.

Les images s’affichent sur l’écran du premier étage de l’Hôpital Général de Fallujah. Et aussitôt le bureau de l’administrateur Nadhem Shokr al-Hadidi devient l’antichambre des horreurs. Un bébé avec une énorme bouche difforme. Un enfant dont une partie de la colonne vertébrale jaillit hors du corps. Un bébé qui a un énorme et horrible oeil de Cyclope. Un autre bébé qui n’a qu’une demi-tête, mort-né comme les autres, le 12 juin 2009. Encore une autre image apparaît sur l’écran : date de naissance 6 juin 2009, c’est un tout petit bébé qui n’a que la moitié d’un bras, pas de jambe gauche et pas de parties génitales.

"Il y en a tout le temps désormais" dit Al-Hadidi et une doctoresse entre dans la pièce et jette un coup d’oeil à l’écran. Elle a mis au monde certains de ces bébés mort-nés. "Je n’ai jamais rien vu de pareil dans toutes mes années de pratique" dit-elle à voix basse. Al-Hadidi parle au téléphone, accueille de nouveaux visiteurs dans son bureau, nous offre du thé et des biscuits pendant que les horribles images continuent de défiler sur l’écran. J’ai demandé à voir ces photos pour m’assurer que les bébés mort-nés, les difformités étaient réels. Car il y a toujours un lecteur ou un spectateur pour dire que c’est de la "propagande"."

Mais ces photos épouvantables en sont la preuve accablante. Le 7 janvier 2010, un bébé avec une peau jaune et fanée et des bras difformes. Le 26 avril 2010, un bébé avec une masse grise sur le côté de la tête. Un docteur près de moi parle de "tétralogie de Fallot", un déplacement des gros vaisseaux sanguins. Le 3 mai 2010 : une créature qui ressemble à une grenouille et dont - selon le docteur de Fallujah qui vient d’entrer dans la pièce - tous les organes essaient de sortir du corps".

C’en est trop. Ces photos sont trop horribles. On ne peut pas garder les yeux dessus tant on est submergé par la peine et l’émotion - et que dire des pauvres parents ! On ne peut tout simplement pas les publier.

Les docteurs de Fallujah ont une attitude très digne. Ils savent que nous savons ce qui est arrivé. En vérité nous ne faisons pas une découverte. D’autres correspondants - dont mon collègue Patrick Cockburn - ont déjà fait des reportages sur la tragédie des enfants difformes de Fallujah. Ce qui est honteux, c’est qu’il n’y ait pas d’enquête sur les causes de ces difformités. Une doctoresse de Fallujah, une obstétricienne formée en Angleterre - qu’elle a quitté il y a 5 mois - qui a acheté à ses propres frais un scanner de £79000 pour sa clinique privée pour détecter les anomalies congénitales avant la naissance, se présente et me demande pourquoi le ministère de la Santé à Baghdad ne diligente pas une enquête approfondie sur les bébés difformes de Fallujah.

"Je suis allée voir le ministre" me dit-elle. "Ils m’ont répondu qu’il allait y avoir une commission. Je suis allée parler à la commission. Mais ils n’ont rien fait. Je n’arrive même pas à obtenir une réponse." Puis 24 heures plus tard, la même jeune femme a envoyé un message à un de mes amis, un docteur irakien, pour lui demander de ne pas mentionner son nom.

Si le nombre de bébés mort-nés à Fallujah est une honte, le personnel médical de l’Hôpital Général de Fallujah prouve son honnêteté en demandant sans arrêt aux gens de ne pas sauter aux conclusions.

"J’ai mis ce bébé au monde" dit l’obstétricienne en montrant une photo sur l’écran. "Je ne crois que cela ait un rapport avec les armes étasuniennes. Les parents étaient consanguins. Les mariages tribaux consanguins sont courants ici. Mais il faut se rappeler que si des femmes accouchent chez elles de bébés mort-nés, elles ne nous le disent pas et les bébés sont enterrés sans que nous connaissions leur nombre".

Les photos continuent à défiler sur l’écran. Le 19 janvier 2010, un bébé aux membres atrophiés, mort-né. Le 30 octobre 2010, un bébé avec la lèvre et le palais fendus, encore vivant, un trou dans le coeur, un défaut sur le visage, qui a besoin d’échocardiographie. "Un palais et une lèvre fendus sont des anomalies congénitales courantes", dit la doctoresse Samira Allani tout bas. "Mais c’est leur augmentation qui est alarmante". La doctoresse Allani a écrit un article scientifique sur "L’augmentation des anomalies à la naissance". Selon l’étude, les anomalies cardiaques congénitales, "ont atteint un niveau record" en 2010.

Les chiffres continuent d’augmenter. D’ailleurs pendant que nous parlons une infirmière apporte un message au Dr Allani. Nous nous dirigeons immédiatement vers un incubateur près de la salle d’accouchement. Dans l’incubateur il y a un petit bébé de 24 jours. Zeid Mohamed est encore trop petit pour sourire mais il dort et sa mère le regarde à travers la vitre. Elle m’a autorisé à voir son bébé. Son père est une agent de sécurité et le couple est marié depuis trois ans. Il n’y pas d’antécédents familiaux de malformations congénitales. Mais Zeid n’a que quatre doigts à chaque main.

Dans les dossiers informatiques du Dr Allani il y a des centaines de Zeid. Elle demande à un autre docteur d’appeler d’autres parents. Accepteraient-ils de parler à un journaliste ? "Ils veulent savoir ce qui est arrivé à leurs enfants" me dit-elle. "Ils méritent qu’on le leur dise". Elle a raison. Mais ni les autorités irakiennes, ni les Etasuniens, ni les Anglais - qui étaient aussi impliqués dans le second combat de Fallujah où ils ont perdu quatre hommes - ni aucune des principales ONG ne semble capable ou désireuse de les aider.

Quand les docteurs réussissent à obtenir des fonds pour ouvrir une enquête, ils se tournent parfois vers des organisations qui ont clairement leur propre agenda politique. Pour ses recherches, le Dr Allani par exemple a reçu des fonds de "la Fondation du Kuala Lumpur pour criminaliser la guerre" un organisme qui a peu de chance d’innocenter les armes étasuniennes utilisées à Fallujah. Ceci aussi fait partie de la tragédie de Fallujah.

L’obstétricienne qui a demandé l’anonymat parle du manque d’équipement et de formation. « Les anomalies chromosomiques -comme le syndrome de Down- ne peuvent pas être corrigées avant la naissance. Mais une infection foetale, on pourrait la traiter et la guérir en prélevant un échantillon de sang au bébé et à la mère. Malheureusement il n’y a pas de laboratoire équipé pour cela ici. Une transfusion de sang suffirait pour régler ce problème. Bien sûr cela ne répondra pas à toutes nos questions : Pourquoi y a-t-il une augmentation de fausses couches ici, pourquoi de plus en plus de bébés mort-nés, pourquoi de plus en plus de prématurés ? »

Le docteur Chris Busby, professeur associé à l’Université d’Ulster qui a étudié plus de 5000 cas à Fallujah reconnaît qu’on ne sait pas exactement ce qui a causé les malformations et les cancers. "Des gens ont dû être exposés à quelque chose qui a provoqué des mutations génétiques en 2004 quand les attaques ont eu lieu," a-t-il écrit il y a deux ans. Le rapport du Dr Busby auquel ont contribué Malak Hamdan et Entesar Ariabi, montre que le taux de mortalité des bébés à Fallujah est de 80 pour mille alors qu’il est de 19 en Egypte, de 17 en Jordanie et de seulement 9,7 au Koweït.

Un autre docteur de Fallujah me dit que la seule aide qu’ils aient reçue d’Angleterre est celle du docteur Kypros Nicolaides, le responsable du département des soins néonatals de King’s College Hospital. Il dirige une oeuvre de charité, la Foetal Medicine Foundation, qui a déjà formé un docteur de Fallujah. Je l’appelle. Il est fou de rage.

« Pour moi, le plus criminel dans tout ça, - dans toute cette guerre - c’est que les gouvernements anglais et étasuniens n’ont pas été fichus d’aller à Woolworths (enseigne de supermarchés - NdR) acheter des ordinateurs pour recenser les victimes de la guerre d’Irak. Un article publié dans le Lancet estime que leur nombre s’élève à 600 000. Mais la puissance occupante n’a pas eu la décence de mettre 500 dollars dans un ordinateur pour pouvoir dire "ce corps a été apporté aujourd’hui et son nom est untel".

Aujourd’hui on a un pays arabe où le nombre de malformation et de cancers est supérieur à celui d’Europe et on a besoin d’une étude épidémiologique sérieuse. Je suis sûr que les Etasuniens ont utilisé des armes qui ont causé ces malformations. Mais le gouvernement actuel de l’Irak n’est pas à la hauteur et il n’y a pas d’étude. C’est très facile de ne rien faire - et il n’y a qu’un professeur fou et compatissant comme moi à Londres pour essayer de faire quelque chose. »

Dans le bureau de al-Hadidi, les photos continuent de défiler, indescriptibles. Comment décrire un nourrisson mort qui n’a qu’une jambe et dont la une tête est quatre fois plus grosse que le corps ?

Robert Fisk

Pour consulter l’original : http://www.independent.co.uk/opinion/commentators/fisk/robert-fisk-the-children-of-fallujah--the-hospital-of-horrors-7679168.html

Traduction : Dominique Muselet

COMMENTAIRES  

11/05/2012 22:09 par E.W.

On a des stocks de matière fissile usagée par dessus la tête (et des tas de trucs dont on sait pas trop ce que c’est aussi) et nous sommes toujours (nous les pays riches) les plus gros pourvoyeurs d’armes conventionnelles.

La guerre c’est bien en sus d’être utile, nécessaire et incontournable.

Et les gosses là  ? Euh, bah comme les autres en fait : ça nous en bouge une, sans remuer l’autre.

Sinon on a fait une super fontaine à ground zero, elle est jolie hein ?

12/05/2012 01:03 par Jokarus

Salut à tous,
merci pour cet article.
Il FAUT en parler !
De quoi ? De l’emploi de munitions à uranium appauvri (U238).
Les premiers à s’en servir ont été les américains (Oh surprise !).
Désormais, c’est tout le monde, enfin les cerbères de l’OTAN.
C’est tout "benef". Tu élimines petit à petit les rejets de tes centrales nucléaires (résidus des centrifugeuses qui font de l’U235), ça ne vaut rien, c’est horriblement efficace pour percer du blindage et surtout, tu niques le patrimoine génétique du peuple du pays que tu attaques.
Trève de sarcasmes.
L’Afghanistan connaitra les problèmes de l’Irak ainsi que le Kosovo, la Serbie, la Croatie...
Ahhhh ! J’oubliais la Lybie, récemment violée.
SCIENCE SANS CONSCIENCE NàˆST QUE RUINE DE L’AME !
Mais bon voilà , est ce que ces imbéciles de militaires en ont une de conscience ????
Ma question est vraiment stupide !
Perso, je suis convaincu que le choix nèst pas entre les mains des lobbys ni entre celles de nos politiques. Non !
C’est celui qui presse la détente LE responsable, celui qui est au bout de la chaîne de commandement.
Et ces mecs ont choisi.
Alors une forte pensée pour toutes les victimes de NOS militaires, de notre cher système.
Ce sont encore les mômes qui trinquent bordel.
Marre de ces inepties !
A bon entendeur...

12/05/2012 01:12 par vagabond

Les masses ne savent pas l’étendue du carnage mené par les américains. Même si par miracle, la "presse pour masses" le dénonçait, que feraient ces masses ?
L’absence de justice est insupportable. Je comprends la fureur du médecin anglais, je comprends et ressens la fureur de tous ceux que bouleverse une telle injustice. Elle n’est pas loin de la haine.

13/05/2012 20:50 par calame julia

Atterrée !

13/05/2012 23:49 par le moine obscur

Je crois que notre lâcheté est responsable de cette monstruosité. Notre lâcheté et notre bêtise. Il y a encore des abrutis qui veulent des guerres jusqu’à ce qu’ils aient des proches reviennent morts, handicapés ou fous. On a vu toutes les horreurs de la guerre avec les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam et j’en passe et certains en redemandent ? Mais je vous dis une telle race mérite-t-elle d’exister ? Si la nature fait un jour le ménage, on ne l’aura pas volé et mieux je dirais que ce n’est que justice. Ces enfants "monstrueux" sont le reflet de la monstruosité de nos âmes. Certains diraient que ce sont les dirigeants étasuniens les responsables, mais et le peuple qui a cautionné ces guerres et qui fournit de la chair à canon ? Ces pilotes étasuniens qui se croient dans un jeu vidéo quand ils détruisent des vies humaines ? Mais qui s’en soucient au fond ? Jusqu’à ce que cette pourriture vient frapper à sa porte ? Oui les dirigeants étasuniens sont responsables mais ils ne sont pas les seuls. Tous ceux qui ont supporté ces guerres ou qui plébiscitent ces criminels de guerre le sont aussi. Comme je le dis, je ne sais pas quel monde nous laisserons à nos enfants mais j’ai peur pour eux. Personnellement je ne me vois pas mettre un enfant au monde dans cet enfer ! Je ne veux pas qu’il naisse malformé ou qu’un jour il me demande "papa pourquoi m’as-tu mis dans ce monde infernal ?".

14/05/2012 23:50 par rouge

Je ne comprend pas ça : " On ne peut tout simplement pas les publier " ...?!!!!

Que faut il avoir dans la tete pour ecrire une chose pareil ?...

C’est des images choquantes, des détails, des horreurs inoubliables, de quoi faire des cauchemars, de quoi marquer à vie, que quoi donner la nausée qu’il faut !

C’est des milliers d’images qu’il faut pour vaincre l’omerta des médias complices. C’est une pluie d’images affreuses qui doit deferler et se relayer au maximum sur le net.

Car ces image sont réellement inoubliables.

C’est comme ça qu’on pourra esperer faire bouger des choses et aider (...aider) ces malheureuses familles irakiennes.

je rappelle lourdement que c’est grace aux images cruelles des camps d’extermination nazi que le "souvenir" de l’holocauste reste encore si fort apres 60 ans...

29/07/2014 23:34 par baracco

Après avoir vue et lu ce qu’on vécu les habitants de Falloujah,je reste de plus en plus convaincu que l’Homme ne mérite plus aucune indulgence...que la Nature fasse Le Grand Ménage universel...laissons la planète aux animaux,eux savent la préserver !et l’homme n’est il pas le seul a ne pas ce rendre compte qu’il est lui même un animal ?mais nous sommes dorénavant des nuisibles...

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