Finca Somonte, Andalousie : la terre à ceux qui la travaillent

Vers l’Ouest et le Nord, l’horizon est barré par les lignes sombres de Sierra Morena (1), derrière lesquelles le soleil, après cette chaude journée d’avril, s’est enfin décidé à se glisser. Avant l’assemblée des occupants, où seront prises les décisions concernant les prochains jours, la responsable de la cuisine, Marà­a, nous livre quelques bribes de sa vie. Elle évoque les siens. Son grand-père paternel, que les falangistes sont venus chercher un soir à la maison familiale... On n’a jamais retrouvé son corps. Son père, à qui les contremaitres des señoritos (2) ne donnaient pratiquement pas de travail, à cause de sa tendance à réclamer son dû, arrêté un jour qu’il venait de voler un sac de pommes de terre. Il fallait bien donner aux gosses quelque chose à manger. Les gardes civils l’ont tabassé, et lui ont brisé le bras à coups de crosses de fusil. Il est resté définitivement manchot. Sa mère est morte, faute de médicaments, alors qu’elle était encore toute petite. Pourtant, Marà­a est aujourd’hui tout sourire.

Depuis le 4 mars dernier, la Finca Somonte, à Palma del Rà­o (province de Cordoue), est occupée par des jornaleros (ouvriers agricoles journaliers) organisés au sein du SOC-SAT (Syndicat des ouvriers de la campagne). Marà­a en fait partie. Avec Lola, Susana et quelques autres, elles sont à la fois l’âme du mouvement, et les organisatrices inlassables des activités : préparation d’un champ, que l’on va débarrasser de tonnes de cailloux (3) pour y semer des piments de piquillo, nettoyage de l’un des puits, où il faudra descendre pour en retirer des dizaines de seaux de boue, plantation d’oliviers, travail du potager, créé dès le premier jour de l’occupation, et dont les premières rangées de laitues, d’oignons, de haricots et de tomates témoignent d’un savoir faire évident...

Le cortijo Somonte est une finca de 400 hectares (dont 40 irrigués) appartenant à la Junta de Andalucà­a, le gouvernement local dirigé par le PSOE. La Junta a décidé la vente aux enchères de 20 000 hectares de terres. Au prix moyen de l’hectare, seules de grosses fortunes, ou des entreprises importantes peuvent emporter le morceau.

Cette occupation répond donc à une situation insoutenable et scandaleuse : plus de 32% de la population andalouse est au chômage (4), alors que d’immenses propriétés, «  appartenant » à des aristocrates ou à des fonds d’investissement, se consacrent à l’agriculture d’exportation, à la chasse, ou encore à des activités de façade, qui leur permettent de bénéficier des subventions de la communauté européenne.

L’exigence de ces ouvriers agricoles n’est pas de toucher les indemnités de misère (420 euros mensuels pendant un maximum de six mois, à condition de justifier d’au moins 35 journées travaillées), mais de pouvoir travailler. Et leur mouvement pose clairement la question historique de la propriété de la terre. L’Andalousie bat en effet tous les records en matière d’inégalité d’accès au foncier. Le latifundisme, ce régime de grande et très grande propriétés, dénoncé depuis plus de 100 ans (5), s’est encore accentué ces dernières années. En effet, aux aristocrates traditionnels sont venus s’ajouter les investisseurs qui voient dans l’extension de la monoculture d’exportation (olivier, coton, agrumes, fraises ou maraîchage), ou bien dans la collecte des subventions européennes, l’occasion de s’enrichir un peu plus.

La spéculation, la mécanisation, et les politiques suivies par les gouvernements qui se sont succédés aussi bien à Madrid qu’en Andalousie (où le PSOE est au pouvoir depuis les premières élections qui ont suivi la mort de Franco) ont eu pour résultat d’accroître l’exode rural. Mais toute la population n’est pas résignée pour autant, comme en témoignent les luttes menées à la fin des années 70 par le SOC, et qui ont abouti à l’occupation des terres du duc de l’Infantado à Marinaleda, dans la province de Séville, et à la constitution de coopératives qui ont pu redonner dignité et travail, ainsi qu’un minimum d’autonomie aux jornaleros qui s’y sont impliqués.

C’est dans leur culture ancestrale que les jornaleros puisent leur détermination. L’attachement pour la terre, chez ces gens qui ne sont pas propriétaires, le désir d’y rester pour en vivre, leur fait retrouver l’ aspiration historique au bien collectif («  la propriété privée, c’est le vol » nous martèle Lola, porte-parole du syndicat de la province, «  et la terre c’est comme l’air et l’eau, cela ne peut appartenir à personne »). Leur capacité à travailler et vivre ensemble, jointe à une gaieté permanente, qui les aide à se rire des pires difficultés, est une force. Parfois, jaillit d’une poitrine une copla improvisée de cante jondo, ce chant profond qui dit les bonheurs et les peurs, les obsessions et les émerveillements d’un peuple issu du métissage complexe où se mêlent sang visigoth et normand, mémoire gitane et maure...

Un groupe de jeunes de Cordoue vient d’apporter une trentaine de poules,deux coqs et une brouette neuve... Aussitôt, on se met à agrandir le poulailler, pendant qu’un groupe finit d’installer le goutte à goutte dans le potager...

Vendredi 13 avril : un juge vient de décider, suite à la requête de la Junta socialiste, l’expulsion de Somonte. Les jornaleros appellent à résister, à venir avec vivres, tentes et sacs de couchage.

Les grands quotidiens, la radio et la télévision rassurent les citoyens : le roi Juan Carlos, qui s’est fracturé la hanche en tombant d’un escabeau, alors qu’il chassait l’éléphant au Botswana, va beaucoup mieux.

Quelqu’un a amené un chevreau à la finca. Rejeté par sa mère, il a failli mourir de faim, subi une infection intestinale, et sa santé demeure précaire. Il est incapable de se relever s’il tombe, et ne peut s’alimenter seul. Lola et Marà­a, comme si le travail ne leur suffisait pas, ont entrepris de le soigner. Sous le regard mi-goguenard, mi-attendri des hommes. «  Bien sûr qu’il va s’en sortir », dit Lola en riant. «  C’est comme nous, ici à Somonte, on va tous s’en sortir ».

Pour soutenir les jornaleros de Somonte, on peut écrire au président de la Junta de Andalucà­a, Sr José Antonio Griñán, sur le site http://www.juntadeandalucia.es/organismos/presidente/correo.html

Sans oublier de les mettre en copie à l’adresse suivante somontepalpueblo@gmail.com

14 avril 2012

Jean-Pierre Petit-Gras

P.S. Pour se rendre à la finca Somonte, c’est simple (quoiqu’un peu loin). A la sortie de Palma del Rà­o, traverser le rà­o Genil et prendre la direction de La Campana. Au kilomètre 10,5, après un tronçon en travaux, on aperçoit sur la gauche la pancarte "Junta de Andalucà­a, cortijo Somonte". Prendre le chemin de terre, il mène à la finca.

COMMENTAIRES  

19/04/2012 20:38 par Jerome

merci pour cet article, mais il semble que les notes de bas de page aient disparu...

24/04/2012 19:28 par jean-pierre petit-gras

Pour répondre à la remarque de Jérome, voici les notes de bas de page (qui ont effectivement disparu, certainement parce que je ne maîtrise pas du tout ces techniques. De même, je n’ai pu mettre de photos, et c’est dommage...
J.P. Petit-Gras

1 On pourrait traduire par « montagne brune »
2 Les señoritos -petits messieurs - sont les latifundistes, héritiers des « grandes » familles qui accaparent la terre.
3 Il s’agit de galets, que les Andalous appellent lijeñas, charriés jusqu’ici par un Guadalquivir qui a dû être énorme.
4 Il s’agit de chiffres officiels (http://www.ine.es/daco/daco42/daco4211/epapro0311.pdf), publiés par l’INE,
équivalent espagnol de l’INSEE. Dans la province de Cordoue, le taux de chômage atteint les 34%. Chez les jeunes
de moins de 25 ans, il dépasse les 50%.
5 Le latifundisme a ses partisans, qui l’expliquent -sans rire- par le fait que le climat particulier (les énormes chaleurs
estivales, la douceur hivernale) empêcherait la plupart des individus de réfléchir en été, et les rendrait paresseux en
hiver...

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