Qui doute encore que les médias sont l’outil central par lequel le capitalisme naturalise l’exploitation sous toutes ses formes, reproduit son idéologie, interfère avec le droit des électeurs à rejeter l’ordre néo-libéral ? Pourtant, alors qu’il y va de sa survie politique, la gauche occidentale n’ose pas transformer la propriété des médias, sans doute par peur d’être dénoncée comme "ennemie de la liberté d’expression", comme le martèle le Parti de la Presse et de l’Argent au sujet des gouvernements latino-américains qui légalisent des médias populaires, restaurent des services publics qui ne copient plus le privé, commencent à équilibrer le spectre hertzien en faisant reculer le monopole du "libre marché". L’Argentine a montré la voie en divisant en trois tiers l’ensemble de ses ondes radio et TV, et pour la première fois, en 2013, le Brésil brise le tabou. Face au monopole de TV Globo, le Parti des Travailleurs, la CUT (première centrale syndicale du pays) ou le Mouvement des Travailleurs Sans Terre réclament à leur tour la fin de la dictature médiatique. Une loi d’initiative populaire est soumise aux signatures des citoyens dans tout le Brésil.
“Si c’est une radio communautaire, elle doit être pour nous. La radio communautaire dans ma région est celle des propriétaires d’usine” selon Batatinha, militante du Mouvement des Sans terre dans l’état de Sergipe.
Les Sans Terre ont évalué l’inégalité de la lutte en termes de communication : les télévisions et radios, locales et nationales, criminalisent les protestations du mouvement pour l’accès à la terre. Avec leurs messages négatifs sur les occupations, "ils poussent les communautés à s’y opposer", témoigne un des travailleurs Sans Terre.
“La chape des médias a empêché la société d’exprimer librement ses droits, sa vision politique, son idéologie” explique Geraldo Gasparin, membre de la coordination du campement Hugo Chavez. “Malheureusement le gouvernement, à travers le Ministre des Communications, ne participe pas ni ne prend position dans le débat de la société civile pour un Cadre de Régulation des Communications, ce qui oblige la société à agir. Le campement participe à cette lutte”.
Le projet de loi, comme initiative populaire, réglemente les articles de la Constitution qui portent sur les radios et télévisions. Le but est de destiner un tiers des fréquences aux radios et aux télévisions publiques (dont 15 % de médias communautaires) en plus de garantir la production de contenus locaux et régionaux. La proposition prévoit également la création d’un Fonds National de Communication Publique pour appuyer les chaînes publiques et communautaires, en plus de définir des règles pour empêcher la formation de monopoles dans la propriété des médias. (1)
Pour cerner les enjeux politiques de cette bataille qui se mène aussi en Équateur, en Bolivie ou au Venezuela, nous publions la contribution du brésilien Luciano Wexell Severo (*)
Thierry Deronne
source : http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/05/10/democratiser-la-propriete-des-medias-un-inquietant-reve-latino-americain/
Note :
(1) voir http://mouvementsansterre.wordpress.com/2013/05/12/le-mouvement-des-sans-terre-entre-dans-la-campagne-pour-la-democratisation-des-medias-au-bresil/
* Luciano Wexell Severo. Économiste brésilien formé à l’Université Pontifícia Católica de São Paulo (PUC/SP), Severo est titulaire d’un Master et doctorant d’Économie Politique Internationale (PEPI) de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), chercheur de l’Institut de recherche Économique Appliquée (IPEA) au Brésil et professeur invité de l’Université Fédérale de l’Intégration Latino-Américaine (UNILA). Entre 2004 et 2005, fut consultant de la Banque du Commerce Extérieur du Venezuela (Bancoex), puis, de 2005 a 2007, conseiller du Ministère des Industries Basiques de Minerai du Venezuela (Mibam). Entre 2008 et 2012, il a exercé les fonctions de Directeur Exécutif de La Chambre de Commerce et d’Industrie Brésil-Venezuela à Rio de Janeiro.
"ICIA pour déstabiliser l’Amérique Latine".
L’ICIA est un sigle qui pourrait synthétiser l’offensive actuelle des secteurs les plus conservateurs de la société sud-américaine. Il condenserait les étendards supposés « d’une lutte » des classes privilégiées, historiquement privilégiées, contre les avancées progressistes et démocratisantes promues surtout par les gouvernements d’Hugo Chávez, de Cristina Kirchner, d’Evo Morales et de Rafael Correa.
Les petits étendards de l’ICIA (« Inflation », « Corruption », « Insécurité » et « Autoritarisme ») forment le quadrilatère réactionnaire, oligarchique et droitier qui oriente les discours et les actions d’une partie de l’opposition de la région. On doit attirer l’attention sur le fait que le degré de « sensibilité » de ces quatre variables a une relation forte avec deux agents principaux :
1) les grands conglomérats industriels, financiers et commerciaux, contrôlés justement par les classes privilégiées et le capital étranger ; et
2) les médias hégémoniques, qui sont aussi sous l’intervention des élites locales et des multinationales.
On remarque que chacun de ces deux agents ont influencé de façon décisive la plus ou moins grande « gravité » de ces quatre problèmes. Les premiers, les groupes économiques, au fur et à mesure qu’ils contrôlent de vastes parts de marchés, tiennent un rôle crucial dans la détermination des prix des produits en bout de chaîne. En plus de cela, par le biais de l’accaparement et de la spéculation, ils peuvent générer le désapprovisionnement des biens, la pénurie et l’augmentation des prix qui en découle. Une telle « recette pour le chaos » a aidé à démolir le gouvernement de Salvador Allende en 1973. L’absence de produits dans les supermarchés et l’accroissement des prix de biens basiques comme le lait, le sucre, le riz et la farine, ont suscité des degrés d’insatisfaction sociale et la diminution de la popularité du gouvernement. C’est ce qui se trame, à des degrés relativement différents, au Venezuela, en Bolivie, en Équateur et en Argentine.
D’un autre côté, et de façon complémentaire, ces mêmes éléments déstabilisateurs résistent aux contrôles publics qui essaient d’agir contre leurs postures criminelles. Les grands conglomérats économiques accusent les gouvernements interventionnistes d’être autoritaires, adeptes de Hitler et de Mussolini. Ils hurlent contre l’action de l’État sur les taxes sur les profits, les taux d’intérêt, les taux de change, l’accès aux dollars et l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. Leur argument central est le supposé « libre marché », qui est en vérité un rideau de protection pour la liberté de manœuvre de puissants groupes économiques.
La planification gouvernementale est traitée comme un « interventionnisme exagéré », un retour au « populisme irresponsable » ou, même, comme une « dictature castro-chaviste-communiste ». Sont déprimantes l’ignorance, la méconnaissance, et la culture de la haine présentes dans les manifestations et les concerts de casseroles des secteurs de l’opposition. Tout rappelle les momies chiliennes qui ont célébré le coup d’État d’Augusto Pinochet. Ils utilisent des concepts de façon primaire, composent des discours incompréhensibles déterrant des termes de la Guerre Froide contre la « menace rouge » et les « guérilleros marxistes ». Leur refrain favori est le quatuor ICIA.
Ceux qui manient un peu mieux les concepts affirment que retourner au national-développementisme des années trente, quarante et cinquante du siècle dernier est une très grave erreur. En réalité, ils proposent d’aller encore plus loin en arrière. Ils rêvent au premier libéralisme que le maître Adam Smith a si bien présenté, il y a 250 ans. Il est notoire que l’instauration du monde libéral qui a pu faire partie un jour des rêves des "honnêtes citoyens", s’est , depuis David Ricardo, transformée en proposition malfaisante, en théorie hypocrite, au seul bénéfice des plus grands et des plus forts. L’Allemand Friedrich List s’est rendu compte de cela et l’a dénoncé il y a 170 ans. Depuis cette époque même un perroquet n’y croirait pas.
En même temps, les puissants monopoles de désinformation et d’aliénation des masses, contrôlés par deux ou trois familles de nos pays, sont devenus les caisses de résonance de la « corruption » et de l’ « insécurité ». De cette façon, les quatre roues du carrosse de l’opposition deviennent des vérités, des preuves, des plaintes. Dans une action orchestrée, ils imposent l’ICIA. C’est pourquoi, en réalité, ce sont les médias qui sont autoritaires et qui torpillent la liberté d’expression. Ils se sont auto-proclamés défenseurs de la liberté individuelle, gardiens de la justice et des droits citoyens. mais ce sont les mêmes médias hégémoniques qui ont été créés et qui se sont tus pendant les dictatures militaires.
Pour défendre leurs intérêts économiques inavouables, ils dénoncent l’existence d’une « inflation galopante », la « plus grande corruption de l’histoire », « l’autoritarisme croissant » et « l’insécurité insupportable ». C’est la formule pour le chaos du XXIe siècle, fille du mariage entre monopoles économiques et monopoles de la communication. On l’observe, à des degrés divers, en Argentine, au Venezuela, en Bolivie et en Équateur. Au Brésil, cette campagne médiatique s’est déclenchée très nettement contre l’ex-président Lula. Les hésitations et les concessions croissantes du gouvernement de Dilma Rousseff aux grands groupes économiques nationaux et internationaux, maintiennent une paix aparente, seulement troublée par les pamphlets porte-parole de Washington qui circulent dans nos kiosques.
Enfin, il est fondamental que nous nous demandions jusqu’à quel point un gouvernement peut contrôler les niveaux d’inflation, d’insécurité et de corruption dans des économies si concentrées et avec une présence si importante des multinationales étrangères. Avec l’accaparement et la spéculation on génère de l’inflation et une croissance des taux d’intérêt, comme façon d’enrichir le système financier. Avec des actions terroristes et conspiratrices, avec des playboys brûlant des pneus et armés au volant, la violence augmente et avec elle, les degrés d’insécurité, jusqu’à des niveaux « intolérables ». Avec des shows de dénonciations et un pilonnage TV, radio, magazines et journaux on présente un climat de « corruption répandue partout » comme du « jamais vu ». Toute action de l’État pour faire face à l’inflation, à l’insécurité et à la corruption est appelée autoritarisme par les grands médias.
Par conséquent, il faut se demander jusqu’à ce quel point les niveaux de mesure de ces quatre variables répondent à l’influence des médias. Et jusqu’à quel point la perception par l’opinion de ces quatre problèmes est dirigée par les monopoles médiatiques. De notre point de vue, la conclusion est : il n’y a pas de façon d’avancer dans des processus progressistes, populaires et démocratisants sans la destruction de ces deux types de monopoles privés. Parce que, bien que cette combinaison de quatre facteurs que nous nommons ICIA soit éthérée, gazeuse et superficielle, elle a imposé des difficultés et généré des freins considérables aux processus progressistes.
La destruction de ces monopoles privés, économiques et médiatiques, est indispensable et génère une frayeur dans les élites et le capital étranger. Pour cette raison on critique de façon si forte toute tentative de développement du contrôle du pouvoir public, de l’État, sur ces deux structures. Plus vite les gouvernements progressistes s’apercevront de la gravité de cette situation et plus vite ils mettront en place des actions démocratisantes, plus grandes seront ses chances de succès. D’un autre côté, continuer à financer ces monopoles avec d’immenses et croissantes sommes d’argent public, en plus d’être un crime de trahison nationale, peut être considéré comme se tirer une balle dans le pied.
Luciano Wexell Severo
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi http://www.elcorreo.eu.org/ICIA-pour-destabiliser-l-Amerique-Latine