1 - Introduction
En Août 1994, au cours d’une intervention à la télévision - retransmise aux Etats-Unis par la chaîne CNN - Fidel Castro s’adressa aux citoyens Cubains et Américains :
"Si les Etats-Unis ne prennent pas rapidement des mesures efficaces pour faire cesser l’encouragement des départs illégaux de notre pays, nous nous sentirons dans l’obligation de donner l’ordre à nos garde-frontières de ne pas tenter d’empêcher le départ de tout bateau de Cuba. Nous avons clairement indiqué notre position ; nous ne sommes pas opposés à des solutions qui seraient basées sur la sincérité et sur l’honnêteté (...) mais nous ne pouvons tenir le rôle de garde-frontières des Etats-Unis."
La phrase qui précède devrait suffire à elle seule pour souligner l’énorme décalage qui existe entre une image de "goulag tropical" communément véhiculée sur Cuba par les médias, et les enjeux tels qu’ils s’expriment au quotidien depuis des dizaines d’années dans cette région. A l’évidence, il y a quelque chose qui échappe au regard perspicace de nos braves média qui se contentent du terme balseros ("boat-people" cubains).
Pour comprendre les jeux (politiciens), enjeux (politiques) et les double-jeux (crapuleux) en action, que pouvions-nous faire d’autre que de remettre à plat, une fois encore (et pour votre plus grand bonheur) un des aspects les plus médiatisés autour de Cuba ? Les plus médiatisés et pourtant (ou par conséquence...) les moins compris.
EN GUISE D’APERITIF :
"De toutes les ironies exprimées par la politique étrangère américaine, notre position vis-à -vis de Cuba est la plus paradoxale. Une forte dégradation de la situation économique a provoqué une poussée du nombre de Cubains entrant illégalement aux Etats-Unis. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour détériorer la situation économique et ainsi accroître le flux. Nous encourageons également cet exode en accordant aux Cubains, qui arrivent illégalement ou qui s’approchent par voie de mer, un statut de résident et une assistance pour s’installer. Dans le même temps, nous n’avons pas respecté les quotas de visas pour les Cubains désireux d’immigrer aux Etats-Unis [...] quand Castro tente d’empêcher des cubains malheureux de quitter leur pays infortuné, nous l’accusons de violation des droits de l’homme. Mais quand il menace d’ouvrir grand les portes si nous continuons à accueillir sans limites des cubains sans visas - y compris ceux qui ont commis des actes de violence pour aboutir à leurs fins - nous brandissons des menaces imprécises mais aux conséquences funestes."
Jay Taylor, responsable de la section des intérêts américains à Cuba entre 1987 et 1990, in "Playing into Castro’s hands", the Guardian, Londres, 9 août 1994.
2 - Migrations et la politique des Etats-Unis vis-à -vis de Cuba
La déstabilisation par la migration - La première génération - Opération Peter Pan - Mise en place de la stratégie américaine - Fin de la première génération d’émigrés - L’enclave de Miami
La fin de la 2ème Guerre Mondiale, les Etats-Unis se trouvèrent confrontés à plusieurs problèmes : l’exercice de leur leadership sur un monde capitaliste dévasté économiquement, un système colonialiste en ruines qui cédait la place à grande vitesse aux mouvements de libération du Tiers-Monde, et une compétition féroce engagée avec l’Union Soviétique pour la suprématie militaire. C’est dans ce contexte que fut élaborée la doctrine Truman, basée sur la stratégie de "contenir les Soviets", et qui divisait le monde en deux parties antagonistes et établissait un lien étroit entre la Sécurité Nationale des Etats-Unis et le maintien d’un statu quo - dont la moindre remise en cause constituait un point de conflit international.
Cuba devint un exemple typique de l’application stricte de cette doctrine. Le problème des relations de dépendance de Cuba vis-à -vis des Etats-Unis existait bien avant l’émergence de l’Union Soviétique. Dés la moitié du 19ème siècle, les Etats-Unis avaient déjà supplanté l’Espagne comme puissance dominante de l’économie Cubaine. Leur contrôle politique fut entériné par l’intervention militaire américaine en 1898 durant la guerre d’indépendance de Cuba contre l’Espagne, de l’occupation de l’île jusqu’en 1902 et de la mise en place d’un régime néo-colonial.
La lutte contre le néocolonialisme imprégna toute la politique cubaine durant la première moitié du 20ème siècle et eut une influence décisive sur la Révolution de 1959. Cuba était un petit pays du Tiers-Monde où les Etats-Unis avaient initié leur projet néo-colonial et qui était considéré comme un des éléments les plus "sûrs".
C’est ainsi que dès le mois de Mars 1960, le Président Eisenhower approuva les plans établis pour renverser le nouveau régime Cubain. A l’origine, les plans prévoyaient une stratégie similaire à celle employée en 1954 au Guatemala contre le président Arbenz, et les anciens de l’opération Guatemala avaient déjà été rassemblés en prévision d’une nouvelle opération. Cependant, le soutien massif du processus révolutionnaire par le peuple cubain laissait peu de chances de survie à une contre-révolution à l’intérieur du pays. Il fut alors décidé d’organiser la contre-révolution à l’extérieur de Cuba et de travailler à réunir les conditions pour une intervention directe des Etats-Unis. Cette stratégie aboutit à l’invasion de la Baie des Cochons en 1961.
Plus tard, l’alliance entre Cuba et le camp socialiste - ce qui était probablement inévitable étant donné le contexte géopolitique et les conditions idéologiques de l’époque - ajouta un élément de plus au conflit Cuba-Etats-Unis. Mais cela n’a jamais constitué la véritable raison de ce conflit. Pour preuve, 30 ans plus tard, après la chute des régimes de l’Est et le débâcle Soviétique, la politique américaine n’a montré aucun signe de détente, bien au contraire.
La déstabilisation par l’émigration :
Les Etats-Unis cherchaient à provoquer une émigration massive de Cuba qui devait servir de terreau fertile à la contre-révolution et, par la même occasion, provoquer une fuite de cerveaux et de savoir-faire. L’image de masses en fuite pouvant aussi servir de repoussoir pour une population Latino-Américaine plutôt encline à une certaine agitation "marxisante". Quelques heures seulement après avoir approuvé les plans de déstabilisation contre Cuba mentionnés plus haut, Eisenhower s’adressa au Congrès américain à la recherche de son soutien pour une politique d’assistance massive et médiatisée (d’accord, médiatisée n’était pas le mot employé à l’époque) des cubains émigrés.
Le rôle stratégique contre-révolutionnaire que les Etats-Unis attribuèrent à ces émigrés Cubains donna à ces derniers une importance politique qui les différenciait de tous les autres immigrants Latino-Américains, y compris des Cubains qui avaient émigré avant la Révolution. Bien que la motivation principale de ces immigrations était d’ordre économique, les cubains qui décidaient de partir connaissaient bien le contexte politique environnant. Leur position de réfugiés politiques était affirmée dès lors qu’elle constituait un facteur incontournable à leur intégration au sein de la communauté et qu’ils en tiraient ainsi des bénéfices, directs ou indirects.
L’émigration des citoyens cubains doit être replacée dans le contexte local : au sein de bouleversements sociaux et économiques et des conflits de différentes natures, les insatisfactions et aspirations pour des horizons nouveaux surgissaient. Mais cette tendance fut entretenue et modelée pour servir de point de friction entre les deux pays.
Le flot de migration de Cuba vers les Etats-Unis a existé depuis presque 200 ans et ne fait que refléter la tendance générale mondiale de migrations à partir des pays pauvres vers les pays riches. Mais le processus révolutionnaire cubain modifia cette dynamique. Pour des segments importants de la population cubaine, mécontents des changements en cours, l’émigration constituait le moyen le plus évident d’exprimer ce mécontentement. L’acte d’émigrer est un processus complexe, intime, traumatisant pour certains. La cause peut être multiple et variera d’une personne à l’autre. Cela peut être une opposition à une politique en cours comme cela peut être une insatisfaction personnelle vis-à -vis de ce que la vie peut offrir. La frontière entre politique et économique - ou même psychologique - est impossible à discerner.
Il y a eu des cas où des personnes ont été forcées de quitter leur pays à cause de la répression politique qu’ils y subissaient. C’est cette définition qui prévaut pour le terme de "réfugié politique" dans la "Convention Relating to the Status of Refugees" approuvé par les Nations Unies en 1949. De ce point de vue, et à quelques exceptions près, l’émigration cubaine n’est pas de nature politique, puisque la vaste majorité d’entre eux ne faisait pas l’objet d’une persécution pour de motifs politiques. Même en admettant qu’il y avait bien l’expression d’un désaccord politique vis-à -vis du régime cubain, la "non-conformité politique" ne constitue pas un critère pour accéder au statut de "réfugié politique". Il faut encore qu’il y ait un certain niveau de persécution qui rendrait la vie intenable, et ceci n’a pas été le cas à Cuba.
Cela dit, l’émigration cubaine depuis 1959 peut être considérée comme politique dans la mesure où ce sont essentiellement des facteurs politiques qui l’ont encouragée et influencée. Le sociologue américain Robert Bach déclare que la nature économique ou politique d’une migration doit être déterminée en fonction du degré d’implication des gouvernements respectifs. Or les Etats-Unis, en violant les critères définis par les organismes internationaux (en qualifiant systématiquement, par exemple, de "réfugié politique" tout cubain foulant son territoire) transforment la migration en événement de nature politique. A l’origine, la définition très large que les américains appliquaient étaient contenues dans la loi Walter-McCarran (1952) qui avait été votée pour stimuler l’émigration des Pays de l’Est dans un contexte de guerre froide. Mais leurs pratiques n’ont pas changé en 1969 après leur ratification de la convention des Nations Unies de 1949, ni même en 1980 quand le "Refugee Act" (Loi sur les Réfugiés) adopta les critères de l’ONU.
La stratégie de Washington consistait à parier sur un dénouement rapide du "problème cubain". Mais tout se compliquait au fur et à mesure que la Révolution survivait et que les immigrants cubains s’installaient "pour de bon". Mais tout comme la question de l’immigration cubaine influence la politique américaine, la politique américaine influence la question de l’immigration cubaine... C’est ainsi que différentes politiques ont été appliquées par les Etats-Unis en fonction de critères parfois purement internes. En clair, tous les immigrants cubains n’ont pas été traités de la même manière.
La première génération :
Cette première génération, précédent de peu ou faisant suite à la Révolution Cubaine, est certainement celle pour laquelle le qualificatif "d’exilés politiques" est le plus approprié. Composée d’abord pour l’essentielle de notables du régime de Batista, elle fut suivie de près par la majorité de l’oligarchie cubaine, elle-même bientôt rejointe par le reste des secteurs les plus privilégiés du pays - y compris une partie importante des ingénieurs et techniciens hautement qualifiés.
Composition de la première émigration :
31% : patrons, ingénieurs, profession libérales 33% : fonctionnaires et hommes d’affaires (ces mêmes catégories représentaient dans la population cubaine, respectivement, 9 et 13 %)
En comparant le niveau d’éducation, on obtient des chiffres encore plus significatifs : 36 % avaient un niveau Bac ou plus, alors que seuls 4 % de la population cubaine avait atteint ce niveau.
Operation Peter Pan
Entre 1959 et fin 1962 : on compte environ 200.000 émigrants. A cette occasion, les Etats-Unis avaient accordé le droit de délivrer des visas à différents groupes, l’Eglise Catholique par exemple. Ce fut à cette époque aussi que la CIA, avec encore une fois le soutien de l’Eglise Catholique, lança l’opération Peter Pan qui consistait à favoriser - en répandant la rumeur selon laquelle les droits parentaux allaient être abolis par le gouvernement communiste - l’émigration d’enfants mineurs non accompagnés. Ceux-ci se retrouvèrent dans des camps pour enfants ou dans des familles américaines d’accueil. En 1961, 200 enfants par semaine suivaient cette filière et on estime à 14.000 leur nombre total.
Mise en place de la stratégie américaine
L’acte fondateur le plus important de la stratégie américaine est la création du Cuban Refugee Program (programme des réfugiés cubains) en Février 1961. D’abord conçu comme une extension du programme d’aide aux réfugiés Hongrois de 1956, il était aussi construit autour de la volonté de résoudre le problème d’installation des immigrés cubains en dehors de l’état de Floride, en attentant leur retour à Cuba. Le coût initial du programme avait été estimé à 4 millions de dollars, mais son application se prolongea jusqu’en 1975 pour un coût d’environ 1 million de dollars par an (devenant du coup, parmi tous les programmes similaires, le plus cher jamais entrepris aux Etats-Unis).
Cette prolongation s’explique, notamment, par l’échec de l’invasion de la Baie des Cochons en 1961 et les suites de la crise des missiles en 1962 qui provoquèrent un changement dans la vision des Etats-Unis sur la durée supposée de la Révolution cubaine et en conséquence, sur la manière que le programme devait être appliqué.
Parmi les plus belles incohérences (apparentes) de la politique américaine, citons la Migration and Refugee Assistance Act (Loi sur la migration et l’assistance aux réfugiés) votée en 1962 et suivi la même année par la décision du président Kennedy de suspendre les vols entre les Etats-Unis et Cuba. Cette dernière mesure - surprise - eut pour conséquence l’abandon sur place de dizaines de milliers de cubains qui se retrouvaient séparés de leurs familles déjà installées aux Etats-Unis. La seule alternative légale était d’obtenir un visa pour un pays tiers et, de là , tenter une entrée sur le sol américain selon les règles en vigueur pour tout immigrant potentiel. Cependant, ceux qui émigraient de Cuba de manière "illégale" et entraient aux Etats-Unis sans avoir eu recours aux procédures légales étaient accueillis malgré tout et recevaient un traitement de faveur.
Cette situation provoqua une grande vague d’émigrations illégales - selon les termes mêmes des lois américaines en vigueur - pour atteindre le nombre de 30.000 entre 1962 et 1965. La réponse des autorités cubaines fut d’ouvrir, fin 1965, le port de Camarioca, dans le nord-ouest de l’île, afin de permettre aux bateaux des émigrés cubano-américains de venir récupérer leurs familles dans des conditions de sécurité suffisantes. Durant les mois d’Octobre et de Novembre de cette année, environ 2.700 personnes émigrèrent par ce moyen, obligeant les Etats-Unis à signer le "Memorandum of Understanding" en Décembre 1965, premier accord bilatéral sur le traitement de l’émigration.
Dans cet accord, le gouvernement américain s’engageait à autoriser l’immigration de 3.000 à 4.000 cubains par mois, en accordant la priorité aux regroupements familiaux. De son côté, le gouvernement cubain instaura des restrictions pour les personnes considérées comme indispensables pour l’économie cubaine ainsi que pour les jeunes âgées de 15 à 26 ans.
Durant les 8 années que dura cet accord, environ 250.000 cubains purent émigrer, dont 90% avaient déjà une partie de leur famille là -bas.
Mais l’existence de cet accord ne modifia en rien les relations entre les deux pays. Même lorsque ces départs étaient totalement volontaires et effectués dans un cadre juridique clairement défini, par des moyens de transport appropriés, les Etats-Unis continuaient d’appliquer indistinctement le terme de "réfugiés politiques". Les vols étaient qualifiés de "Freedom Flights" (Vols de la Liberté) et aucune distinction n’était faite entre immigration légale ou clandestine. Durant la même période, environ 10.500 cubains entrèrent illégalement sur le sol américain et recevaient le même traitement qu’auparavant.
En 1966, l’administration Johnson approuva la "Cuban Adjustment Act" qui accordait automatiquement l’asile politique à tous les immigrés cubains et réduisait les délais administratifs pour l’obtention d’un permis de séjour permanent et de la citoyenneté américaine.
Doris Meissner, membre de la commission de l’US Naturalization and Immigration Service (le service en charge de l’immigration aux Etats-Unis) décrivit cette loi comme "une honte nationale par la nature discriminatoire qu’elle oppose entre différentes communautés d’immigrants et les possibles manipulations politiques qu’elle implique".
Fin de la première génération d’émigrés :
En 1973, le président Nixon mit fin au pont aérien entre Cuba et les Etats-Unis et fit suspendre tous les accords. A cette date, il est estimé à 630.000 le nombre de cubains ayant émigré vers les Etats-Unis. Même si toutes les couches de la population étaient représentées, il est clair que ce sont les couches sociales les plus élevées de l’époque pré-révolutionnaire qui composaient la majeure partie des départs.
Les liens entre la première génération d’émigrants et la population cubaine tendaient à faiblir au fur et à mesure des regroupements familiaux. Les contacts personnels entre la population expatriée et la population résidente étaient quasi inexistantes jusqu’en 1979, tandis que la société cubaine subissait de profonds changements au niveau culturel et idéologique. Alors que les schémas de pensée de la première vague d’émigrants étaient toujours calqués sur la période pré-révolutionnaire, leurs litiges avec la Révolution n’étaient plus seulement d’ordre matériel (la récupération de leurs biens et privilèges) ou politique, mais aussi sur un mode de vie qui n’avait déjà plus cours à l’intérieur de l’île. Ce fossé était évident au regard de la composition même des mouvements contre-révolutionnaires et de leurs objectifs affichés et explique en grande partie la polarisation extrême entre la Révolution et la contre-révolution cubaine.
1973 marqua donc la fin d’une époque marquée par une agressivité extrême des Etats-Unis qui appliquaient ouvertement une politique interventionniste, en appuyant des formes très agressives d’activités contre-révolutionnaires et en encourageant une émigration cubaine qui, sans être homogène, représentait clairement les bases sociologiques, économiques, politiques et idéologiques de l’époque néocolonialiste. Les différences de classes étaient très marquées entre les cubains à l’extérieur du pays et ceux de l’intérieur. Une des conséquences directes de cet état de choses fut la rupture très nette entre les groupes contre-révolutionnaires basés aux Etats-Unis et la population cubaine. Pour cette raison, et quels que soient les motifs des émigrations postérieures, surtout vers les années 80, ceux qui partaient reflétaient une autre réalité sociale que celle de leurs prédécesseurs. Leur conflit avec la Révolution Cubaine ne comportait plus une dimension de classe qui caractérise les précédents groupes.
Ceux de la première vague entretenaient des liens familiaux très étroits et bénéficièrent largement de la politique préférentielle des Etats-Unis à leur égard. Grâce au rôle qu’ils tenaient déjà dans la période néo-coloniale, ils étaient les mieux préparés à s’intégrer et à participer aux échanges entre la Floride et l’Amérique Latine. Ce sont aussi ceux-là qui bénéficièrent de l’appui de la CIA, particulièrement à Miami, pour la guerre secrète contre Cuba.
Ses membres participèrent largement aux activités contre-révolutionnaires, surtout dans les années 60, ce qui les amena à forger des liens étroits avec les milieux politiques américains et, logiquement, à obtenir un pouvoir économique sans précédent pour une minorité aux Etats-Unis. De plus, leurs implications diverses dans les activités contre-révolutionnaires en Amérique Latine (Chili, Nicaragua, Salvador, Guatemala...), leurs contacts avec les régimes militaires et les groupes paramilitaires, amena bon nombre d’entre eux au trafic de drogue - une des premières sources du capital avec lequel l’élite cubaine se réinstalla aux Etats-Unis.
A partir de 1980, la première génération d’émigrés cubains était si bien intégrée dans la société américaine qu’il était déjà possible de parler d’une nouvelle catégorie sociale aux Etats-Unis : les Cubano-Américains.
Cette intégration a eu au moins une conséquence inattendue pour la nation Cubaine : l’expression extraterritoriale de la culture cubaine, phénomène nouveau pour un pays qui voit une partie de son identité culturelle s’exprimer et se développer en dehors de ses propres frontières.
Leur intégration résonne aussi comme un fort appel à plus d’émigration dans l’espoir d’un niveau de vie plus élevé.
L’enclave de Miami
Comme tous les nouveaux groupes d’immigrants, ceux-ci tendent à reproduire une sous-culture à des fins d’auto-identification et de défense collective. Pour les cubains, le phénomène se produisit à Miami qui sert désormais d’archétype aux aspirations de développement supposées des latino-américains et une tentation permanente à l’émigration cubaine.
Environ 50 % des cubains résidents aux Etats-Unis se trouvent à Miami ou ses alentours. Pour une population de 2 millions, ceux d’origine cubaine représentent 30 %. Depuis 1959, Miami possède un des taux de croissance les plus élevés des Etats-Unis.
Au début, l’arrivée massive des cubains à Miami provoqua une augmentation du chômage, une baisse du pouvoir d’achat et une détérioration des services sociaux. Mais les programmes gouvernementaux déjà mentionnés plus haut et les investissements massifs de la CIA donnèrent un élan à l’économie locale. Cette période coïncida aussi avec un regain soudain d’intérêt de la part des Etats-Unis à l’égard du commerce avec l’Amérique Latine, intérêt qui n’était pas sans liens avec la "malencontreuse" révolution cubaine. La communauté cubaine de Miami en retira un bénéfice immédiat : ils étaient plutôt bien formés, maîtrisaient les deux langues et se sentaient à l’aise avec les deux cultures, avaient déjà travaillé pour une compagnie américaine et inspiraient une confiance politique.
L’économie de Miami est essentiellement dépendante des échanges avec l’Amérique Latine. Quelques 200 multinationales y possèdent des bureaux et 90 % des échanges entre les Etats-Unis et l’Amérique Latine passent par Miami. Les revenus générés s’élevaient en 1993 à 25.6 milliards de dollars.
70 % de la cocaïne consommée aux Etats-Unis entre par cette région (estimé entre 40 et 80 milliards de dollars par an). Il n’est pas naïf de penser que ce trafic influence - d’une manière ou d’une autre - la politique locale. Miami possède par ailleurs un des plus forts taux de criminalité des Etats-Unis.
L’imbrication entre tous ces éléments a affecté l’essence même de l’intégration des immigrants cubains en créant des structures de classes sociales nettement ultra conservatrices et un climat d’intolérance politique extrême - dénoncée par des organisations telles que Americas Watch et Americas Civil Liberties Union. Par ailleurs, les actes terroristes à Miami semblent bénéficier d’une impunité plus grande qu’ailleurs aux Etats-Unis.
La structure socio-économique de la communauté n’est pas facile à déterminer. On peut avancer certains chiffres : 1 % représentent la classe dirigeante des affaires plus 8 % des affaires de moyenne importance. 60% sont salariés - parmi lesquels 40 % représentent les salaires les plus bas de la région. En tenant compte aussi du chômage et des incapacités diverses, on peut raisonnablement estimer que seulement 20 % d’entre eux ont réussi à atteindre un niveau de vie que certains se plaisent à présenter comme une règle générale. Certes, l’écart du niveau de vie entre Cuba et les Etats-Unis est évident, et l’attirance exercée par un développement économique plus élevé fait inévitablement partie du désir d’émigrer. Mais il semblerait que l’image de réussite de Miami ait été légèrement exagérée à des fins politiques.
Note de l’auteur : cette image est à rapprocher de l’image renvoyée par le cinéma américain en général. On remarquera dans un film américain combien les appartements sont grands, les maisons spacieuses et les voitures confortables et combien il est facile de se garer. On remarquera aussi que l’arrivée dans le service d’urgence d’un hôpital de n’importe quel connard, qui s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, provoque une agitation frénétique où médecins et infirmiers semblent se battre pour prendre soin du nouveau venu.
3 - La deuxième vague d’émigrants
Le dialogue de 1978 - Mariel - La droite Cubano-américaine et son rôle dans la politique des U.S. - L’accord de migration de 1984 - La politique cubaine sur l’émigration - Le problème de citoyenneté - la Conférence sur la Nation et l’Emigration
Au cours de l’été de 1994, la Mer des Caraïbes devint la scène de deux graves crises de migration lorsque des milliers de candidats à l’immigration se lancèrent vers les Etats-Unis à bord d’embarcations de fortune.
La première vague était composée d’Haïtiens dont l’exode devait rapidement échapper à tout contrôle et souleva quelques vaguelettes de débats aux Etats-Unis où il était question de Racisme (note de l’auteur : ah bon ?), des Droits de l’Homme (note de l’auteur : quel rapport ?) et - les plus aguerris de nos lecteurs l’auront deviné - de la Sécurité Nationale des Etats-Unis d’Amérique (son de trompettes).
A la grande surprise de ceux qui croyaient que les Etats-Unis venaient d’élire un président marxiste (c’est à dire la majorité du Parti Républicain), l’administration Clinton - qui avait pourtant critiqué durant sa campagne électorale le rapatriement forcé des Haïtiens - adopta la même politique de rapatriement, et fit emprisonner les Haïtiens hors du territoire des Etats-Unis dans l’attente d’un dénouement. Chaque demande d’asile fut alors examinée au cas par cas en considérant que, en plus d’une répression extrême au Haïti, les émigrants étaient fondamentalement motivés par des raisons économiques. La base militaire américaine de Guantanamo (située sur le territoire cubain et occupée depuis 1902) devint ainsi le lieu de détention pour ces réfugiés Haïtiens, en dépit des protestations de Cuba.
En juillet 1994, la crise des balseros cubains - ainsi baptisée par les médias - fit monter la tension encore plus dans la région. La crise débuta lorsque des dizaines de personnes qui désiraient émigrer de Cuba forcèrent le passage à l’intérieur d’ambassades et de résidences diplomatiques situées à la Havane ou se livrèrent à des détournements d’avions ou de bateaux. Au cours de ces différents incidents, trente candidats au départ ainsi que deux policiers trouvèrent la mort.
Le 19 août, l’administration Clinton fit faire un volte-face à la politique américaine en vigueur depuis 35 ans en annonçant que les Cubains partis ne seraient pas acceuillis sur le sol américain, et qu’ils seraient traités comme les Haïtiens et internés dans un endroit "sûr". La plupart furent internés sur la base navale américaine de Guantanamo. Parmi les autres mesures prises par les américains : interdiction de voyager à Cuba aux cubains immigrés ; fermeture des frontières aux cubains résidant à Cuba ; interdiction d’envoyer de l’argent ou des médicaments (à quelques exceptions près) à Cuba ; interdiction de voyager à Cuba aux universitaires, journalistes ou autres professionnels américains (sans une autorisation spéciale du gouvernement) ; de nouvelles mesures pour renforcer le blocus.
(Les peines prévues en cas d’infraction sont : une peine de prison de 10 ans et/ou une amende entre 250.000 et 1 million de dollars.)
Les causes principales de cette vague d’émigration furent identifiées par le gouvernement cubain comme étant :
- le renforcement par les Etats-Unis du blocus autour de Cuba au moment d’une crise économique grave,
- la pratique américaine consistant à favoriser l’émigration illégale des Cubains tout en réduisant le nombre de visas accordés,
- le maintien d’une offensive de la propagande américaine qui encourage, directement ou indirectement, les gens à quitter l’île.
En août 1994, au cours d’une intervention à la télévision - retransmise aux Etats-Unis par la chaîne CNN - Fidel Castro s’adressa aux citoyens Cubains et Américains. Il répéta les mises en garde prononcées quelques jours plus tôt :
"Si les Etats-Unis ne prennent pas rapidement des mesures efficaces pour faire cesser l’encouragement des départs illégaux de notre pays, nous nous sentirons dans l’obligation de donner l’ordre à nos garde-frontières de ne pas tenter d’empêcher le départ de tout bateau de Cuba. Nous avons clairement indiqué notre position ; nous ne sommes pas opposés à des solutions qui seraient basées sur la sincérité et sur l’honnêteté, si elles sont réellement destinées à résoudre le problème, si elles ne cherchent pas à nous tromper - mais nous ne pouvons tenir le rôle de garde-frontières des Etats-Unis."
Dans un premier temps, le gouvernement américain réaffirma sa position et qualifia les déclarations de Fidel Castro comme une ingérence dans leur politique intérieure. Le blocus économique fut renforcé et la menace d’un blocus naval en bonne et due forme fut brandie si Cuba ne contrôlait pas mieux ses "départs illégaux". Cuba riposta en décrétant que tous ceux qui voulaient partir pouvaient le faire sans autre formalité et en autorisant tout bateau à venir les chercher.
En quelques jours, environ 30.000 Cubains prirent la mer, à bord de barques ou d’embarcations de fortune, bricolés à la hâte pour la plupart, confiants dans le fait que, comme souvent par le passé, les garde-côtes américaines les ramasseraient à la limite des eaux cubaines pour les emmener aux Etats-Unis où ils seraient acceptés immédiatement. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu puisque, pour la première fois en 35 ans, les Etats-Unis décidèrent de les parquer dans les camps à Guantanamo à quelques mètres seulement de leurs "plus-malchanceux-que-moi-tu-meurs" compagnons d’infortune Haïtiens qui s’y trouvaient déjà .
C’est ainsi que les émigrants Cubains découvrirent qu’ils venaient de perdre, aux yeux des stratèges américains, leur statut de "réfugiés les plus favorisés".
La "crise des balséros" provoqua une polarisation au sein de la société américaine. D’un côté, ceux qui exigeaient une position plus ferme des Etats-Unis à l’égard de Cuba (Note de l’auteur : c’est quoi "plus ferme" que "très ferme déjà " ?) ; de l’autre, les plus nombreux, qui suggéraient une révision complète de la politique américaine à l’égard de Cuba, y compris par une levée du blocus et une normalisation des flux migratoires.
Après une période d’intenses négociations, un accord fut trouvé entre les deux gouvernements (voir plus loin).
Cela dit, l’accord en lui-même démontre combien la question des migrations (de et vers Cuba, voir plus loin) a toujours constitué un enjeu dans les relations bilatérales entre les deux pays depuis la Révolution Cubaine de 1959. La politique des Etats-Unis à l’égard de l’immigration Cubaine a toujours joué un rôle fondamental dans les tentatives de déstabilisation de la Révolution, en renforçant le camp des contre-révolutionnaires et en aidant l’extrême droite cubaine à exercer une influence disproportionnée au sein de la communauté cubaine aux Etats-Unis. Ces derniers seraient ainsi devenus, de facto, un facteur déterminant au coeur même de la politique des Etats-Unis à l’égard de Cuba. Certes, ce phénomène de "facteur interne" explique en partie (et de façon un peu trop commode, peut-être) les contradictions de la politique américaine. Il tend à occulter un processus plus complexe, mais historiquement plus présent, qui joue un rôle majeur dans la politique des Etats-Unis et dont les racines remontent à la doctrine Monroe formulée en 1823 et qui considère l’Amérique Latine - et particulièrement Cuba - comme l’arrière cour des Etats-Unis. Il souligne aussi l’incapacité des Etats-Unis à définir une politique étrangère en dehors des schémas hérités de la Guerre Froide.
Il ne s’agit pas de savoir si la volonté hégémonique des Etats-Unis a changé mais plutôt de savoir comment cette volonté peut encore s’exprimer. En même temps que la chute du Bloc de l’Est, la doctrine qui représentait l’alpha et l’oméga de la politique étrangère américaine s’est retrouvée en lambeaux. C’est ainsi que les valses-hésitations et les ambiguïtés que l’on peut détecter dans leur politique à l’égard de Cuba peuvent se retrouver, d’une certaine manière, dans toute leur politique étrangère.
4 - Crise et émigration
Blocus économique et Cuba rejoint le camp socialiste - La Loi Torricelli - Emigration illégale
En 1959, au moment de la révolution cubaine, environ 80 % des importations cubaines s’exerçaient avec les Etats-Unis ainsi que 60 % des exportations - soit une des plus fortes concentrations au monde. Les investissements américains s’élevaient entre 700 millions et 1 milliard de dollars et contrôlaient les secteurs les plus lucratifs de l’économie cubaine. Pour ce qui concerne l’industrie sucrière - clé de l’économie cubaine - les entreprises américaines possédaient 36 centrales contrôlant ainsi 42 % de la production et 1.474.000 hectares de terres dont une bonne partie était laissée en friche.
La dépendance quasi totale de l’économie cubaine passait aussi par la technologie, de larges portions de l’infrastructure, de la formation professionnelle et du crédit. Dans ces conditions, l’introduction de blocus américain obligea Cuba à revoir les bases mêmes de son économie et aboutit à son adhésion au COMECON (le "marché commun" des pays le l’Est).
Blocus économique et Cuba rejoint le camp socialiste
Le blocus économique fut conçu dans le cadre idéologique de la Doctrine Monroe. Les Etats-Unis considéraient donc qu’il devait être appliqué aussi, et ce depuis le début, par d’autres pays tiers - notamment leurs alliés et partenaires commerciaux.
Dès 1959, l’administration Eisenhower pris des mesures pour couper le commerce avec Cuba. En Octobre 1960, toute exportation des Etats-Unis vers Cuba fut interdite, à l’exception de la nourriture et des médicaments. Début 1962, dans le cadre de l’opération Mongoose, le président Kennedy élargit l’éventail des interdictions à l’importation vers les Etats-Unis de produits cubains. En 1964, le président Johnson élargit les interdictions à la nourriture et aux médicaments.
C’est ainsi que Cuba perdit son marché vieux de 200 ans. Mais le blocus allait encore plus loin : gel des comptes bancaires cubains dans les banques américaines ; interdiction aux citoyens américains de commercer avec Cuba à partir d’un pays tiers ; interdiction de dépenser de l’argent ou d’en envoyer à Cuba ; interdiction aux filiales américaines de commercer avec Cuba ; interdiction aux institutions financières de traiter avec Cuba ; interdiction aux pays tiers d’utiliser le dollar comme monnaie d’échange avec Cuba...
Le blocus était particulièrement sévère pour ce qui concerne le transport. Différents mécanismes furent mis en oeuvre pour punir les bateaux qui accostaient dans un port cubain - avant ou après leur passage aux Etats-Unis. Des actions terroristes visant à détourner et même couler des bateaux cubains furent menées.
Le coût du blocus pour Cuba a été estimé à 41 milliards de dollars (1996). Le pouvoir d’achat de Cuba baissa de 40 % pour la seule année 1993. Avec, en parallèle, un accroissement considérable des coûts de transport, des taux d’intérêt et des assurances payés par Cuba. Le marché du camp socialiste offrait à Cuba des tarifs avantageux, des crédits et une relative sécurité qui lui permettait de se lancer dans des actions de développement. En 1989, 85 % de l’économie cubaine dépendait de ce marché.
La chute des pays de l’Est changea - une fois de plus - les bases mêmes de l’économie cubaine mais avec, cette fois ci, aucune alternative en dehors de la sphère d’influence américaine.
L’amplitude et la rapidité du nouveau choc plongea le pays dans la plus profonde crise de son histoire. Fin 1993, le pouvoir d’achat de Cuba tomba de 8.2 milliards de dollars à 2 milliards seulement - soit un pouvoir d’achat en 1993 égal à 23% de celui de 1989.
Les estimations américaines chiffrèrent la baisse du PNB cubain à 50 % en trois ans. 600 projets de développement furent paralysés. Le taux de change du peso cubain au marché noir passa de 8 à 100 pour un dollar (salaire moyen : environ 200 pesos par mois).
Le résultat fut une désorganisation totale de l’économie cubaine. Les marchés étrangers se retirèrent. De nombreuses industries durent cesser toute activité ou la réduire de façon significative. Le chômage total et partiel atteignit des niveaux records et des réductions massives de budget furent imposées y compris dans des secteurs stratégiques tels que la santé ou l’éducation ; la criminalité augmenta.
Dans ces conditions, la politique des Etats-Unis visait à accélérer la chute de la révolution Cubaine, chose qui, aux yeux de nombreux responsables à Washington, était devenue imminente. Le blocus fut ainsi renforcé en 1992 par la loi Torricelli (du nom du représentant Démocrate à l’origine de cette loi).
La Loi Torricelli
En l’absence de l’excuse d’une menace soviétique, la loi Torricelli se concentre exclusivement sur des questions relatives à la situation intérieure de Cuba et reconnaît ouvertement que son objectif est un changement du régime cubain. Par ailleurs, la loi affirme clairement que les cubains qui quittent l’île le font pour des raisons exclusivement politiques.
La loi prévoit des sanctions à l’encontre des pays tiers qui ne collaborent pas avec cette stratégie et, même s’il reconnaît dans une certaine mesure des actions d’ordre humanitaire et l’accroissement des moyens de communication (considérés comme des armes idéologiques), il renforce les mécanismes du blocus économique allant jusqu’à interdire aux filiales étrangères des sociétés américaines de commercer avec Cuba.
Le caractère extraterritorial de la loi Torricelli déclencha un tollé de la part de la communauté internationale et le montant des échanges entre les filiales étrangères des sociétés américaines chuta de 718 millions de dollars en 1991 à 1.6 millions en 1993.
Cette loi, bien qu’accueillie avec tiédeur dans les cercles dirigeants de l’administration américaine - notamment pour les problèmes relationnels avec d’autres pays qu’elle provoquait - fut activement soutenue par l’extrême droite de la communauté Cubano-américaine dans l’espoir de provoquer des troubles à Cuba qui pourraient justifier d’une intervention militaire américaine.
Cuba réussit à résister aux pressions et à adapter son économie aux nouvelles conditions mondiales sans recourir aux thérapies de choc néo-libérales, sans pour autant éviter une chute du niveau de vie. De plus en plus de cubains plaçaient leurs espoirs dans l’émigration. Sans alternatives légales et soutenues par la propagande américaine, beaucoup de personnes décidèrent de partir Cuba illégalement.
Emigration illégale
Les lois cubaines prévoient que chaque émigrant serait en possession d’un passeport, d’un visa du pays destinataire et d’une autorisation de sortir du pays. Est considéré comme une émigration illégale le non-respect d’un de ces trois points. De même, les Etats-Unis considèrent comme illégale toute immigration sans visa. Cela dit, l’administration américaine avait toujours accordé l’asile aux cubains qui avaient réussi à entrer, que ce soit par un visa de séjour temporaire ou par un détournement d’avion ou de bateau. Certains cubains arrivaient aux Etats-Unis à partir de pays tiers, d’autres entraient de force dans une ambassade étrangère sur l’île. Cependant, la méthode la plus courante était de prendre la mer à bord d’une embarcation quelconque confiants que, une fois hors des eaux territoriales cubaines, quelqu’un viendrait les chercher pour les emmener vers les Etats-Unis. Cette dernière méthode présentait moins de risques qu’il n’y paraîtrait à priori car toute une organisation avait été mise en place du coté américaine pour y répondre. Paradoxalement, il est arrivé que des réfugiés haïtiens recueillent des naufragés cubains et, après leur sauvetage par les gardes côtes américaines, se voient refoulés de force vers Haïti alors que les Cubains se voyaient accorder l’asile. Une organisation privée, "Hermanos del Rescate" (Frères à la Rescousse), fut même créée pour sillonner les airs à la recherche d’éventuelles embarcations. Dans ces conditions, les risques encourus par les candidats au départ étaient relativement limités.
Il en résultat une situation paradoxale où les autorités cubaines étaient censées empêcher une émigration illégale et où les autorités américaines accueillaient ces mêmes immigrants en leur accordant un traitement de faveur, en contradiction avec leur propre système d’immigration.
Il n’y a pas de chiffre sur le nombre de cubains ayant accédé aux Etats-Unis par ces moyens (les statistiques américaines ne comptabilisent pas les Cubains parmi les immigrants illégaux), mais il paraît raisonnable de considérer que la grande majorité des 26.000 cubains qui immigrèrent en 1959 le firent sans les visas légaux requis.
Entre le moment de la suspension des vols réguliers entre Cuba et les Etats-Unis en 1962 et la signature des premiers accords de migration en 1965, on estime que 29.000 personnes - soit 30 % du nombre total des émigrants de l’époque - avaient émigré illégalement. Le rétablissement - temporaire - des voies migratoires entre les deux pays réduisit le nombre de départs illégaux à 20.500 durant les 8 années qui suivirent.
Eu égard aux contradictions de la politique américaine, il n’est pas possible de déterminer avec certitude si les Etats-Unis considèrent ceux qui partirent durant la crise de Mariel comme des immigrants légaux ou illégaux. Du point de vue cubaine, ces départs furent légaux et effectués en bonne et due forme.
A la différence de 1965, l’accord migratoire de 1984 concernait un groupe d’émigrants potentiels qui ne correspondaient pas forcément aux critères américains. La différence résidait dans le degré de liens familiaux que ces candidats entretenaient avec les Etats-Unis. L’application stricte par les autorités américaines des critères de sélection aboutit - entre 1985 et 1990 - à la délivrance de seulement 7.428 visas sur les 100.000 prévus. Malgré cela, le nombre d’immigrants illégaux chuta au niveau le plus bas depuis la Révolution, soit - pour les cinq années en question - 1.000 en tout. Ce dernier chiffre est à noter car il reflète le niveau de vie et de stabilité atteint par la société cubaine durant cette période.
Entre 1991 et juillet 1994 les Etats-Unis délivrèrent 3.794 visas, tout en accueillant 12.808 immigrants illégaux.
Un des meilleurs résumés de cette situation ubuesque a été exprimé par Jay Taylor, responsable de la section des intérêts américains (sorte d’ambassade, sans en être une) à Cuba entre 1987 et 1990 :
"De toutes les ironies exprimées par la politique étrangère américaine, notre position vis-à -vis de Cuba est la plus paradoxale. Une forte dégradation de la situation économique a provoqué une poussée du nombre de Cubains entrant illégalement aux Etats-Unis. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour détériorer la situation économique et ainsi accroître le flux. Nous encourageons également cet exode en accordant aux Cubains, qui arrivent illégalement ou qui s’approchent par voie de mer, un statut de résident et une assistance pour s’installer. Dans le même temps, nous n’avons pas respecté les quotas de visas pour les Cubains désireux d’immigrer aux Etats-Unis [...] quand Castro tente d’empêcher des cubains malheureux de quitter leur pays infortuné, nous l’accusons de violation des droits de l’homme. Mais quand il menace d’ouvrir grand les portes si nous continuons à accueillir sans limites des cubains sans visas - y compris ceux qui ont commis des actes de violence pour aboutir à leurs fins - nous exprimons des menaces imprécises mais aux conséquences funestes (c. f. Jay Taylor, "Playing into Castro’s hands", the Guardian, Londres, 9 août 1994)."
De plus, par des dizaines de radios, y compris celles dépendantes d’organismes officiels américains, ont encouragé les départs illégaux de Cubains à travers 1.700 heures de programmations par semaine. L’argument le plus "porteur" étant peut-être celui qui décrit Miami comme étant l’endroit où on pouvait "obtenir tout ce que l’on voulait".
A travers les années, la composition de la population émigrante s’est donc modifiée, d’abord composé majoritairement selon des structures de classe, puis pour des raisons de regroupements familiaux, pour finalement refléter assez fidèlement l’ensemble des couches de la population cubaine. Ces derniers étant moins attirés par l’American Way Of Life que par la volonté de réussir une vie meilleure.
Et même si le syndrome de Mariel (i.e. une immigration franche avec l’aval des autorités cubaines) a marqué les autorités américaines durant la fin du 20ème siècle, leur politique d’incitation des départs illégaux continua, confiants que les autorités cubaines sauraient maintenir le flux à un niveau suffisamment bas pour être absorbé sans problèmes par l’économie américaine... Le fait est que les autorités cubaines empêchèrent 37.801 départs illégaux entre janvier 1990 et juillet 1994.
5 - L’accord de migration de 1994
Ce qu’il y avait derrière les décisions américaines - Helms Burton
Le 13 juillet 1994, un groupe de cubains détournèrent un remorqueur dans l’intention de se rendre aux Etats-Unis, et ce malgré la vétusté du bateau (plus de 100 ans...) qui n’avait aucune chance survie en haute mer. Lorsque 3 autres remorqueurs appartenant à la même entreprise tentèrent de l’intercepter, un accident se produisit où 32 des 63 occupants trouvèrent la mort.
Le Secrétaire d’Etat américain, Warren Christopher, déclara devant le Congrès que cet incident était un rappel de la nature "brutale" du régime cubain.
Le 16 juillet 1994, 2 autres bateaux furent détournés. Il s’agissait cette fois-ci de ferries destinés au transport de passagers à travers la Baie de la Havane. Afin d’éviter un nouvel accident, les ferries furent escortés par les garde-côtes cubaines. Malgré tout, un policier qui se trouvait par hasard à bord d’une des embarcations fut tué. Un des bateaux fut intercepté par les gardes-côtes américaines et emmené aux Etats-Unis où on accorda aux passagers le statut de réfugiés politiques. Le deuxième tomba en panne de carburant dans les eaux territoriales cubaines et fut récupéré par les autorités.
Le 5 août, inspirés par ces événements, des groupes de manifestants anti-gouvernementaux se heurtèrent avec des groupes pro-gouvernementaux dans quelques rues de la Havane. L’ordre fut rétabli après une intervention de la police. Il n’y eut pas de morts et quelques blessés légers. La presse américaine décrivit l’incident comme "la première rébellion contre le régime castriste" (soit 35 ans après la Révolution...) et les groupes anti-castristes de Miami parlaient d’un début de révolte populaire contre le gouvernement.
La même nuit, Fidel Castro apparut à la télévision et prévint que les Etats-Unis devaient cesser d’encourager les départs illégaux et que le gouvernement cubain ne pourraît empêcher un exode massif. Le réponse du porte-parole de la Maison Blanche, Leon Panetta, fut que Castro n’avait pas à dicter la politique des Etats-Unis et que ceux-ci ne toléreraient pas un nouveau "Mariel".
Le 8 août, un bateau de transport de passagers fut détourné et un des officiers assassiné. Le gouvernement cubain en informa les autorités américaines en identifiant même le coupable. Les coupables furent bien accueillis, selon la coutume. Plus tard, l’accusé fut arreté. Puis libéré par un tribunal de Miami, "faute de preuves".
Les 9 et 11 août, les éditoriaux du Washington Post et du New York Times recommandaient une révision de la politique américaine à l’égard de Cuba, y compris par une levée du blocus. Le 11 août, Fidel Castro déclara que Cuba était disposé à négocier autour du problème de migration ainsi que d’autres problèmes - y compris le blocus. La position cubaine était que le blocus était une des causes majeures de la crise. Le Secrétaire d’Etat, Christopher Warren repondit que les Etats-Unis ne changeraient pas leur politique à l’égard de Cuba et continueraient aussi à accorder un traitement de faveur aux immigrants cubains - illégaux ou non.
Le 12 août, le gouvernement cubain décida de supprimer toutes les restrictions relatives aux départs illégaux (quelques temps plus tard, ces restrictions devaient s’appliquer de nouveau pour les mineurs) et autorisa tout bateau à entrer dans les eaux cubaines pour venir recueillir les candidats au départ.
Le 19 août, l’administration Clinton fit faire un volte-face à la politique américaine en annonçant que les Cubains partis ne seraient pas accueillis sur le sol américain, et qu’ils seraient traités comme les Haïtiens et internés dans un endroit "sûr". La plupart furent internés sur la base navale américaine de Guantanamo, à Cuba. Le Cuban Adjustement Act de 1966 ne devait plus s’appliquer et les demandes d’asile politique ne seraient même pas examinés - en contradiction avec les lois sur l’immigration américaine qui stipule que toute demande d’asile doit faire l’objet d’un examen.
Parmi les autres mesures prises par les américains : interdiction de voyager à Cuba aux cubains immigrés ; fermeture des frontières aux cubains résidant à Cuba ; interdiction d’envoyer de l’argent ou des médicaments (à quelques exception près) à Cuba ; interdiction de voyager à Cuba aux universitaires, journalistes ou autres professionnels américains (sans une autorisation spéciale du gouvernement) ; de nouvelles mesures pour renforcer le blocus.
Les peines prévues en cas d’infraction sont : une peine de prison de 10 ans et/ou une amende entre 250.000 et 1 million de dollars.
Ce qu’il y avait derrière les décisions américaines
Des facteurs intérieurs ont toujours eu une influence sur la politique étrangère de tous les pays, mais les enjeux d’immigration ont été particulièrement sensibles aux Etats-Unis à cause de son impact économique, du contexte idéologique et de son poids dans les relations internationales.
La perspective d’un afflux massif et incontrôlé d’immigrants cubains a pu avoir un impact négatif pour l’Administration Démocrate, particulièrement dans l’état de Floride où le gouverneur était en période de campagne électorale et dont la victoire était considérée comme essentielle pour la réélection de Clinton en 1996. La décision de placer les Cubains sur la base de Guantanamo était une manière de placer le problème en dehors du territoire américain.
Un sondage effectué par l’université internationale de Floride montrait que la nouvelle politique américaine était soutenue par 66 % de la population du comté de Dade (incluant la ville de Miami). Mais dans la population d’origine cubaine, le chiffre d’opinions favorables tombait à 24%.
L’opposition des cubano-américains pouvait se comprendre, non seulement à cause des liens personnels en cause - la visite de famille devenant impossible - mais aussi parce qu’il s’agissait d’un coup porté au régime de faveur dont bénéficiait cette communauté. Ceux qui soutenaient ces mesures avaient des situations matérielles plutôt élevées et leurs intérêts allaient au-delà du cadre local de l’enclave cubaine de Miami.
Afin d’affaiblir l’opposition des électeurs cubano-américains, Clinton décida de rencontrer une délégation de Miami et d’adopter les propositions du président de l’organisation CANF de renforcer le blocus. Clinton tentait aussi de neutraliser les critiques des Républicains membres du Congrès et d’origine cubaine et qui lançaient des appels enflammés pour un durcissement à l’égard de Cuba.
Les relations de Clinton avec la CANF datent de la campagne éléctorale de 1992, lorsque l’organisation réunit 350.000 dollars en échange d’un soutien à la loi Torricelli - provoquant par ailleurs des dissensions au sein de la CANF, majoritairement Républicain.
Les mesures visant à empêcher les visites a crée un clivage au sein de la communauté cubano-américaine entre, d’une part, les plus libéraux et ceux qui gardaient des liens étroits avec de la famille sur l’île et, d’autre part, les secteurs les plus conservateurs uniquement intéressés par un renversement du régime cubain.
Un accord entre Cuba et les Etats-Unis fut néanmoins signé en 1994. Il stipulait l’obligation pour les deux parties de contrôler les départs illégaux, l’engagement des Etats-Unis à punir les auteurs d’actes de violence, de mettre fin au traitement d’exception accordé aux cubains immigrants, et leur garantie de délivrer 20.000 visas par an aux cubains désireux de partir. Cet accord fut le premier entre les deux pays à viser de manière explicite le contrôle des migrations illégales.
L’accord fut signé en dehors de toute référence au contexte environnant. Le détention d’environ 30.000 cubains dans des camps hors du territoire américain pose un problème légal, politique et humanitaire que les Etats-Unis devront bien résoudre un jour ou l’autre. La présence d’environ 8.000 cubains à Panama a déjà eu des conséquences explosives (révoltes dans les camps, soldées par des morts). Par ailleurs, la base de Guantanamo est utilisée par les Etats-Unis contre le gré de Cuba. La région est considérée comme "militairement sensible". De sérieux incidents ont eu lieu lorsque de centaines de cubains détenus ont tenté de rejoindre Cuba, soit par une mer dangereuse, soit à travers les champs de mines qui entourent la base.
Helms Burton
Mais la victoire Républicaine aux élections américaines devait encore une fois changer la donne. L’extrémiste Jesse Helms - président de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat - déclara, dès sa prise de fonction, qu’il travaillerait au renversement du régime cubain. Il se déclara même en faveur d’une invasion militaire de l’île. Jesse Helms s’était déjà fait "remarquer " dans le soutien aux contras au Nicaragua dans les années 80.
Reflétant les critères neoconservateurs qui place l’inviolabilité de la propriété au-dessus des droits des gouvernements, la loi Helms-Burton met en avant les réclamations relatives aux expropriations américaines subies à la Révolution. Il est à noter que la Cour Suprême des Etats-Unis s’était déjà prononcée déjà sur cette question en 1964 et avait jugé que les nationalisations cubaines étaient légales et reconnaissait la souveraineté du gouvernement cubain. Par ailleurs, cette loi reconnaît le droit aux américains d’origine cubaine, naturalisés après les faits, de réclamer leurs biens.
Notons que les nationalisations cubaines n’ont pas touché que des biens appartenant à des américains. Mais les Etats-Unis, qui ont toujours refusé de discuter sur ces questions et qui ont instauré le blocus dès les premiers mois de la Révolution, sont les seuls à maintenir une litige avec Cuba. Cette loi contient aussi tout un arsenal de mesures de représailles à l’encontre des tiers commerçant avec Cuba.
La loi prévoit également le type de régime que Cuba devra adopter « le moment venu »...
Viktor Dedaj
janvier 2004