Préface : Dans une lettre à son professeur Georges Izambard, Rimbaud prévenait : « C’est faux de dire : je pense. On devrait dire : on me pense. » Le poète en herbe avait eu l’intuition de l’aliénation par décentrement du sujet. Il signifiait non seulement que tout passe par le langage, mais que tout est dans le langage. Les mots ne nous appartiennent pas parce que nous leur appartenons. On peut d’ailleurs se demander si le « big bang » de l’acte de création n’est pas cet instant mystérieux où le dit peut disjoncter du pensé parce que l’énonciateur ne souhaite plus que la pensée puisse être identifiée à son moi. Mais ceci est une autre histoire.
Langage : fonction d’expression de la pensée et de communication entre les êtres humains, au moyen de signes vocaux, et parfois de signes graphiques qui constituent une langue.
Langue : système d’expression commun à un groupe social.
Ce n’est pas rien, le langage. Il n’y a pas d’homo sapiens sans homo loquens. Les êtres humains sont nés dans la langue, par la langue. Néandertal ayant disparu de la surface du globe il y a plus de 30000 ans, nous ne saurons vraisemblablement jamais ce qu’il en fut de l’Homo erectus, de l’Homo habilis, de Toumaï et de sa petite soeur Lucy. Parce qu’il était loquens, le sapiens a pu développer des relations sociales complexes, des apprentissages, des outils, un système cognitif et une pensée abstraite, l’idéation, la transformation de l’expérience en concepts. Le langage a constitué l’être humain, mais surtout ce qu’on a appelé son « plus grand cerveau », condition sine qua non de l’humanisation, de la mise en rapport avec autrui, de tous les processus sociaux. Il peut y avoir dans l’être humain, dès l’origine, un pouvoir cérébral inné (trop privilégié par Chomsky, mais le débat n’est pas simple), ce pouvoir n’existe et ne se développe que par la culture grâce au langage. Pour l’individu, la langue, la culture, la société sont à la fois données et apprises. En découvrant que les choses ont un nom, qu’il a lui-même un nom, l’enfant prend conscience de son rapport au monde, de l’existence, de la réalité de son milieu social.
Au commencement fut donc le verbe.
Que peut-il nous arriver sans ce verbe, ou avec un verbe déficient ? Nos rapports avec autrui en pâtissent, nous sommes limités dans notre pensée, comme un tout jeune enfant, un sourdmuet non rééduqué, un aphasique. Un enfant du placard, un enfant élevé par des loups en restera à une pensée déshumanisée. Un enfant sourd rééduqué trop tard pourra garder une pensée déficiente, un peu comme - n’ayons pas peur de le dire - tous ces gamins scandinaves qui ne regardent à la télévision que des films en anglais sous-titrés dans des langues dont ils ne connaissent pas l’écrit.
« Quelles que soient les pensées qui viennent à l’esprit de l’homme, elles ne peuvent naître et exister que sur la base du matériau de la langue » (Paul Chauchard). En d’autres termes, il n’y a pas de pensées nues, neutres, universelles, libérées des contingences du langage. La pensée est à la source du langage. En rabotant Boileau, on dira tout simplement que ce qui se conçoit s’énonce, ou encore que la pensée se fait dans et par le langage.
Émile Benveniste disait (dans Problèmes de linguistique générale) que le langage re-produit la réalité : « Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. […] la situation inhérente à l’exercice du langage qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective. »
Il reste environ 5000 langues sur notre planète, la majorité ne possédant pas de système
écrit, ce qui ne les empêche pas de vivre. 2500 de ces idiomes sont menacés à court terme.
Selon certains linguistes, comme Merritt Ruhlen, il a pu exister une ur-langue, une langue commune à l’humanité naissante puisque le genre humain, celui de l’homo sapiens, était à l’origine constitué d’êtres identiques. C’est un peu ce qui se passe à Bruxelles, au sein de l’Union européenne. Les eurocrates se ressemblent furieusement, pensent de la même manière, au moyen d’une langue dont on dira, pour simplifier, qu’il s’agit de l’anglais. Il en va de même des banquiers, des financiers, des informaticiens, des voyagistes, des universitaires qui utilisent Power Point. Si la langue anglaise jouit de ce statut, ce n’est pas parce qu’elle est « pratique », « facile ». Orwell disait que parce que l’anglais semblait facile au premier abord, il était facile de la mal parler. Non, il se trouve que, depuis 1945, l’anglais ou, plus exactement, le sabir atlantique repéré par Étiemble il y a plus de cinquante ans, est la langue du dollar, de la CIA, de l’aéronautique mais aussi de l’industrie de l’armement, des accords culturels et économiques Blum-Byrnes (une semaine par mois de films français, trois semaines de films étatsuniens), de MTV, de CNN, du sport professionnel etc.
Pour penser dans l’idiome dominant, même si on ne le parle pas, il faut se décentrer, accepter plus ou moins consciemment d’être pensé par l’Autre. Donc ne plus penser par soi-même, utiliser les mots et les concepts de l’Autre, dans sa langue, comme dans la nôtre.
Aujourd’hui, l’anglais est donc pourvoyeur. Il fut, à une certaine époque, gros emprunteur.
S’il possède aujourd’hui un énorme vocabulaire proche de celui du français, c’est parce que le moyen anglais a emprunté 10000 mots à l’ancien français, postérieurement à la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant. Des mots concrets (beef, mutton, table) ou abstraits (religion, beauty, nature). Les emprunts sont à présent limités à certaines expression un peu pédantes et obsolètes (carte blanche, noblesse oblige), au luxe (cuisine, pour grande cuisine), à la politique (military coup pour coup d’État militaire), aux plaisirs défendus (une petite est une très jeune fille facile).
Je dois le titre de cette rubrique au livre qu’Henri Gobard, un de mes professeurs à
l’Université d’Amiens, publia en 1976 chez Flammarion, avec une préface de Gilles Deleuze.
Gobard était un homme plutôt de droite, mais que l’impérialisme linguistique et ses
conséquences sur la culture de masse dans notre pays horrifiaient. Aucune paranoïa chez
lui : en 1961, le British Council (qui a pu, ici ou là , servir de couverture au Secret Intelligent
Service) organisait à Cambridge une conférence anglo-étatsunienne sur l’enseignement de l’anglais dans le monde. A cette réunion participaient des représentants de l’United States Information Agency, des Corps de la paix (Peace Corps), du Colonial Office britannique. Il y fut réaffirmé, pour le grand public, que l’enseignement de l’anglais devait se conformer aux besoins des pays hôtes. En interne, il y fut décidé que l’anglais avait vocation à devenir « la langue dominante remplaçant les autres langues et leurs visions du monde : chronologiquement, la langue maternelle [serait] étudiée la première, mais l’anglais est la langue qui par la vertu de son emploi et de ses fonctions [deviendrait] la langue fondamentale. »
Bernard Gensane
octobre 2010
http://blogbernardgensane.blogs.nouvelobs.com