11 
Qu’importe si ces grosses têtes (et épais portefeuilles) se trompent : elles donnent toutes de la même voix et les médias leur mangent dans la main.

Laurent Mauduit. Les Imposteurs de l’économie.

Serge Halimi expliquait autrefois pourquoi il ne voulait jamais débattre avec un antagoniste ne partageant pas ses opinions en matière d’économie : dans la mesure où la doxa du capitalisme financier était aussi « évidente » que 2 et 2 font quatre ou que l’eau est mouillée, un débatteur voulant affirmer un point de vue contraire devait consacrer la moitié de ses explications à ramer contre le courant.

Laurent Mauduit a vu le « quotidien de référence » Le Monde se colombaniser et s’alainminciser au service de l’idéologie libérale. Il a ensuite fondé Mediapart avec Edwy Plenel. Dans son dernier livre, il décrit de manière très rigoureuse, et avec une foultitude de détails, ce qu’il appelle le capitalisme de connivence ou de collusion, un système que fait vivre et prospérer, masquée ou à visage découvert, une élite politique, financière et médiatique qui ne se soucie guère de la volonté démocratique car elle a pris tous les pouvoirs essentiels et n’est pas prête à les lâcher. Le tout au service de la bande du Fouquet’s.

Mauduit dénonce en priorité cette nouvelle « République des professeurs », bardés de diplômes, qui a profité de la LRU pour faire entrer la finance dans l’Université et qui règne dans les médias à coups d’oracles souvent démentis par les faits. On pense à Daniel Cohen, proche de DSK, de l’École normale supérieure, incapable d’évaluer la gravité de la crise de 2007-2008. Il s’en prend également aux « économistes de banque » (2 à 300 dont les médias raffolent), tel Patrick Artus, dont les interviewers ne questionnent jamais le biais idéologique - encore moins les intérêts financiers personnels - lorsqu’ils les laissent déverser leur logorrhée sans mettre en doute leur parole. L’auteur réserve une attention toute particulière à Alain Minc, une aberration unique de l’imposture économique française, un intellectuel (?) profondément de droite mais qui sert parfois la gauche, un donneur de leçons qui, en tant qu’hommes d’affaires, a ruiné une bonne partie de ceux qu’il était censé conseiller au prix de fort gras émoluments.

Ainsi donc, la plupart des journalistes économiques sont devenus libéraux. Pour eux, Marx is a dirty word ; Keynes est un tocard dont la Théorie générale… est à mettre au placard. On passera rapidement sur l’exemple du caricatural Marc Fiorentino (http://bernard-gensane.over-blog.com/article-marc-fiorentino-consultant-pour-canal-101157501.html), ce « journaliste » de marché, dont Mauduit avait précédemment dénoncé les agissements en tant qu’homme d’affaires. On s’intéressera plutôt à Olivier Pastré né, comme par hasard, à Neuilly-sur-Seine (http://fr.wikipedia.org/wiki/Olivier_Pastré). Grand universitaire, brillant haut fonctionnaire, chroniqueur radiophonique respecté, Pastré a un jardin secret : la société de gestion Viveris Management (où il côtoie l’excellent polytechnicien Noël Forgeard - ex d’EADS), une société épinglée par l’AMF, dont Pastré est membre … quand il n’administre pas la Caisse des dépôts ou le Crédit municipal de Paris (l’ancien Mont de Piété). Ce qui ne l’empêche pas de présider la banque d’affaires tunisienne IMBank (Alliot-Marie ne fut pas la seule à trembler lors du renversement de Ben Ali). Élie Cohen, qu’on entend entre autres sur France 5, n’est pas mal, non plus. Ce directeur de recherches au CNRS enseigne à l’IEP de Paris, est membre du Conseil d’analyse économique, du Haut Conseil du secteur public et financier, mais surtout du conseil d’administration d’EDF (40 000 euros de jetons de présence), de Seria (troisième société française de services en ingénierie informatique) et des Pages Jaunes, qui appartiennent désormais au fonds d’investissement KKR et à Goldman Sachs (534 millions d’euros de chiffre d’affaires, quelle bonne idée cette privation de la poste qui a permis à Cohen de toucher 40 000 euros de jetons de présence en 2010 !). Professeur à l’ENS de la rue d’Ulm, son homonyme Daniel Cohen se définit comme un économiste « pragmatique ». Ce qui lui permet d’être un conseiller écouté de la Banque Lazard, mais aussi, avec le succès que l’on sait, de Georges Papandreou ! La loi française interdit à un professeur d’université de siéger au conseil d’administration d’une entreprise privée. Mais que fait Manuel Valls ?

Quand donc Christian de Boissieu dort-il ? Ce professeur à Paris I ne chôme pas. Il est - ou a été - membre de l’Autorité des marchés financiers, directeur scientifique du centre d’observation économique de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCIP), président du conseil scientifique de Coe-Rexecode (Centre d’observation économique et de recherches pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises), président de la commission de surveillance des Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) (Monaco), président de la commission de contrôle des activités financières de Monaco, consultant de la Banque mondiale, membre du Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (CECEI) de 1996 à janvier 2010, conseiller au sein de la banque de France, et de l’Institut européen des fusions-acquisitions, membre du Conseil d’analyse économique (CAE), de 1997 à 2002, puis président délégué auprès du premier ministre depuis 2003, expert auprès de la Commission économique et monétaire du Parlement européen (2002-2004), expert auprès de la Commission européenne, membre du Conseil économique de défense au ministère de la Défense (depuis 2003), membre du conseil de prospective du ministère de l’Agriculture (depuis 2003), de l’Agence nationale de la recherche (depuis 2008) et de l’Association pour le droit à l’initiative économique (depuis 2010), membre de la Commission économique de la nation, membre du Conseil d’orientation pour l’emploi, membre de la Commission du Grand Emprunt, administrateur de la banque Hervet, membre du conseil stratégique du cabinet d’Ernst & Young (de 2004 à 2011), membre du conseil de surveillance de la banque Neuflize OBC de 2006 à 2011 (un orteil dans une banque protestante n’a jamais fait de mal), conseiller économique dans le hedge fund (nobody’s perfect) HDF finance, administrateur du fonds d’investissement Pan Holding, président du groupe de réflexion Facteur, appelé à faire des propositions sur la réduction des émissions des gaz à effet de serre ; membre de la commission Attali. Il s’exprime en toute objectivité dans plusieurs médias importants : Bloomberg TV, Les Échos, Le Monde, Le Financial Times.

La question benoîte et naïve est donc : «  Dans le chaos de la crise financière, il est normal que l’opinion demande à ces économistes des comptes : ce monde qui s’écroule, ce monde fou de la finance dérégulée, y êtes-vous liés ou intéressés d’une quelconque façon ? Vos préconisations sont-elles entachées d’un quelconque lien de dépendance ? » Une bonne question à poser au polytechnicien Patrick Artus, directeur des études de la banque sinistrée Deixia (55 000 euros de jetons de présence pour dix réunions par an). Ce « meilleur économiste de l’année 1996 » estima que la crise des subprimes était loin de « plonger l’économie des Etats-Unis dans une récession. » De quoi Artus fut-il le nom ? «  Violant le pacte d’actionnaires qui les lie à la Caisse des dépôts et consignations, les Caisse d’épargne ont passé un accord secret avec les banques populaires pour créer la banque d’investissement Natixis. […] Les Caisses d’épargne vont faire quasi-naufrage en allant barboter sur les marchés spéculatifs les plus toxiques. A l’automne 2008, elles avaient perdu près de 750 millions d’euros. »

Pour façonner les Cohen de demain, il faut une nouvelle université, totalement branchée sur la logique du monde des affaires. Laurent Mauduit analyse longuement le fonctionnement de l’ancienne université Toulouse 1, désormais Toulouse School of Economics (c’est tellement plus servile quand c’est exprimé dans la langue de la finance internationale, je vais peut-être me fonder une Mont-de-Marsan School of Foie Gras). En provenance de grands investisseurs (Axa, Caisse des dépôts, La Poste, Total etc.), l’argent s’est déversé à coups de centaines de milliers d’euros. L’important est que la recherche théorique, fondamentale et appliquée soit entièrement sous la coupe de l’entreprise privée et du système bancaire. Avec une pointe d’ironie, Mauduit constate que « les économistes spécialistes de l’exclusion sociale ou des inégalités ont assez peu de chance de faire carrière à Toulouse. » Ou à Paris-Dauphine où l’assureur Axa a ses chaussons au coin du feu.

Que toutes ces grosses têtes et épais portefeuilles se trompent n’a aucune espèce d’importance. Il suffit qu’ils donnent tous de la même voix et que les médias leur mangent dans la main. Pensons à Attali, l’entreprise Attali, devrais-je dire, qui estimait en 2008 que l’Italie, le Portugal et la Grèce avait mené avec succès des réformes courageuses. Quatre ans plus tard, la jeunesse portugaise qui s’expatrie en Angola salue l’extraordinaire lucidité du fondateur de PlaNet Finance, reconnue d’utilité publique sous Sarkozy (ne souriez pas). Mais il n’est pas si facile que cela de servir - successivement ou simultanément - Royal, Sarkozy, Hollande. Demandez à Jean-Hervé Lorenzi, professeur d’université et conseiller de Rothschild. Ou à Gilbert Cette, proche de Hollande et pourfendeur du Smic sous Sarkozy. Les Boissieu, Cohen et autres Pastré sont bel et bien les idiots utiles des Bouygues, Niel, et autres Bolloré.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, De Gaulle avait demandé à Hubert Beuve-Méry de créer Le Monde pour faire oublier Le Temps, cet organe corrompu aux ordres du Comité des Forges. Tout est à refaire aujourd’hui. Sans guerre, espérons-le.

Il fallait de réelles compétences pour écrire un tel livre. Et, surtout, un courage certain.

Bernard Gensane

http://bernard-gensane.over-blog.com/

Paris : 2012. "Les imposteurs de l’économie : Comment ils s’enrichissent et nous trompent " - J.-C. Gawsewitch éditeur.

COMMENTAIRES  

30/11/2012 23:26 par Yohan

Pour prolonger cette critique, une superbe analyse par le toujours bien inspiré Frédéric Lordon
http://blog.mondediplo.net/2012-11-21-Economistes-institutions-pouvoirs

01/12/2012 09:59 par oncle bob

je vomis comme vous les d’instituts universitaires et autres ecoles de commerce qui se donnent des airs en adoptant des appellations anglaises pompeuses mais restons rigoureux : Toulouse 1 est tjrs Toulouse 1 et la Toulouse School of Economics n’est qu’une structure federative distincte de T1 parmis d’autres qui regroupe 3 equipes de T1.

01/12/2012 19:13 par Générale et désirs

A mon avis, M. Bernard berne. C’est à dire que, tout ce qu’il dit n’est pas nécessairement inexact, mais formulé de manière à appuyer ceux qui vivent de la désinformation. De plus, il est arrivé à M. Laurent Mauduit de faire des interventions sur BFM business, la radio du cac 40, et, ayant été abonnée à Médiapart, j’ai rompu immédiatement cet abonnement le jour où j’y ai lu un texte qui faisait l’apologie de M. François Fillon, pourtant homme de main de Nicolas Sarkosy.
Si j’avais le temps, je vous décrypterai entièrement l’article ci-dessus. Le visage de la vérité n’est pas le plus montré ces jours-ci. La folie préfère la stupidité et l’illusion, pour le bas comme le haut.

02/12/2012 21:59 par Bernard Gensane

A Générale et désirs : pour nourrir le débat, ça serait bien si vous faisiez parvenir au GS un texte pour "décrypter" ce que j’ai écrit.

Vous pourriez également en profiter pour nous dire qui sont "ceux qui vivent de la désinformation". Sinon, on reste sur notre faim.

04/11/2014 13:27 par pschitt

Cela ne change rien à ce que je pense du bonhomme (Halimi) , toujours est il qu’il y a 6 jours un article de sa plume parut sur le monde diplomatique faisait l’éloge de Morales et l’emmenait à se questionner sur le "muétisme" de nos "merdias"
http://www.monde-diplomatique.fr/2014/11/HALIMI/50927

06/11/2014 00:33 par Jérôme C.

Bonjour, ne pas vouloir passer dans les médias parce qu’on ne serait pas à armes égales est une bêtise.
Pour quelqu’un qui ne s’est pas fait son avis nous avons deux situations :
1. Le monopole de la parole est laissée aux libéraux, donc, n’ayant qu’un son de cloche, il finit par être convaincu par la répétition.
2. Il y a des contradicteurs antilibéraux. Alors il ne sait pas trop de quel côté aller car deux points de vues opposés sont présents.

Mesurez deux secondes l’énorme différence que cela fait. Certes ce n’est pas une victoire totale, mais on progresse dans la bonne direction : on provoque le doute, le débat. C’est aussi ça la démocratie.

14/04/2015 23:34 par Christian SZWED

Et Piketty, vous l’oubliez...? Lire Frédéric Lordon : Avec Thomas Piketty, pas de danger pour le capital au XXIe, Le Monde diplomatique avril 2015

30/07/2015 02:12 par Totor

L’économie et les économistes ? Des foutaises aujourd’hui.Après 1968, jeune étudiant j’ai vu naître l’enseignement des séries B économiques. Il fallait convaincre la jeunesse de ne pas recommencer un nouveau mai 68. Donc au début les deux systèmes capitaliste et socialiste étaient enseignés. puis peu à peu on est arrivé au référentiel des séries économique qui a complètement éliminé l’analyse marxiste de ces enseignements et la vérité révélée à nos chères têtes blondes est le libéralisme.Prof à la retraite je voyais bien que les élèves des séries ES maintenant ne comprenaient rien au fonctionnement économique.Pire les classes B et ES ont été un moment des classes poubelle où on mettait les élèves dont on ne savait que faire, ni littéraires ni scientifiques. Le moindre mal avant les classes de STT.Les économistes qu’on entend dans les media de masse cautions du système sont creux comme des tambours(même feu Jean Maris) surtout s’ils se prétendent de gauche. les autres ont au moins le mérite de la presque franchise. Ils ne disent pas qu’ils veulent des peuples d’esclaves , mais c’est ce aqu’ils pensent.
N’impore quel quidam doté d’un peu de bagou pourrait déblatérer comme les pseudo-spécialistes qu’on entend sur les chaînes de l’intox propagandiste.
Au fait hier j’ai regardé un reportage sur France télévision(Arte) absolument orienté et malveillant sur Cuba avec Tania Bruguera pseudo artiste qui a été présentée comme une malheureuse victime, alors qu’elle peut entrer et sortir de Cuba quand elle veut, liberté que n’a pas Edgar SNOWDEN ressortissant d’un pays soi-disant démocratique ;Si les gens interviewés(la plupart, et des jeunes, étaient favorables au régime,commentaire du journaliste,Martin,un jeune "morveux :" c’est parce qu’ils ont peur !Où est la dictature ?

02/10/2016 14:27 par Geb.

Mesurez deux secondes l’énorme différence que cela fait. Certes ce n’est pas une victoire totale, mais on progresse dans la bonne direction : on provoque le doute, le débat. C’est aussi ça la démocratie.

En effet le débat ne peut-être que profitable à la réflexion et à la démocratie.. ;

A une seule et unique condition : Qu’il y ait matière concrète à débat. Et que celui-ci ne soit pas un but en soi mais un moyen d’explorer de nouvelles pistes.

Par exemple :
Débattre de l’existence de Dieu, entre athées et croyants, ça peut se faire et même c’est largement souhaitable dans la mesure ou jamais cette existence ne pourra être prouvée comme certaine, ni incertaine, et où par contre les questions soulevées peuvent amener à des réflexions positives chez ceux qui sont soumis à une quelconque religion. Dans certains cas on peut aussi imaginer un résultat obtenu inverse sans entacher la crédibilité et la nécessité du débat, la "religion" restant une réalité interne propre à chacun

Mais comme le dit B.G. "débattre" d’une chose concrètement et matériellement et universellement certaine et réelle de manière contradictoire, (Par exemple la place occupée par la Terre dans le système solaire), relève de la plus grande ineptie et ne peut qu’amener à la confusion dans les esprits de ceux qui cherchent à comprendre.

Sans jamais rien amener de positif, sinon discréditer la notion de l’utilité du "débat" dans l’esprits des gens non initiés.

14/06/2021 12:50 par GE13

M.Mauduit n’a-t-il pas animé ou favorisé les pages "économie" (libérale) du Monde ? Et cela au moment ou M.Plenel animait sa rédaction ?

23/07/2022 17:04 par Josy

Je remarque que , lorsqu’il s’agit de débattre , bien des commentateurs se livrent à des réticences comme si affronter un adversaire idéologique était une compromission dangereuse.
Si on refuse d’aller sur un terrain adverse , on ne débat plus et on laisse chaque chapelle prôner ses idées avec d’autant plus d’assurance et d’autorité que rien ne s’y oppose.
On finit par installer une croyance chez ceux qui rencontrent toujours les mêmes affirmations et idées et ,on devient victime de son absence de travail sur les arguments des autres .
Sans disputes et débats il n’y a pas de recherche de connaissance ; la contradiction est la base même d’une avancée vers une vérité possible ; le reste n’est que dogmatisme : même une connaissance bien connue s’apprend en la démontrant.
Chacun reprend à son compte les bases qui expliquent comment on sait.

(Commentaires désactivés)