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Capitalisme, marché « islamique » et occidentalisation du monde

« O hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous vous avons désignés en nations et tribus, pour que vous vous entreconnaissiez ».
Coran 49 - 13

Ces dernières années, nous avons assisté à l’émergence d’un marché « islamique » pensé comme une version « hallal » du capitalisme occidental. Ce phénomène ne serait pour certains analystes qu’une consécration, voire le triomphe, d’une « révolution conservatrice » opérée au sein des élites issues du mouvement islamique après leur échec à conquérir le pouvoir.

En effet, déroutés par les revers de leur combat politique, les acteurs du mouvement islamique auraient finalement investi le secteur marchand. En décidant d’entrer dans le monde de l’économie, ils ont importé dans cet univers des singes, des symboles, un éthos « islamique » afin de créer de nouveaux produits répondant aux attentes des consommateurs musulmans. Ce projet s’est matérialisé par l’apparition de biens et de services étiquetés « islamiques » à la disposition des « croyants-consommateurs » ou des « consommateurs-croyants ».

Néanmoins, ce qui est pensé par certains comme une « alternative » à l’ordre économique dominant, peut être analysé comme une extension de la sphère d’influence du capitalisme qui cherche en permanence à créer de nouveaux marchés. Le marché « islamique » apparait alors uniquement comme une fraction du marché global. Dans cette perspective, le pouvoir du langage du capitalisme, le marketing, est d’apparaître indépendamment du concept, c’est-à -dire de la sagesse et de l’éthique.

En d’autres termes, le langage capitaliste reprend les mots de l’Islam en les détachants de leur portée transcendante et éthique pour en faire des biens de consommation. On commercialise un paraître « islamique », une image de l’Islam. Ainsi, le discours du paraître « islamique » a le pouvoir d’anéantir l’être musulman. Cette dynamique de réification de l’Islam et d’anéantissement de l’être musulman se fonde sur l’idéologie de la séduction, du désir, et elle s’effectue par le biais du marketing.

Cela participe de la nouvelle forme du capitalisme qui s’appuie sur la force de l’image, de la symbolique qu’il promeut par le biais de la publicité. Cette forme du capitalisme, étudié par Michel Clouscard, repose sur l’engendrement réciproque de l’économie de marché - orientée vers la satisfaction des besoins - et du désir qui redynamise l’économie du profit. Dans ce marché, à la place des objets et des services, sont consommés de la symbolique, des signes, des attitudes, des paroles.

Ces signes, ces symboles, ces attitudes, sortis de leur contexte original et redéployés dans la sphère marchande, ne peuvent que servir à la promotion de l’inauthentique, du faux, du falsifié.

La dynamique du capitalisme est une dynamique globale qui ne connaît ni frontière ni limite et qui a pour objectif final d’étendre son emprise sur toutes les sociétés, toutes les cultures et toutes les civilisations. Le capitalisme n’est pas uniquement un mode de gestion économique, il est également une culture, fondée sur le primat des valeurs marchandes, une conception du monde, une culture, une civilisation, un mode de vie. Le capitalisme a un caractère global et totalisant qui tend à soumettre l’ensemble de l’existence humaine au règne de la marchandise.

Par nature, le capitalisme est un système poussant à la marchandisation de la société globale, à sa réification. Dans la logique du capital, tout peut et tout doit devenir un objet marchand. En conséquence, il n’y a plus aucune limite humaine à l’expansion universelle du capital. Par ce processus, la logique du capitalisme tend à généraliser les lois du marché dans les sphères non-marchandes et, par là même occasion, à détruire la diversité culturelle, à faire disparaître les particularismes identitaires, à anéantir les pensées critiques - par une sorte de « dressage » cognitif - ou à désintégrer les religions et les spiritualités.

Ainsi, le capitalisme doit conquérir les sociétés et les espaces non-marchands afin de les transformer pour pouvoir permettre de créer de nouveaux marchés avec de nouveaux débouchés. Dans cette perspective, le marché « islamique » peut être analysé comme un instrument destiné à étendre la sphère d’influence du capitalisme sur un espace non-marchand : l’espace de l’Islam, de son imaginaire et de sa spiritualité.

Il est nécessaire de comprendre que dans la dynamique globale du capitalisme - le système-monde - le marché « islamique » n’est qu’une fraction, un sous-ensemble du marché global avec ses règles de fonctionnement. Ainsi, les élites économiques « islamiques » se trouvent liées de façon structurelle à la dynamique du capitalisme occidentale dont la principale activité demeure « la transformation du travail en capital et l’appropriation des pouvoirs sociaux » [1].

De par leur activité, les élites économiques « islamiques » offrent de nouvelles perspectives au capitalisme occidental. En effet, en suscitant de nouveaux « besoins », le marché « islamique » crée un nouveau marché, celui de la religiosité musulmane, avec ses consommateurs : les « croyants-consommateurs » ou les « consommateurs-croyants ».

Cependant, avec la création de ce nouveau marché, on procède implicitement à l’imposition d’un modèle culturel, celui du capitalisme occidental, à des fins mercantiles. Décrivant ce processus, Marx et Engels écrivaient que « pressée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie se répand sur la terre entière. Il faut qu’elle s’installe partout, établisse partout des relations »[2].

Le marché « islamique » a pour résultante l’extension du capitalisme occidental et l’imposition d’un modèle culturel capitaliste même s’il est recouvert d’un verni d’« islamité ». Car pour réussir, le capitalisme ne peut pas limiter son influence à la sphère purement économique, mais il doit aussi s’attacher à conquérir l’âme des peuples afin de susciter en eux le désir de consommer. Le capitalisme est à l’origine d’un processus de dépersonnalisation, de « dé-originalisation », de « viol des consciences » des peuples afin de les intégrer au marché mondial. Ainsi, comme l’écrivaient déjà Marx et Engels en 1848, « par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a donné une tournure cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays »[3].

En effet, le capitalisme cherche à formater des peuples désagrégés, dépersonnalisés, des traditions culturelles inertes, des hommes fébriles, sans attaches et sans repères, de véritables déracinés, disposés à consommer sa production standardisée. Tout ce qui freine la consommation de ses produits, ce qui est susceptible de ralentir l’expansion de ses productions culturelles uniformisées - de la musique au cinéma en passant par la littérature - doit disparaître, ou être réifié, folklorisé, dans son système. Pour le capitalisme, l’aliénation préalable des esprits est nécessaire à son entreprise d’uniformisation. Ainsi, il tend à détruire l’original, l’authentique, le particulier, à l’exception de ce qui va dans le sans de l’extension du capital.

Dans cette perspective, le marché « islamique » permet de consacrer la suprématie économique, idéologique, culturelle et politique de l’Occident capitaliste. Par une « ruse de l’histoire », les élites économiques « islamiques » deviennent les « alliés objectifs » du capitalisme occidental et de l’occidentalisation du monde alors que dans leur engagement politique originel, elles se présentaient comme les plus farouches adversaires de cette occidentalisation.

Afin de consolider son hégémonie, le capitalisme occidental s’attache à soumettre les sociétés, les univers culturels et les civilisations à son mode vie au moyen d’objets quotidiens permettant un rituel d’initiation à la société capitaliste. Certains objets culturels sont la mise en forme du capitalisme. Par un apprentissage quotidien de masse se « forme » la clientèle potentielle. Ces objets sont imposés par le marketing qui les institue comme modèles culturels.

Par exemple, il est nécessaire de comprendre que les fast-foods « islamiques » produisent un rapport au mode de consommation, à la nourriture, au goût, au temps, à l’esthétique des aliments et de l’environnement dans lequel on les consomme. Ces rapports, même si la viande est hallal, sont en rupture avec l’éthique et l’esthétique de la tradition arabo-islamique dans laquelle la façon de se nourrir - qu’il s’agisse des aliments ou de la manière de les consommer - était totalement différente.

De même, les vêtements streetwear « islamiques » génèrent un rapport au corps, à la façon de se mouvoir dans l’espace, à l’esthétique du vêtement, au paraître. Ces éléments qui ne puisent pas leurs origines dans l’espace civilisationnel arabo-islamique, ont été directement importés de la « culture » hip-hop américaine et de l’univers du « sport-spectacle ». A ce propos, Mounir Chafiq expliquait : « il est temps de repousser toute idée d’occidentalisation, il est temps de comprendre que nous avons consolidé les « chaînes » en substituant le costume occidental à notre costume traditionnel, ce dernier a été inspiré par nos coutumes, notre agriculture, notre artisanat, notre civilisation, en l’abandonnant, nous les abandonnons. Le costume occidental traduit un modèle de civilisation, son importation signifie notre dépendance. Elle a contribué à la destruction de notre économie, notre personnalité et notre patrimoine » [4].

Ces nouveaux produits « islamiques », qui promeuvent en même temps des nouveaux modes de vie calqués sur le « modèle » étatsuniens, ont été produits par la civilisation capitaliste et promus au moyen du marketing. Ces produits participent à la promotion de l’inauthentique, du factice, du falsifié, produits par le capitalisme à l’aire de la consommation de masse.

Au moyen de ces produits, et de l’idéologie qui les accompagne, le mode de vie de la civilisation capitaliste finit par s’étendre au monde entier, puisque comme l’affirmaient Marx et Engels, la bourgeoisie occidentale « oblige toutes les nations à faire leur, si elles ne veulent pas disparaître, le mode de production de la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez elle ce qu’on appelle la civilisation, c’est-à -dire à devenir bourgeoises. En un mot elle se crée un monde à son image » [5].

Ainsi, les capitalistes et leurs appareils idéologiques imposent leur tutelle idéologique, leur modèle culturel et civilisationnel, à l’ensemble des sociétés en procédant à l’universalisation de leurs propres valeurs, de leurs intérêts et de leur mode de vie. Cette force de l’hégémonie fait qu’il est très difficile d’échapper au conditionnement créé par un modèle culturel aussi massif et écrasant.

Faisant leur la conception du monde et l’idéologie du capitalisme occidental, les élites économiques « islamiques » se font les relais, inconscients, de l’occidentalisation du monde. Dans cette optique, la « classe-moyennisation », l’adoption du mode de vie de la bourgeoisie occidentale, l’homogénéisation et la standardisation des manières de vivre, constituent des armes terriblement efficaces pour détruire toute spécificité identitaire, culturelle et religieuse pouvant remettre en cause l’hégémonie économique et idéologico-culturelle de l’Occident. Par ce procédé disparaît toute prétention à résister à l’ordre mondial.

L’aliénant phénomène de la réification, de la « marchandisation du monde », qui impose le règne de la quantité, est à la base d’un processus de désenchantement du monde anéantissant les utopies créatrices, les imaginaires collectifs et les espérances. Décrivant ce processus qu’il jugeait positif, John Maynard Keynes affirmait que « le capitalisme moderne est radicalement athée » [6]. C’était pour lui la marque distinctive du capitalisme car même les idéologies matérialistes connaissent une forme de croyance immanente, alors que le capitalisme ne connaît que l’univers marchand auquel il tend à soumettre l’humanité.

Face à la puissance du système dominant, une critique du capitalisme qui s’attacherait uniquement à vilipender ses conséquences néfastes, sans s’attaquer à sa logique propre - la réification - ne pourra s’attaquer au coeur de la contradiction du monde contemporain. Le capitalisme doit être critiqué pour ce qu’il est - un système qui tend à la réification de l’ensemble des sociétés - et non uniquement pour ce qu’il engendre, les inégalités sociales, la misère, l’exploitation ou les guerres impérialistes.

La force du capitalisme est de soumettre tous les hommes, toutes les cultures et tous les peuples au règne de la marchandise et à l’idéologie qui lui est liée. La contradiction majeure de notre époque se présente sous la forme d’une lutte entre la volonté d’homogénéisation planétaire et les mouvements résistant à ce processus. Face à la force globale du capitalisme et à son caractère uniformisant, la résistance ne peut s’organiser que dans la promotion de la diversité des cultures, des peuples, des spiritualités et des civilisations.

Les particularités culturelles, les spécificités spirituelles, individuelles et naturelles sont aussi des armes de résistance face au capitalisme uniformisateur. Face à cette uniformisation, ceux qui s’opposent au capitalisme doivent prendre conscience que chaque peuple, chaque langue, chaque ethnie, chaque individu, chaque spiritualité, chaque particularité est un reflet de la diversité du monde non-marchand. L’anti-capitalisme véritable doit s’opposer à toutes les tentatives d’homogénéisation mondiale et il doit tendre à défendre, sur le mode symphonique, tous les particularismes en tant qu’ils sont susceptibles de constituer des fondements pour une libération sociale et culturelle. Une résistance effective au capitalisme doit nécessairement inclure l’opposition à la diffusion de la culture du capitalisme et à l’occidentalisation du monde qu’elle engendre.

Nadjib Achour, Youssef Girard

[1] Engels Friedrich, Marx Karl, Manifeste du parti communiste, GF Flammarion Paris 1998, page 95

[2] Ibid., page 77-78

[3] Ibid., page 78

[4] Chafik Mounir, L’islam en lutte pour la civilisation, al-Bouraq, Paris, 1992, page 104-105

[5] Engels Friedrich, Marx Karl, Manifeste du parti communiste, op. cit., page 79

[6] Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Ed. Flammarion, Paris, 2006, page 95

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