A la recherche d’une hégémonie culturelle pour accéder au pouvoir, l’extrême droite est entrée dans une guerre de position, cherchant à sceller, par une bataille idéologique de tous les instants, l’alliance entre une partie du bloc populaire, que l’élection et la politique de M. Macron a renforcé et homogénéisé, et la bourgeoisie la plus réactionnaire, garante des intérêts capitalistes. C’est, on le sait, la stratégie qui fut celle du fascisme. Celui-ci ne ressemblerait sûrement pas au précédent, tant l’emprise du capital internationalisé est forte et cornaque les initiatives politiques. Mais il ne sera pas pour autant plus doux.
Dans les guerres de positions, mieux vaut choisir et préparer son terrain. C’est ce à quoi s’emploie l’extrême droite qui profite d’une bienveillance médiatique ahurissante pour avancer ses pions.
La tribune d’une poignée de généraux de seconde section qui n’ont reçu leur grade que par la grâce de leur mise en retraite – restant ainsi sous l’autorité de l’institution militaire – en témoigne.
Publiée le jour du 60ème anniversaire de la tentative du putsch d’Alger, le but d’une telle tribune publiée dans un magazine de la droite extrême, puis consciencieusement mise en scène par voie de presse dès lors qu’elle avait le soutien de la cheffe de l’extrême droite, est de participer au climat général déjà bien déporté au-delà des frontières de la droite que nous avions connu depuis la Libération. Puis, il n’a d’ailleurs pas fallu attendre longtemps pour qu’un institut sonde l’opinion publique sur le contenu d’un texte qu’une infime minorité aura lu. Et les plateaux télévisés d’embrayer en invitant la fine fleur de la réaction disserter sur les « hordes des banlieues ».
Autrement dit, des éditorialistes stipendiés nous répètent que cette tribune n’est qu’un fait marginal, pour aussitôt la propulser au cœur de l’actualité. Le paysage est planté.
C’est ici, à mon sens, que se situe le cœur du sujet, dont l’importance tient moins au contenu et aux rédacteurs de cette tribune – vieilles badernes en retraite sans grand poids sur l’institution militaire – qu’au climat qu’elle a vocation à créer dans le pays.
Disant cela, je ne minore en rien le danger que représente l’appel à l’armée d’active, véritable forfaiture qui témoigne de la hargne factieuse des signataires qui ont semblé vouloir mettre leurs pas dans ceux de l’OAS. Je ne minore pas non plus l’importance du vote d’extrême droite chez les militaires. Mais comment pourrait-il en être autrement quand celle-ci recueille plus d’un quart des suffrages dans l’ensemble de la population ? La réaction ferme du chef d’état-major de l’Armée française, le général Lecointre, est à saluer. Les annonces de « sanctions, de radiations et mises en retraite d’office » témoignent, malgré les tentatives de déstabilisations internes, des assises républicaines solides de l’institution militaire et de sa soumission au pouvoir civil.
Le but de la manœuvre n’est donc pas de fomenter un coup d’État militaire improbable dans la situation actuelle, mais plutôt de préparer les esprits à une recomposition politique sur la base des valeurs de l’ordre et de l’autorité autoritaire, qui ferait la part belle aux mouvances d’extrême droite et dont s’accommoderait parfaitement le capital transnational dans ses développements actuels.
On trouve déjà en son sein des forces puissantes qui font ouvertement ce choix. C’est le cas de M. Bolloré. Une entreprise à laquelle participent, notamment, les frères de Villiers, héritiers et partisans de la monarchie et des Chouans dont les ouvrages se vendent comme des petits pains, et qui s’affirment, dans la pure tradition réactionnaire, comme « les derniers recours », ou homme providentiel pour l’un, face à la « décadence », surfant sur les sempiternelles idées réactionnaires de déclin et de perte d’identité nationale pour l’autre. Il est d’ailleurs significatif que le même magazine qui a publié le chiffon blanc des militaires soit aussi celui qui, dans un numéro précédent, publiait un long entretien avec Philippe de Villiers appelant à « l’insurrection » réactionnaire.
Une partie significative des forces capitalistes suscite ou observe ce basculement avec appétit pour les uns, opportunisme pour les autres. L’extrême droite recentre d’ailleurs chaque jour un peu plus son discours économique et social pour complaire aux exigences patronales et à la droite classique.
Que la cheffe de l’extrême droite ait salué si vite l’initiative des militaires, les appelant de surcroît à la rejoindre, conforte l’hypothèse d’un coup politique. Hypothèse renforcée par le pédigrée des factieux dont bon nombre sont membres du parti d’extrême droite et ont été ses candidats à différentes élections, ou, tel le sinistre Piquemal – radié de l’armée pour sa participation à des manifestations anti-migrants –, ont fait la preuve de leur attachement aux thèses et pratiques d’extrême droite.
L’atomisation de la société française et l’affaiblissement des partis et affiliations politiques rend les français bien plus sensibles au climat général, aux propagandes médiatiques, aux mouvements d’humeur. Ce que d’aucuns appellent la « société liquide » dans laquelle les institutions communes sont effacées peu à peu au profit d’individus atomisés, est le parfait vecteur des entreprises de subversion chères à l’extrême droite. Celle-ci pense ne pouvoir remporter la prochaine élection présidentielle que grâce à un « accident », qui lui permettrait de franchir la barre des 50%. Cette affaire indique qu’il va falloir s’attendre à des manœuvres de déstabilisation dans les prochains mois, et à y riposter fermement.
Car, répétons-le, ce terrain « meuble » sur lequel la décomposition politique se poursuit est propice à ce type d’offensives. Celles-ci trouvent d’intrigants et inquiétants relais dans les chaînes d’information en continu. C’est un point majeur et, à ce degré, relativement nouveau qui indique l’importance de la recomposition politique à l’œuvre.
Le danger s’accroît donc fortement. Il progresse notamment par une hystérisation du débat public autour de thèmes liés à l’insécurité. L’insécurité n’est pas un sentiment. C’est un vécu dans de trop nombreux endroits. Elle prend des visages nouveaux : le taux d’homicide baisse considérablement à mesure que s’accroissent les incivilités et les délits.
Notre société rejette l’expression d’une violence qu’elle sécrète pourtant par le chômage de masse, la pauvreté grandissante, la précarité du travail, la destruction des institutions communes et du contrat social, la domination totale du capital et des logiques marchandes.
La menace continue du terrorisme islamique, qui tue désormais des individualités à échéance régulière, accrédite dans les esprits la thèse d’un lien entre insécurité et immigration, évacuant d’une part toute explication sociale – pour empêcher le débat sur les solutions politiques et sociales tout comme la situation des territoires en proie à la délinquance –, et d’autre part toute analyse géopolitique du phénomène terroriste, et donc toute solution de long terme.
La force communiste et les forces de progrès ne peuvent rester inertes face à ce délitement duquel émerge l’éternelle figure du bouc émissaire, ici musulman et immigré. Certes il est nécessaire d’imaginer des dispositifs de prévention dans une coopération entre les élus locaux et la police nationale. Il faut aussi, pour les services de renseignements et de police, sortir de l’austérité et créer les conditions d’une police de proximité.
Mais à mon sens la riposte doit viser haut, en proposant un contrat social de type nouveau : comment faire peuple aujourd’hui, avec les Français tels qu’ils et elles sont, avec leur histoire et leurs identités autrement que par un contrat social dûment discuté le plus largement possible ? Un contrat social est un contrat de nature politique qui unit les membres souverains d’un même territoire. L’opposé total d’une définition ethnique de la nation promue par l’extrême droite et ses relais. Ce combat ne peut être gagné sans une dynamique sociale, sans mettre fin au scandale du chômage qui prive 10 millions de nos concitoyens d’une vie digne, sans redressement industriel et agricole, sans investissements dans la recherche, sans une éducation nationale, gratuite et laïque, rénovée et renforcée, sans services publics forts, démocratisés et universels, sans refaire vivre la laïcité, sans lutte contre le racisme, sans recoudre le lien entre l’humain et son environnement, sans un nouvel âge de la démocratie.
Autant de sujets étouffés par la promotion des thématiques réactionnaires. Ce combat ne pourra être gagné sans luttes contre les logiques capitalistes, sans visée et pratique communiste à vocation unitaire et rassembleuse. C’est cette bataille de nature politique, puisant dans la grande et longue tradition humaniste, socialiste et communiste, que nous devons urgemment mener pour contrer l’offensive réactionnaire qui avance, non plus à pas de loup, mais d’éléphant.