Je me trouvais récemment dans un magasin "Koodza", grande surface spécialisée dans la vente à prix discount d’articles de sport (ce que sont les Aldi ou autres Lidl à la grande distribution alimentaire).
– Au moment de payer, j’ai remarqué, dressé verticalement contre la vitrine, derrière l’hôtesse de caisse, un grand filet circulaire de 3 à 4 mètres de diamètre, formé d’une toile tressée fin, et néanmoins transparente, entouré d’une bande en plastique vert. A ma question sur cet objet, l’hôtesse m’a répondu qu’il s’agissait d’un trampoline. Et peut-être mes pensées n’auraient-elles pas pris le tour qu’elles ont pris si je ne m’étais trouvé dans ce genre de magasin.
– Ce trampoline, par sa forme et par ses dimensions, m’a rappelé cet autre équipement de sport qu’est la piscine gonflable, qui possède à peu près les mêmes dimensions, qui se dresse comme elle, au-dessus du sol, et dont les parois gonflables [qui délimitent l’eau dans laquelle
s’ébattent les baigneurs] correspondent au filet qui entoure le trampoline [qui délimite le morceau d’atmosphère où sautent les enfants ou les estivants - car il ne s’agit pas là , évidemment, d’un trampoline de sport] filet destiné à préserver les utilisateurs des chutes sur le sol.
– Cette forme circulaire et ces dimensions m’ont paru symboliques des écarts sociaux entre l’hyper-bourgeoisie (ou les classes sociales - cadres supérieurs, professions libérales - qui cherchent à singer le genre de vie de cette dernière). En effet, ce qui distingue les riches n’est pas, au premier chef, leur possession de billets de banque, d’actions, de Rolex ou de voitures de luxe ; ce qui distingue les riches, c’est, d’abord, leur possession de l’espace [et aussi du temps]. Les riches, grâce à leur argent, s’offrent ce luxe suprême qu’est l’espace : ils ont de grands appartements et de grandes maisons, ces dernières entourés de vastes parcs. Ils peuvent, à tout moment, se rendre par avion ou par bateau dans n’importe quel point du monde [alors que les plus pauvres ne partent presque jamais en vacances - et lorsqu’ils partent, ce n’est jamais très loin].
– Les riches, pour se baigner, disposent de vastes piscines, creusées dans le sol (ce qui laisse libre l’espace au-dessus) alors que les moins riches n’ont que des piscines gonflables - qui, certes, ne nécessitent pas des travaux de terrassement mais qui "mangent" l’espace du jardin, et "mangent" donc également la vue, et ce de façon disgracieuse. [On peut d’ailleurs noter que l’espace liquide délimité par la piscine gonflable est du même ordre que l’espace aérien délimité par le filet de protection du trampoline]. Les utilisateurs de ces équipements - qui sont, d’ailleurs, parfois, les mêmes - barbotent (plutôt qu’ils ne nagent) dans leur piscine ou sautillent sur leur trampoline à la manière dont, chez les ménages modestes (ou peu regardants sur la vie des animaux), les poissons rouges tournent sans fin dans leur bocal sphérique. [Au lieu de disposer d’un bel aquarium parallélépipédique avec rochers, plantes, lumières et régénérateurs d’eau].
– Symboliquement, donc, pour leurs distractions sportives, les moins riches sont tassés dans leurs équipements comme ils sont tassés dans leurs barres d’immeubles HLM (ou, plus tard, lorsqu’ils se sont - un tout petit peu - enrichis, sont tassés dans leurs lotissements [qui, souvent, ne sont que les barres qu’ils viennent de quitter, mais étalées sur le sol]. Et effectivement, on remarque souvent que les piscines gonflables accueillent 5 ou 6 baigneurs, ce qui confère plus à ces objets des statuts de baignoires (ou de jacuzzi sans bulles) que de piscines.
– De même, l’agitation de ludion des utilisateurs du trampoline, par son caractère rythmique et/ou régulier, n’est pas sans évoquer celle des hamsters dans leur roue (objet également circulaire). C’est-à -dire celle d’un être vivant dont le besoin de mouvement a été confiné à un minuscule espace. On peut d’ailleurs se demander si le désir secret de l’hyper-bourgeoisie ne serait pas aussi de confiner, dans le domaine social, les aspirations à la révolte, à l’égalité, à l’émancipation des classes moyennes ou ouvrières dans un espace aussi exigu - où, de même
que le hamster parcourt des kilomètres en restant sur place, ou que l’utilisateur de trampoline, en cumulé, s’élève à des hauteurs stratosphériques sans jamais s’éloigner du sol de plus d’un mètre - pour leur ôter toute charge explosive. [Et peut-être est-ce une des fonctions ritualisées de ces "dialogues entre partenaires sociaux", si prisés du Medef, où, à l’issue de discussions épuisantes, les représentants des salariés arrachent enfin une augmentation "raisonnable". C’est-à -dire misérable ...].
– Pour ce qui est de la forme, enfin, le choix du cercle, s’il est aussi le plus commode à réaliser industriellement, est aussi celui qui permet le mieux de surveiller, de dominer, de confiner : le cercle est de la forme de l’anneau qu’on met aux pieds ou au cou des prisonniers, il est de la forme des menottes (même si celles-ci tiennent plutôt de l’ellipse que du cercle, le cercle n’étant toutefois qu’une ellipse dont les foyers sont confondus). Le cercle, de tous les polygones réguliers convexes (et le cercle est un polygone régulier avec une infinité de
côtés) est celui qui, pour le même périmètre, a la plus grande surface - ce qui, dans le domaine de la guerre sociale, est la figure géométrique qui, pour une même longueur de fil de fer barbelé, permet d’emprisonner le maximum de gens... [Et de les surveiller au mieux, sans angles morts].
– Ce cercle est aussi la figure qui sert à encercler, à circonscrire - étymologiquement tracer un cercle autour -, mais, plus communément empêcher de se propager un incendie ou une révolte. Circonscrire, c’est aussi inscrire les gens dans des "circonscriptions", c’est-à -dire les fixer dans des limites, les repérer, leur assigner des coordonnées.
– Je n’étais initialement entré dans ce magasin que pour m’acheter une gourde et une lampe de poche... J’espère, en dérivant de la sorte, n’avoir froissé ou blessé nul(le) d’entre vous qui serait propriétaire de piscine gonflable ou de trampoline. Si tel était le cas, je lui dédie les mots par lesquels Mabillon achevait sa dispute avec Rancé : "Pardonnez-mois, cher(e)s ami(e)s, car il faut finir par les paroles du saint docteur ; pardonnez-moi si j’ai parlé avec quelque sorte de liberté et soyez persuadé que je ne l’ai fait par aucun dessein de vous blesser. Néanmoins, si je me suis trompé en cela même, je vous prie encore de me le pardonner".
Philippe Arnaud