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Les ravages de la LRU, contribution pour un bilan
Bernard GENSANE

Alors que le combat contre la LRU est (provisoirement) perdu, il convient de commencer à dresser le bilan de ces mois de luttes, qui se sont soldées par un échec pour la raison toute bête que le rapport de forces n’a jamais été en faveur des opposants au pouvoir politique. Le nombre des universités ayant accepté la LRU a toujours été nettement supérieur à celui de celles qui la contestaient, et à l’intérieur même des universités contestatrices les grévistes furent toujours minoritaires. Il ne faut pas se voiler la face ; et l’on gardera à l’esprit qu’en 2008 la corporation des chauffeurs de taxis avait remporté un combat de 48 heures contre Sarkozy parce qu’elle était gréviste à 90%.

Pour réfléchir, je voudrais m’aider (en décentrant quelque peu le débat) des réflexions de Christopher Newfield, professeur de littérature à l’université de Californie, et de son livre Unmaking the Public University. The Forty-Year Assault on the Middle Class (Cambridge, Harvard University Press, 2008).

Dans cet indispensable ouvrage, l’auteur explique comment « démonter » (to unmake ), en d’autres termes, flanquer par terre, l’université publique. Ce qui vaut pour l’université outre-Atlantique vaut, naturellement, en tout point, chez nous. Newfield donne sept recettes :

 Exiger, en matière budgétaire, rigueur, transparence et responsabilité (le " R " de LRU). C’est aberrant, à la limite obscène car la culture est du ressort de l’impalpable. Combien valait une heure de pause de Mona Lisa face à Léonard de Vinci ? C’est aberrant, mais cela permet et oblige à quantifier une heure de thème de grec ancien par rapport à une manip’ d’électro-acoustique, le tout opposé à l’achat de cinquante rideaux de salle de classe. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux universitaires « gestionnaires » ont intériorisé cette démarche, enseignants de droite, mais aussi de gauche, principalement (mais pas seulement) affiliés à la CFDT. Peu importe, donc, qu’aucun gestionnaire ne parviendra jamais à quantifier ce que vaut, en espèces sonnantes et trébuchantes, un cours de littérature anglaise. Dans le même ordre d’esprit, l’alphabétisation d’un enfant en cours préparatoire est-elle plus rentable pour un pays comme la France que la production d’une Laguna ? Je défie les enseignants qui se sont ralliés, plus ou moins consciemment, bon gré mal gré, à la pratique sarkoziste de la gestion du bien public de répondre à cette question.

 Imposer l’autonomie comptable. Cette autonomie est, bien sûr, un leurre. A moyens constants (de fait, en baisse dans la plupart des pays du monde), cela oblige les établissements (universités), mais aussi les plus petites unités (les départements) à gérer par eux-mêmes les ajustements imposés par le contexte extérieur. Cela débouche par voie de conséquence sur une lutte au couteau entre ces composantes et, à l’intérieur de ces composantes, entre les personnels eux-mêmes.

 Précariser sans fin. En France, cela a commencé sérieusement dans les années soixante-dix, sous Giscard, avec la création d’un statut officiel de personnels enseignants exploités, des agrégés ou des certifiés contraints d’effectuer des services doubles de ceux de leurs collègues recrutés normalement. Depuis 1970, aux États-Unis, la proportion des enseignants et administratifs recrutés à temps partiel a doublé par rapport à celle des titulaires. Ces exploités sont victimes d’un cercle vicieux infernal puisque, effectuant davantage d’enseignement, ils ont moins de temps à consacrer à la recherche et donc moins la possibilité d’améliorer leur statut. La LRU, acceptée, on ne le répètera jamais assez, par une majorité de présidents d’université et d’enseignants, va renforcer ce processus et l’officialiser. La politique de recrutement pourra découler non pas des nécessités du développement scientifique, mais des exigences du partenariat avec les entreprises. Cela impliquera une souplesse, une « flexibilité » permise par des CDD et des CDI de droit public ou privé toujours plus nombreux (il n’y aura pratiquement plus de fonctionnaires dans l’université française d’ici vingt ans).

 Augmenter la taille des groupes ou déqualifier les enseignements. Décider, par exemple, qu’on dédoublera un enseignement de travaux dirigés à partir de cinquante étudiants et non quarante ; ou encore décider qu’un cours magistral donné à cinq étudiants (en thèse ou dans une discipline rare) comptera pour l’enseignant non comme un cours magistral mais comme des travaux dirigés. Ces pratiques, que la LRU va également consacrer, ont déjà cours depuis plusieurs années en France et ont été intériorisées par quantité d’enseignants par peur de perdre ces cours magistraux.

 Obliger les universitaires à remplir cent à deux cents pages (minimum) par an de questionnaires multiples et variés - tous destinés à encombrer les disques durs du ministère de l’Enseignement supérieur, à rédiger des rapports sur leurs activités d’enseignement et de recherche passées, présentes et à venir, donc à se justifier aux yeux, non de leurs pairs scientifiques, mais de l’institution administrative qui, lorsque la messe est dite, n’a que faire de ces mémos qu’elle est incapable d’évaluer scientifiquement. Cette énergie insensée, dépensée (comme dans de nombreuses entreprises privées, d’ailleurs) en pure perte ne sert en fait qu’à justifier l’existence d’une administration proliférante. Newfield nous précise qu’aux États-Unis, de 1975 à 1985, le nombre d’enseignants-chercheurs n’a augmenté que de 6% alors que celui des administratifs augmentaient de 60%. Le processus est kafkaïen : on recrute des administratifs pour analyser pourquoi les coûts administratifs sont en constante augmentation.

 Mettre au pinacle la désormais sacro-sainte professionnalisation. Aux dépens, bien évidemment, de l’éducation. Il y a belle lurette, aux États-Unis, que les professeurs de langue et littérature ont accepté d’amputer leurs cours de troisième cycle parce que les étudiants ne trouvaient pas suffisamment d’emplois correspondant, même latto sensu, à leur formation. Ainsi, un professeur qui dirige la thèse d’un doctorant sur l’écrivain anglais George Orwell (ça m’est arrivé) devra, au préalable, faire une étude de marché pour savoir s’il existe une demande de spécialistes d’Orwell auprès des consommateurs de littérature. Bon courage ! La logique d’une telle démarche tend naturellement vers zéro étudiant, zéro cours et zéro enseignant. Mieux que se tirer une balle dans le pied, nous dit Newfield, cela revient à mener une guerre contre soi-même. C’est accepter la logique marchande selon laquelle l’emploi (l’employabilité, selon Tony Blair) a une valeur sociale et humaine supérieure à celle de l’éducation.

 Opposer les sciences dures (on n’ose plus dire « exactes » de nos jours, petit progrès) qui font prétendument gagner de l’argent aux universités, donc à la société, aux sciences humaines, molles pour tout dire, qui n’existent qu’à fonds perdus. Combien a rapporté à la France le bout d’os que le paléoanthropologue Michel Brunet, à l’époque professeur à l’université de Poitiers, a rapporté du Tchad, après avoir littéralement sarclé le désert pendant des années grâce aux impôts payés par les chauffeurs de taxi de Poitiers, chers à Sarkozy (infirmant ce faisant les théories d’Yves Coppens qui avaient, elles aussi, coûté bonbon à d’autres chauffeurs de taxi) ? Les enseignants de lettres qui intériorisent cette logique discréditent et tuent leurs disciplines. Ils oublient dans la foulée que le capital humain (on me pardonnera cette expression) est, à terme, plus productif que le capital scientifique ou technologique.

De très nombreux enseignants ont intériorisé l’idée folle (je mâche ce mot) qu’ils sont des privilégiés. Par rapport au paysan du Mali, ils ont sûrement raison. Mais il s’agit bien sûr d’un point de vue de droite, deferential comme disent les Anglais, celui de l’ouvrier qui salue casquette basse le patron qui a la grande bonté de lui donner du travail. Les vrais privilégiés, ceux qui possèdent de vrais avantages acquis sont les grands capitalistes, les grands actionnaires qui, contrairement aux enseignants dont le pouvoir d’achat a régulièrement baissé depuis trente ans, ont vu leurs revenus exploser et trouvent tous les moyens légaux ou illégaux pour ne pas payer les impôts qui feraient vivre décemment les services publics.

La LRU va faire de l’universitaire une marchandise (ce processus a commencé avec l’évaluation des enseignants), un auto-entrepreneur (tellement responsable !) dont la tâche sera totalement individualisée. Les étudiants seront des utilisateurs (pour ne pas dire clients) d’entreprises privées.

L’enseignement sera dissocié d’une recherche effectuée dans des « pôles » dont l’excellence sera déterminée par la politique et la finance.

Les recrutements seront de plus en plus opaques, propices à toutes les magouilles : les comités de sélection sont désormais à géométrie variable (un comité par poste et, souvent, par candidat) et leurs travaux peuvent être annulés par le veto des présidents d’université.

Les conseils d’administration des universités sont désormais des CA au sens entrepreneurial du terme, alors qu’auparavant ils exprimaient démocratiquement les personnels et les étudiants dans leurs diversités.

Concoctés depuis plus de vingt ans, le Processus de Bologne, la LRU et les lois similaires dans les autres pays européens ont frappé dans un contexte très particulier : celui de la financiarisation du capitalisme. Pour affirmer leur pouvoir, les grands financiers ont pris en otage les propriétaires fonciers (crise des sub-primes), ils ont mis en danger les retraites publiques et privées. Lorsque la crise de 2009 a éclaté, ils ont obligé les gouvernants (Sarkozy en tête pour l’Europe) à les renflouer. Aux États-Unis de Bush et d’Obama, ils ont récupéré 140000 milliards de dollars (grosso modo l’argent de tout le pays) en prêts, en lignes de crédit, en obligations etc.

Durant ces glorieuses capitalistes, Newfield nous dit que l’université de Californie a perdu 40% de son budget en cinq ans. Quantité d’artifices comptables et autres ont empêché les enseignants et les étudiants de comprendre ce qui se passait.

La politique du capitalisme financier est de réduire le secteur public à la mendicité. Les enseignants privilégiés seront désormais des mendiants. Comme disait Orwell, « begging is a full-time job ». (*)

Bernard Gensane

(*) la mendicité est un travail à temps plein.

 
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