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Le congrès de la CGT en route vers un basculement conforme à l’idéologie dominante ?
Jean-Pierre PAGE, Pierre LEVY

La CGT s’apprête à tenir son congrès confédéral. Sur nombre de points, le document préparatoire tourne le dos à des principes majeurs qui ont fondé son existence et son action.

Certes, des abandons, des révisions et des reculs avaient déjà été opérés depuis deux décennies. Mais les actuelles propositions marquent désormais un véritable basculement. Il en va ainsi – parmi bien d’autres exemples – des analyses et positions sur l’intégration européenne, sur les rapports internationaux, comme sur les migrations.

Alors que la nature même de l’Union européenne consiste précisément à déposséder chaque peuple du droit de décider de son avenir, et notamment à empêcher toute avancée sociale ou démocratique (c’est même pour cela qu’elle a été pensée puis fondée), le texte formule un étrange vœu pieux : « l’Europe doit être identifiée comme protectrice et pas comme une menace pour les travailleurs ». Pour qui est habitué à la littérature de Bruxelles, la phrase reprend mot pour mot les éléments de langage ressassés par la Commission européenne.

Les termes ont leur importance : copier/coller ceux des adversaires ne peut mener qu’à l’impasse et à l’alignement sur la pensée dominante. Ainsi, affirme le document, « la CGT, avec d’autres au sein de la CES, porte un socle social harmonisant les droits (...) ». Or le « socle social » est une invention spécifiquement bruxelloise, et l’« harmonisation » est le concept caractéristique de l’intégration européenne. Des concepts qui ont peu à voir avec les luttes des salariés pour arracher des conquêtes sociales mais tout à voir avec le nivellement par le bas.

Le texte propose un peu plus loin une approche visant à « casser cette idée ‘Union européenne [égale] casse du service public’ ». Alors même que l’UE a précisément été conçue par le capital pour imposer une telle dynamique, on laisse entendre que celle-ci – ses traités, ses règles, ses institutions – pourrait être transformée dans l’intérêt du monde du travail...

Du coup, sont mis dans un même sac honteux le Brexit (qui a été décidé par la majorité du peuple britannique, les travailleurs, chômeurs et quartiers populaires ayant fait la différence), l’« euroscepticisme » (concept délibérément flou), et « la montée des populistes, les gouvernements nationalistes ». Et ce, au moment où le « populisme » est le terme utilisé par les élites mondialisées pour décrier et salir l’expression d’authentiques mouvements populaires – les Gilets jaunes en savent quelque chose.

Faut-il le rappeler ? En 1999, l’adhésion de la CGT à la Confédération européenne des syndicats (CES, qui reste institutionnellement et financièrement liée la Commission européenne) devait transformer cette dernière en organisation de lutte. Deux décennies plus tard, tout se passe comme si la transfusion idéologique s’était opérée dans le sens inverse.

Deuxième trait remarquable : une absence d’analyse de classe des rapports internationaux. Là encore, les termes ont leur importance : celui d’« impérialisme » a disparu du projet de document. Pourtant, le moins qu’on puisse dire est qu’il est, hélas, plus que jamais d’actualité. Et si le texte note que « ces dernières années sont marquées par une recrudescence des guerres, des interventions militaires, milliers de morts, déplacement de millions de personnes », on cherche en vain la désignation des responsables.

Pourtant, pour ne citer que quelques exemples, si l’Irak ou la Libye ont été agressés, et leurs dirigeants assassinés, ce n’est pas par l’opération du Saint-Esprit. Ceux qui ont armé, financé, organisé, formé les combattants étrangers chargés de renverser le pouvoir syrien, moyennant des souffrances et des destructions inimaginables, ne sont pas des gouvernements inconnus. Et les marchands d’armes ne sont pas des entreprises clandestines.

Ce refus de désigner les causes et les responsables se retrouve, caricaturalement, dans un troisième domaine : celui des migrations.

Pour tout syndicaliste, la solidarité de lutte entre travailleurs français et immigrés est un principe essentiel et plus que jamais indispensable. Tout autre chose est l’ahurissante analyse qui est proposée par le document sur les phénomènes migratoires. « Les migrations font partie de l’histoire de l’humanité, elles sont (...) une réalité humaine complexe et essentielle, c’est-à-dire propre à l’être humain et probablement à toute forme de vie sur terre ».

Bref, un phénomène parfaitement naturel qui s’impose à nous depuis le fond des âges et pour l’éternité. Et si, tout de même, le texte évoque des causes un peu moins « naturelles », c’est pour mélanger pêle-mêle « les nouveaux modes de communication et de déplacement, les incidences des changements climatiques, la persistance des conflits et de la corruption », autant de fléaux « qui continueront à mettre sur les routes des millions de personnes à travers le monde ». Il faut dès lors, affirme le texte, « se préparer avec réalisme à ces évolutions comme une chance à saisir ».

On reste pantois devant de telles affirmations. La CGT doit-elle se résigner « avec réalisme » à ce joyeux monde qui se profile ? Doit elle même ânonner que cette perspective peut constituer une « chance à saisir » ? Exactement, et mot pour mot, ce que ne cessent d’écrire les études et documents produits par tous les cénacles tels que l’Union européenne, l’OCDE, le FMI...

Dans une tribune publiée par Le Monde (27/09/18), Philippe Martinez avait déjà préparé le terrain. Il affirmait alors que « le fait migratoire est un phénomène incontournable, stable et continu dans l’histoire de l’humanité » qu’on ne peut prétendre « stopper »... ni même « maîtriser » ! Et pour étayer son propos, le Secrétaire général écrivait même : « l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pointait déjà ces réalités dans un rapport publié en 2017 ». En l’occurrence, il s’agissait d’expliquer pourquoi ces vagues migratoires étaient une chance pour l’économie, et pourquoi il convenait d’ouvrir plus de voies légales de migration.

C’est une première : le Secrétaire général de la CGT s’appuie sur les affirmations de l’OCDE, l’organisation intergouvernementale des pays les plus riches, animée, de notoriété publique, par des personnalités et experts ultralibéraux... Et pourquoi pas se référer aux rapports du Medef sur ces questions, qui disent exactement la même chose !

Philippe Martinez aurait pu remonter bien avant 2017. Plus précisément dans les années 2011-2013. C’est durant cette période qu’une commission du forum de Davos – le lieu par excellence où se rencontre le gratin du libéralisme globalisé – précise la doctrine et les recommandations migratoires, qui seront ensuite recopiées par le Pacte de Marrakech (les documents sont disponibles)... Ce sont certaines de ces mêmes formules qu’utilise le dirigeant de la CGT, parfois littéralement.

La réalité est que le flux migratoire continu est bien une « chance »... pour le capital. Il permet de mettre toujours plus de travailleurs en concurrence, et d’imposer ainsi la baisse du prix du travail. Dans des conditions qui naturellement changent au cours de l’histoire, cette stratégie est aussi vieille que le capitalisme lui-même.

Et c’est ce dernier qui – non pas seulement « tire profit », comme le texte l’affirme – mais porte en lui-même la misère et les guerres, causes profondes des migrations actuelles.

Le pompon réside dans l’affirmation selon laquelle « les femmes et les hommes en quête d’une vie meilleure doivent pouvoir circuler librement, pas seulement les plus privilégiés ». Mais ce dont rêvent les millions de déshérités en errance, ce n’est sûrement pas de la « liberté de circuler », mais bien plutôt du droit élémentaire de travailler et de vivre décemment dans leur pays !

Le texte confond donc la liberté de se déplacer (tourisme, affaires...) dont jouissent « les plus privilégiés », et une expatriation forcée dans l’espoir d’un travail (aléatoire et précaire)... Faut-il rappeler que nul ne s’arrache de son pays, de sa famille, de ses amis, de sa culture, de sa langue par plaisir ?

Cette « liberté de circulation » de la main d’œuvre est du reste l’une des quatre libertés fondamentales (avec celle des marchandises, des services et des capitaux) qui forme la charpente même de la mondialisation, et constitue le principe fondateur des traités européens.

Elle a en outre un terrible corollaire : les pays d’origine sont ainsi vidés de leurs forces vives – travailleurs, enseignants, personnels de santé... C’est peut-être le pire crime du capitalisme que de soumettre ainsi nombre de pays dits en développement à une telle hémorragie.

Le document d’orientation n’a pas un seul mot à cet égard.

Pour certains, rappeler ces vérités qui appartenaient pourtant jadis au fondement même du syndicalisme CGT, revient à « faire le jeu de l’extrême droite ». Du coup, une cohérence apparaît entre, d’un côté, se ranger à l’idéologie mondialiste du capital et, de l’autre, lancer des chasses aux sorcières contre des personnalités ou des médias accusés de nourrir des sympathies « populistes ».

L’exemple le plus connu concerne la fatwa lancée contre l’historienne Annie Lacroix-Riz, dont les travaux se sont pourtant toujours résolument situés du point de vue du mouvement ouvrier et internationaliste. Ce cas a finalement donné lieu à des excuses (d’ailleurs vite remises en cause comme si il fallait donner des gages aux avocats de la pensée dominante). Du reste, la fameuse « fiche 17 » éditée sous la responsabilité de la Confédération désigne d’autres coupables voués au bûcher.

Et est-ce du mauvais esprit que d’établir également une cohérence avec le « partenariat » noué entre la CGT et l’Université Paris-Dauphine ? Outre que le dit établissement est notoirement connu pour rassembler les figures les plus ultra-libérales du monde universitaire, l’objet de l’accord en dit long : en l’occurrence, la création d’un « Master négociations et relations sociales ». Selon le site de la confédération, il s’agit du « premier lieu paritaire de formation des acteurs du dialogue social »... Un intitulé à faire pâlir de jalousie la CFDT.

« Dialogue social », chasse aux réputés « populistes », migrations vues comme « une chance », oubli de l’impérialisme, « socle social » européen... La question est désormais posée avec acuité : la CGT est-elle en passe de devenir un syndicat « harmonisé » ?

En réalité, la CGT ne manque pas de forces, d’intelligence et d’esprit critique pour résister à cette dérive en forme de rupture. Et pour renouer avec la cohérence des combats pour la justice sociale, la paix, et pour un véritable internationalisme.

Jean-Pierre Page,
ancien responsable du département international de la CGT
Pierre Lévy,
ancien responsable CGT au sein d’un groupe de la métallurgie

Illustration LGS : Philippe Martinez et Gérard Taponat (directeur du Master Négociations et relations sociales à l’Université Paris-Dauphine).

 
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