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"L’autre" nord-coréen
Louis, militant JRCF

S’il est des propos de Montaigne, l’auteur des Essais, qui ont traversé les siècles jusqu’à nous, ce sont bien ceux où il critique l’ethnocentrisme de ses contemporains. La célèbre phrase, tirée du chapitre intitulé « Des cannibales » (Livre I, chapitre 30), selon laquelle « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » [1] est une référence qui s’est échappée des cénacles philosophiques. Et il faut s’en réjouir. Montaigne poursuit la critique de son temps en expliquant que « nous n’avons d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes » et qu’ainsi « là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. » [2] Ainsi, nous sommes en cela les dignes héritiers de Montaigne, car voilà bien quelque chose que l’on ne peut reprocher à notre temps, lui qui excelle dans le culte de l’autre, de l’altérité, de la diversité.

Ce culte s’accompagne d’une curiosité qu’il faut saluer et qui est exercée à la fois dans les milieux universitaires mais aussi au-delà de ce cadre. Autour des années 1980 ont émergé (essentiellement aux Etats-Unis) ce qu’on a appelé les Cultural Studies [3], qui donneront vite naissance à de nombreuses branches disciplinaires parmi lesquelles : Asian-American Studies, Women’s Studies, Black Studies, Subaltern Studies, Postcolonial Studies, Gender Studies, etc. Cette mode n’est cependant pas propre aux Etats-Unis car les influences principales de ces disciplines sont françaises (pensons à Foucault, Derrida ou Deleuze notamment) et celles-ci (les disciplines) ont une reconnaissance croissante – quoique tardive à certains égards – au sein de l’université française. En dehors du cadre scientifique, l’attrait pour l’altérité est visible par l’intérêt suscité au sein du « grand public » par des ethnologues comme Claude Lévi-Strauss ou encore, dans une moindre mesure, Jean Rouch. Que ce soit également par le biais des conférences « tout public » ou des magazines et émissions télévisées, l’intérêt pour ce qui est « autre » n’a jamais eu autant de succès, et l’omniprésence des termes de « culture », de « pratique culturelle », de « diversité », d’ « identité », de « mentalité » vient le confirmer.

Ainsi, curieux de l’ « autre » comme nous ne l’avons vraisemblablement jamais été, cherchant à comprendre mille et une choses (pourquoi tel groupe social, ethnique, religieux agit de telle manière ? Quelle est son histoire ? Quelle est l’origine de telle pratique ? Quelle est la justification de tel comportement ?) il est des cas où l’on ne se permet pas de poser ce genre de questions ; ou plutôt, où l’on se permet de ne même pas les poser. Il y en a plusieurs, mais celui qui intéresse ici, c’est celui de la Corée du Nord. Si nous sommes tous d’accord pour dire avec Kant que « tous les changements arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de l’effet » [4], le traitement médiatico-politique réservé actuellement au cas nord-coréen montre que l’on ne s’embarrasse pas de beaucoup de questions pour trouver la cause de la situation présente. Il en est presque une seule : les lubies des dirigeants successifs. On trouve par exemple dans Mediapart que la Corée du Nord est « un enfer terrestre dirigé par des furieux de père en fils » [5]. Ce n’est évidemment pas la seule chose que Mediapart ait dit sur le sujet, mais cela est symptomatique de la façon dont on appréhende ce pays : tout (ou presque) est le produit de la folie du dictateur. France 2 [6] laisse largement sous-entendre que tout ce qui s’y passe est le fruit des caprices infantiles du chef : les variables principales de la situation du pays semblent être uniquement, d’après le reportage, « les rêves », « le secret », « les projets » du dirigeant. L’émission Sept à Huit excelle dans le même genre d’explications : on apprend de la bouche d’un ancien camarade de classe de Kim Jong-Un qu’adolescent il était très calme, sauf sur le terrain de basket. Là, « il voulait absolument gagner ». Conclusion implicite : si la Corée du Nord veut le nucléaire militaire, c’est que le décérébré qui est à sa tête n’aime pas perdre. Si l’on synthétise ce que l’on entend à longueur de journées sur la Corée du Nord, il apparaît qu’elle n’est rien d’autre que le simple produit des sentiments et contrariétés de ses différents chefs.

Ainsi, les nord-coréens n’ont pas le droit d’avoir de notre part, sur leur propre compte, une réflexion qui expliquerait dans quelles conditions la Corée a obtenu son indépendance et comment elle a été séparée en deux, quel est le poids du confucianisme chez elle, quel est précisément son mode de développement économique, comment produit-elle ses biens de consommations, quelles sont ses logiques institutionnelles, quelle est l’histoire de ses relations avec ses voisins (japonais, chinois, russes ou américains), comment la fermeture aux échanges économiques avec l’extérieur a influé sur la production et la consommation locales, quelles sont ses relations politiques avec les citoyens sud-coréens (et non pas simplement avec l’élite), etc. Non, point n’est besoin de s’embarrasser de telles questions : l’étude de l’autre qui nous est généralement si chère n’est ici pas nécessaire. Pas d’étude historique ni économique, pas (ou très peu) de géopolitique, pas de démographie ni de sociologie du fait religieux : la situation actuelle de la Corée du Nord s’explique par la folie de ses dirigeants, un point c’est tout. La justification psychologique semble suffisante.

Cette façon de procéder n’est cependant pas nouvelle. Elle a eu un ancrage disciplinaire extrêmement influent dans l’historiographie soviétique, connu sous le nom de courant « totalitaire ». Des propos de Richard Pipes [7] illustrent à merveille l’angle sous lequel se fait, au sein de cette mouvance, la « recherche » [8] sur la Russie soviétique : « Depuis ses origines, et à un degré exceptionnel, la Russie communiste fut le reflet de l’esprit et du psychisme d’un seul homme », en l’occurrence Lénine. Que ce soit dans des ouvrages s’adressant à un public plus averti (par exemple l’ouvrage cité ci-dessus comptant plus de mille pages) ou plus accessibles (comme le court livre d’une centaine de pages intitulé Les trois pourquoi de la Révolution russe), l’explication de tout ce qu’il s’est produit en Russie suite à la prise de pouvoir des bolcheviks relève presque exclusivement de la logique psychologique : ce qui arrive n’a jamais (ou très rarement) à voir avec des rapports internationaux conflictuels, des luttes entre faction au sein d’une tendance politique ou d’un parti, d’un état particulier du développement économique ; les choses se sont produites de la sorte parce que « Lénine était particulièrement dénué de scrupules » [9] ou encore parce qu’« il ne se souciait pas de son pays » [10]. Cela n’est bien entendu pas resté sans réponse et face à cette tendance historiographie s’est dressé le courant « révisionniste » ainsi que l’histoire sociale (ou « par le bas »), lesquels se refusent à voir la société comme une simple girouette qui tourne au gré des idées et caprices d’un chef omnipotent [11].

Cette attitude caractéristique du courant « totalitaire » est ainsi prédominante (voire quasi exclusive) dans le traitement médiatico-politique de la Corée du Nord. Inconsciemment, on s’inscrit souvent dans une logique marxienne quand il s’agit de « nous ». Nous savons pertinemment qu’il y a des conditions socio-économiques et des rapports matériels qui impulsent, freinent ou conditionnent telle politique, telle mentalité ; que l’histoire, la situation internationale – à condition que l’on s’inscrive dans une logique rationnelle – rendent souhaitables voire nécessaires des choix et en excluent certains. Or, quand il s’agit de quelques « autres », on régresse de Marx à Hegel : l’idée semble alors gouverner le monde, et la superstructure serait toute puissante face à l’infrastructure. En procédant de cette façon nous nous refusons la possibilité d’expliquer, par exemple, le dévouement patriotique des nord-coréens par autre chose que la simple domination du chef tout-puissant, alors que des décennies de lutte face aux envahisseurs américains, chinois, russes, japonais ainsi que l’annexion dont elle fut victime par le Japon de 1910 à 1945 sont des facteurs d’explication a priori non négligeables.

Il y a donc bien deux attitudes possibles. Non pas celles qui consistent à être soit « pro Corée du Nord » soit « anti Corée du Nord ». Mais, bien plutôt, d’un côté celle qui cherche à comprendre comment ce qu’on appelle le donné historique, les rapports économiques, les relations internationales, tout cela avec les solutions qu’on a voulu y apporter (ce qui impliquent que les secondes ne peuvent être dissociées des premiers), ont pu produire dialectiquement la situation actuelle. De l’autre côté, se contenter d’une explication psychologique naïve : tout cela arrive parce que le chef est « parano » et « mégalo ».

Ainsi, curieux de l’ « autre » et tolérants comme nous prétendons l’être, il serait grand temps de dépasser ces explications puériles et stériles de la situation actuelle nord-coréenne. L’ouvrage de Robert Charvin, Comment peut-on être coréen (du nord) ?, paru très récemment, nous en offre par exemple la possibilité.

Louis, militant JRCF

 
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