Depuis Uruapan, la route de Zamora traverse les vastes étendues verdoyantes (le maïs est déjà haut) du plateau p’urépecha, d’où émergent de nombreux volcans assoupis, couverts de forêts touffues. Après une quarantaine de kilomètres, on passe Paracho, renommée pour ses guitares (les p’urépecha travaillent le bois et sont d’excellents musiciens). Une quinzaine de kilomètres encore, et l’on arrive à Cherán.
Pour entrer dans la communauté (un gros bourg de 20 000 habitants, aux rues naguère pavées, et où la modernisation a laissé tomber la plupart des superbes trojes, ces robustes maisons de pin, aux toits de tejamanil (1)), il faut montrer patte blanche. Dire qui l’on est, et ce que l’on vient faire à Cheran.
Tous les accès sont barrés par d’énormes pierres, des troncs d’arbres, des pneumatiques et des barrières levantes, et gardés jour et nuit par des hommes et des femmes masqués de passe-montagne ou de paliacates. Sur une centaine de mètres, on doit rouler au pas, et franchir plusieurs chicanes.
Le Mexique est en guerre. Difficile de l’oublier : à Uruapan, un grand hôtel du centre est plein à craquer de fédéraux, et la ville est constamment sillonnée par des camions pleins de soldats ou de policiers, eux aussi masqués, qui pointent sur les passants fusils d’assaut et mitrailleuses lourdes.
Mais ici, à Cheran, la notion de territoire indigène n’est pas une vaine rhétorique publicitaire. L’atmosphère y est tout autre. Aucune arme, aucune menace en vue. Il règne au contraire une animation tranquille, et plus on approche de la place centrale, plus on peut voir les boutiques largement ouvertes, les gens sur le pas de leur porte, les enfants faisant des acrobaties sur leurs vélos.
Face au Palacio Municipal, rebaptisé Casa Comunal par l’assemblée générale, plusieurs personnes dégustent un pozole (2) bien piquant, d’autres boivent un atole de grano (3). De nouveau, le contraste avec le climat qui pourrit le reste du pays revient à l’esprit. Pas un seul uniforme en vue, et cela a quelque chose de rassurant (4).
Casa Comunal
La Casa Comunal bouillonne d’activité. Sans cesse, des gens de tous âges (avec notamment la présence de nombreux anciens, auxquels on manifeste un respect évident) entrent et sortent, seuls ou en groupe. Une bande de jeunes bavardent dans le hall. Ils viennent participer à l’atelier radio. Après un essai d’une heure l’autre samedi, Radio Fogata est en effet sur le point d’émettre en continu. « Ils reste pas mal de détails à régler », dit l’un d’eux. Parmi ces « détails », une décision à prendre à propos de l’offre faite par une institution officielle, la Commission Nationale pour le Développement des Peuples Indigènes (CDI), de financer l’achat d’un gros émetteur. Cette offre sera finalement rejetée. « Le gouvernement soutient les assassins qui viennent nous dépouiller, on ne peut pas accepter sa participation à nos projets ».
La plupart des salles sont ouvertes, et l’on peut voir à l’intérieur des groupes qui discutent : les commissions nommées par l’assemblée, et qui sont chargées de gérer les questions quotidiennes : voirie, santé, conflits divers, approvisionnement, circulation, sécurité, etc., en application des décisions prises par la communauté. Laquelle réunit tous les dimanches, sur la place centrale, pratiquement toute la population. Mêmes les enfants sont invités à y participer.
Parmi les premiers acuerdos (décisions) pris lors de ces assemblées, on trouve, à côté de la nomination des commissions (dont les membres sont révocables), l’expulsion du presidente municipal, maire élu (5), jugé incapable de répondre aux nombreuses demandes de la population. Celle-ci assistait, depuis des mois, à la destruction de la forêt communale. Un forêt entretenue depuis des siècles par une population qui, en même temps qu’elle la respecte et la vénère, en tirent une grande partie de leur autonomie alimentaire et économique : bois pour cuisiner, matières premières pour la construction et les meubles, résine enfin, qui est à la base d’un nombre impressionnant de produits. « De plus, explique une femme, la forêt ce sont aussi les sources. Si on la détruit, ce sera la sécheresse. »
Chaque jour, 200 à 250 camions (6) traversaient le bourg, chargés à ras bord de bois coupé à la tronçonneuse. Les bûcherons étaient protégés par des hommes cagoulés, équipés d’armes de guerre. Ni la police municipale, ni celle du Michoacan, ni les forces fédérales ne sont intervenues, malgré les demandes répétées de la population. Les quelques comuneros qui ont tenté de s’opposer ont été brutalisés et menacés de mort. Le 7 février dernier, Jesús Fernández Cervantes, défenseur actif de la communauté, est enlevé. On est sans nouvelle de lui depuis cette date. Cette situation a perduré jusqu’au moment où en mai 2011 un groupe d’habitants, essentiellement des femmes (7) et des enfants, ont bloqué les routes descendant de la montagne, afin de mettre un terme au saccage. Les bûcherons (une partie d’entre eux sont des habitants d’une localité proche de Paracho, sur la route nationale, Capacuaro), et surtout les tueurs, ont violemment réagi. Ils ont d’abord tenté d’écraser un enfant avec leur camionnette. Puis, les pierres commençant à voler, ils n’ont pas hésité à tirer, avec leurs armes de gros calibre. Un jeune de 24 ans, qui sortait la tête par la fenêtre, est depuis cette époque entre la vie et la mort à l’hôpital de Morelia, la capitale du Michoacan. Les femmes ont brûlé 5 ou 6 camionnettes, et mis en fuite les tueurs. « Ils ont menacé une voisine, et lui ont dit qu’elle était sur leur liste. Je leur ai dit de me mettre en numéro un sur cette foutue liste. Qu’au moins je meure pour quelque chose. Je vais pas attendre en tout cas qu’il ne reste qu’un arbre dans la forêt pour m’y pendre... » raconte l’une d’entre elles. Ces événements ont précipité la prise de conscience des gens de Cheran. Ce sera eux, ou nous.
Le maire et ses adjoints ont été expulsés des locaux, ainsi que les membres de la police municipale.
Parmi les autres décisions prises lors des assemblées dominicales, notons l’interdiction à toute personne, y compris la police fédérale ou régionale, de pénétrer dans le village sans autorisation de la commission de sécurité, l’interdiction de toute propagande des partis politiques, l’interdiction de la vente et de la consommation d’alcool...
Dans l’une des salles de la Casa Comunal, une trentaine de personnes sont réunies, assises sur des bancs disposés le long des murs. Tout le monde se voit de face. Il s’agit de la comisión de honor y justicia, institution de l’autonomie p’urépecha, qui fait office de tribunal communautaire. Ceux qui en font partie (ils ont été nommés par l’assemblée générale), autant que les plaignants ou les mis en cause, s’appuient sur les us et coutumes, sur les principes du droit indigène. Comme au Chiapas ou au Guerrero, comme partout où nous avons eu l’occasion d’observer le fonctionnement de cette justice, on retrouve une constante : les principes de la réparation et la réconciliation sont le souci principal. Et cette justice est gratuite.
La nuit tombée, les dizaines de fogatas (il y en a actuellement environ 180, selon les membres de la commission de sécurité) abandonnées pendant la journée reprennent vie. Autour d’un foyer à même le sol, sur lequel sont disposés marmites de frijoles et comales pour les tortillas, hommes, femmes et enfants se préparent pour une longue veillée, bien à l’abri sous un toit de tôle ou de bâche. On partage café et gâteaux de maïs avec les visiteurs. Les conversations, la musique et les chants parfois, vont bon train. « La communauté était en train de disparaître, on ne se parlait plus comme avant. Les enfants et les adolescents restaient des heures devant les écrans d’ordinateur. Aucun d’entre eux ne sait plus jouer avec une toupie en bois. Encore moins les fabriquer. Les femmes passaient l’après-midi à regarder des feuilletons, chacun chez soi. Et les hommes, beaucoup d’entre eux tuaient le temps à coups de bouteilles de bière... ». Une autre femme témoigne : « On n’écoutait plus les anciens, ils restaient entre eux, ou seuls chez eux. Maintenant on se retrouve. Le plus triste, c’est qu’autrefois tout le monde comprenait et parlait p’urépecha. C’était la langue pour raconter les histoires, le passé, pour parler des champs, des animaux, des plantes de la forêt, mais aussi des valeurs qui était les nôtres... On a bien failli perdre tout ça. ». « C’est vrai, renchérit un maestro, on va avoir du travail pour retrouver notre culture. Il faut que l’on se préoccupe sérieusement d’enseigner notre langue. Il y a même des gens qui ont honte d’être p’urépecha... Il ne disent pas qu’ils sont de Cherán. Avant, les gens ne partaient pas comme ça, aussi nombreux, pour l’émigration. Bientôt, on n’aura plus rien ici, ni forêt, ni habitants. »
Autour d’une autre fogata, les paroles sont plus pessimistes encore. « Il y a des individus qui rôdent pour informer les templarios, ils vont nous tomber dessus au moment où on ne s’y attendra pas. » Ou bien « Qu’est-ce qu’attendent les autres communautés, ici au Michoacan, partout dans le pays, pour faire comme nous ? Les problèmes sont les mêmes. Partout on met des mines à ciel ouvert, on détruit les forêts et les montagnes... Nous, tous seuls, on ne tiendra pas bien longtemps. »
Dernier sujet d’alarme, les membres des commissions, certes nommés et contrôlés par l’assemblée, mais les divisions, les manoeuvres en sous-main sont toujours possibles. « On sait que le gouvernement fera tout pour nous casser. »
Au début du mouvement, en effet, l’assemblée de Cherán a réclamé la présence de l’armée dans la forêt. « Puisque la police municipale et celle du Michoacán ne font rien (8), que l’armée vienne les remplacer. Pas dans la communauté, ici on se charge de la sécurité. Mais dans la montagne, nous on n’a pas les moyens, ni les armes ni la préparation des narcos (9)... ». Le gouverneur du Michoacán, Leonel Godoy, a cité Cherán comme exemple. « Voyez, une communauté indigène qui lutte contre la violence, et qui demande l’appui de l’Etat ». « Tout est arrangé maintenant, grâce à nous » affirme-t-il haut et fort. Hommes politiques et leaders de tous bords cherchent en effet à récupérer la révolte de Cherán. Et s’ils parviennent à corrompre certains de ses représentants, il est clair que les conséquences seront lourdes.
Pour quitter Cherán, en pleine nuit, il faut à nouveau la présence d’un membre de la commission de sécurité. Et franchir de nouvelles barricades et chicanes. Derrière de gros sacs de sable, ceux de la ronda (10) sont là , dans le noir, prêts à repousser des tueurs que les deux pick-up de la police fédérale garés à un kilomètre de là n’auraient même pas le temps de voir passer.
12 août 2011
Jean-Pierre Petit-Gras