La presse française est-elle toujours, selon la formule consacrée, « libre et indépendante » ? A l’exception de quelques publications historiques, comme le Canard Enchaîné, et d’une partie des nouveaux pure players du Web, force est de constater qu’une écrasante part des médias hexagonaux « qui comptent » – tous supports confondus : presse, radio, TV, Internet – fait désormais partie de vastes empires financiers n’ayant que peu à voir avec le journalisme. Cette mainmise des puissances de l’argent sur le paysage médiatique français – et donc, in fine et en dépit des protestations de pure forme garantissant l’indépendance des rédactions vis-à-vis de leurs actionnaires, sur l’information – est on ne peut plus clairement condensée dans cette infographie, régulièrement mise à jour par le site Internet du Monde Diplomatique.
Aude Lancelin, un licenciement politique
Bouygues (TF1, LC1), Dassault (Le Figaro), Drahi (Libération, RMC, BFM), Bolloré (Canal+, Cnews), Pinault (Le Point), Niel (Le Monde, L’Obs), Tapie (La Provence, Corse Matin), Lagardère (Europe 1, Paris Match) : à coup de millions et profitant de la crise de la presse, les grandes fortunes françaises ont, depuis le début des années 2000, achevé de se partager le gâteau médiatique tricolore, dont les plus beaux fleurons sont vus comme autant de vecteurs d’influence au service des intérêts économiques de leurs propriétaires. Ces derniers n’hésitant pas à bafouer leurs engagements et autres « chartes » les liant aux rédactions quand ils estiment que tel ou tel article, telle ou telle enquête, ou tel ou tel journaliste, dérange.
Aude Lancelin en sait quelque chose. En mai 2016, la journaliste, alors unanimement respectée par ses pairs, est remerciée de son poste de directrice adjointe de l’hebdomadaire L’Obs, propriété du trio d’actionnaires Xavier Niel (Free), Matthieu Pigasse et Pierre Bergé (décédé depuis). Un licenciement éminemment « politique », cette dernière n’étant pas apprécié à l’Elysée, selon L’Humanité. Ainsi que le tribunal des prud’hommes de Paris, qui condamne, le 8 décembre 2017, ses anciens employeurs à lui verser 90 000 euros pour « licenciement abusif ». « Quand on reproche à la numéro deux d’un journal d’avoir ’’émis des doutes’’, alerte Mme Lancelin, qui pourrait désormais oser prendre la parole ? ».
Affaire Yves Bouvier : judiciariser pour bâillonner
S’offrir un média n’est, malheureusement, pas le seul moyen qu’ont les puissants de bâillonner les journalistes qui font leur travail. Les attaquer en justice représente aussi un moyen de les faire taire, comme en témoigne la condamnation, le 27 juillet 2015, du Point par le Tribunal de Grande instance de Paris : les magistrats ont estimé qu’un article, publié dans le numéro 2228 du 21 mai de la même année, portait atteinte à la vie privée du marchand d’art suisse Yves Bouvier, condamnant l’hebdomadaire à payer une indemnité provisionnelle au plaignant. Cet article se fondait pourtant sur le témoignage d’un ancien prostitué qui aurait fait partie d’un réseau tenu par Yves Bouvier, comme le révélait le site Heidi News le 26 février 2020. Afin d’obtenir gain de cause lors du procès, ce dernier aurait ainsi soudoyé ladite call-girl pour qu’elle réfute son témoignage devant le juge, rendant de fait l’article caduc. Mélanie Delattre, la journaliste ayant, avec Christophe Labbé, signé l’article incriminé, a depuis été relaxée par la Cour d’appel de Metz, le 23 juin 2016.
Cette affaire, passée relativement inaperçue, est cependant révélatrice de la manière dont les grandes fortunes tentent, par la judiciarisation de leurs intérêts, de museler la presse et d’intimider les journalistes enquêtant sur elles.
Quand Vincent Bolloré intimide les rédactions
Bouvier n’est pas, loin s’en faut, le seul homme d’affaires à propos duquel il semble légitime — et légal — que la presse enquête. Vincent Bolloré, à la tête d’un immense empire industriel et médiatique, a lui aussi fait l’objet de plusieurs reportages et documentaires. Une curiosité qu’il a visiblement très peu appréciée, le milliardaire attaquant en justice, en 2018, plusieurs médias ayant contribué à révéler les pratiques douteuses de son groupe en Afrique. « Ces poursuites systématiques visent à faire pression, à fragiliser financièrement, à isoler tout journaliste, lanceur d’alerte ou organisation qui mettrait en lumière les activités et pratiques contestables de géants économiques comme le groupe Bolloré », ont alors protesté, dans une tribune, une vingtaine de sociétés de journalistes. « Il y a clairement une volonté d’intimidation de certaines multinationales », confirme Élise Lucet, rédactrice-en-chef de l’émission Cash Investigation, dont les reporters ont eux aussi dû subir – en vain – les foudres judiciaires de Vincent Bolloré. Le pays des droits de l’Homme sera-t-il encore longtemps celui des droits de la presse ?