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Lettre ouverte au ministre de la justice belge Stefaan De Clerck à l’occasion de la rentrée scolaire...

Je ne peux pas recommencer l’année scolaire comme enseignant de néerlandais dans la prison de Saint-Gilles. Je vous écris par l’intermédiaire des médias, parce que vous ne voulez pas me rencontrer, malgré l’injonction à le faire du tribunal en référé, par deux fois au cours de l’année écoulée.

Vous et moi nous sommes rencontrés une seule fois. C’était en mai 2009 lorsque vous organisiez, avec votre collègue Didier Reynders, une journée pour les travailleurs en prison, sous le nom «  Prison make », à Bozar à Bruxelles, dîner y compris. Vous désiriez nous faire connaître le Masterplan pour la construction de nouvelles prisons. Vous vouliez d’ailleurs en construire douze nouvelles, en fermer six et créer 2028 cellules supplémentaires. Coût total : 300 millions d’euros.

J’avais lancé un appel à ne pas participer à cette journée et à organiser plutôt une conférence sur une autre approche de la criminalité et de la délinquance. Lorsque nous nous sommes croisés à l’entrée de Bozar, je vous ai dit : «  Un quart de la population bruxelloise vit sous le seuil de la pauvreté. Bruxelles n’a pas besoin de nouvelles prisons, mais d’écoles, d’hôpitaux et d’emplois ». Vous m’avez aussitôt répondu : «  On y travaille, mais ce n’est pas de ma compétence. J’ai la responsabilité de trouver une solution à la surpopulation carcérale et à l’état archaïque de nos prisons ».

Quand je vous ai proposé : "Je peux vous fournir immédiatement une liste de 500 prisonniers qui pourraient être directement libérés selon les directeurs de prison », vous m’avez répondu : «  Ah oui ? Cela m’intéresse. Envoyez-moi cette liste … » . Nous n’avons hélas pas pu poursuivre notre discussion. Il n’en reste qu’une petite vidéo sur Youtube.

Je me suis alors demandé ce qu’il restait de vos prises de position de 1996. A l’époque, vous aviez publié un texte intitulé «  Politique de peines et de prison » qui fut considéré comme un renouveau de la politique pénitentiaire. Vous y plaidiez encore pour des peines alternatives au lieu de l’incarcération et vous vous attaquiez à l’inefficacité de la prison en matière de récidive.

Avec le recul, je constate que je ne vous ai rien dit d’autre le jour de "Prison make" que ce que vous pouvez lire un an plus tard dans le rapport du Comité pour la Prévention de la Torture du Conseil de l’Europe (CPT) : "Le Comité de Prévention de la Torture tient à souligner que l’augmentation des capacités carcérales ne peut pas résoudre en soi le problème de la surpopulation. Dans de nombreux pays - Belgique comprise - on constate que la population carcérale augmente au fur et à mesure de l’augmentation des capacités carcérales » (rapport, page 35).
Mais soit.

Trois mois après notre rencontre, Monsieur Meurisse, votre directeur fédéral des prisons, m’a interdit l’accès à toutes les prisons de Belgique. Pour des «  raisons de sécurité ». Je n’ai pas pu à l’époque prendre connaissance de ces «  raisons » car il s’agissait de la «  sécurité nationale, de la défense nationale et de l’ordre public ». Rien que ça. Mes avocats eux-mêmes n’ont pas eu accès à mon dossier personnel. Il y aurait de quoi en rire si je n’ avais pas perdu mon travail comme enseignant en prison tout comme la possibilité d’y visiter des détenus.

Vous avez choisi de couvrir cet interdit professionnel devant la commission de la Justice du Parlement. Le 6 octobre, vous y déclariez, en réponse à une interpellation de la députée Ecolo Zoé Genot : «  La décision de l’interdiction d’accès est une décision bien pesée qui a fait l’objet d’un examen approfondi de l’ensemble du dossier. Une telle mesure est exceptionnelle et n’est prise que sur base de raisons sérieuses. L’exclusion pour raisons de sécurité est prise sur base d’une appréciation du dossier global de la personne et ces raisons suffisent en soi pour justifier une exclusion ».

Vous percevez quand même qu’une telle déclaration est digne d’un État policier ? Comme Rik van Cauwelaert l’écrivait dans Knack : «  L’interdit professionnel contre Luk Vervaet, exprimé sur base d’éléments tenus secrets, revient à un règlement de compte en bonne et due forme et au vol du travail d’un homme qui n’a pas caché ces dernières années les conditions inhumaines qu’il constatait dans les prisons belges… Seuls des États voyous se retranchent encore derrière la raison d’État pour imposer le silence à ceux qui pensent autrement ».

Si vous tenez réellement à évaluer l’ensemble de mon dossier, vous devez également savoir que mon travail professionnel comme enseignant était irréprochable. Il ne reste dès lors que le rapport de la Sûreté d’État, qui nous est enfin parvenu grâce à une fuite. En bref, ce rapport dit que «  Luk Vervaet est membre du CLEA (Comité pour la Liberté d’Expression et d’Action) et co-fondateur du parti Égalité. Il est anti-israëlien et pro-palestinien. Il est un opposant à la législation antiterroriste et un défenseur de ceux qui en sont victimes ».

Plus précisément, la Sûreté d’État me reproche d’avoir défendu le «  terroriste » Bahar Kimyongür et de m’être opposé aux conditions de détention et à l’extradition de Nizar Trabelsi vers les Etats-Unis. Mais si vous tenez à une «  évaluation profonde et précise », vous devez savoir que le «  terroriste » Kimyongür a été depuis blanchi par la justice de toute accusation.

Il ne vous aura en outre pas échappé que le CPT, dans les pages 42 à 44 de son rapport, s’en prend à Hans Meurisse, le chef des prisons, parce qu’il enferme des personnes condamnées pour terrorisme dans des sections spéciales d’isolement qui ne sont absolument pas conçues pour elles : «  Il y a18 mois, des unités spéciales ont été créées (à Bruges et à Lantin) pour le traitement de détenus qui présentent des signes d’une agressivité extrême. Il faut constater qu’on s’est ici tout à fait éloigné de l’objectif. Des huit détenus de cette section à Bruges, seuls trois répondent aux critères, et sur les neuf de Lantin, trois seulement y répondent également ».

Il y a donc dans vos unités spéciales une majorité d’internés et de prisonniers présentant «  un risque élevé pour la sécurité » (dont des condamnés pour terrorisme) qui ne répondent pas aux critères. Un état de fait que je dénonce depuis des mois. Le CPT vous enjoint à «  mettre fin immédiatement à leur placement dans ces unités spéciales ». Le Comité européen pour la prévention de la torture est-il autorisé à dire ce qu’il veut, puisque vous ne pouvez pas l’en empêcher, alors que vous pouvez imposez le silence aux gens du terrain qui portent les mêmes accusations ?

Il semble que les prisons en Belgique appartiennent au domaine militaire : pas d’yeux indiscrets, pas de critiques, pas de questions. La politique carcérale de Monsieur Meurisse n’est pas une politique, mais une gestion obsessionnelle du risque : le risque d’évasions, le risque de récidive. J’affirme que tant que les prisons échapperont au contrôle social et au débat, les autorités continueront à encourager l’insécurité qu’elles prétendent combattre.

Si les autorités pénitentiaires et vous-même étiez réellement préoccupés de la sécurité, vous me rendriez mon travail et me laisseriez faire mon boulot d’enseignant en prison. La recommandation 1741 du Conseil de l’Europe sur la réinsertion des prisonniers stipule : «  Le droit à l’éducation est un droit humain fondamental. C’est pourquoi les autorités pénitentiaires doivent prendre les mesures adaptées à l’éducation des détenus ».

Il ne s’agit donc pas seulement de sécurité, mais également d’obligation à l’éducation. Et pour ce qui est de la sécurité, cela signifie avant tout investir dans la création de chances et de possibilités pour des gens qui n’en ont pas eu, ou trop peu.

Il suffit de jeter un oeil sur la petite liste qui prouve que l’enseignement dans les prisons belges est une farce. Une étude montre que 75% de la population carcérale est originaire d’une famille dont le père est ouvrier, chômeur ou inconnu. 45% des détenus n’ont qu’un diplôme de l’enseignement primaire. 30% n’ ont absolument aucun diplôme. Et c’est à ce cela que sont confrontés les assistants et les enseignants en prison.
La Communauté française dispose de 55 forces à temps plein pour l’aide à 5000 détenus. Si tous les assistants et les enseignants arrivent à atteindre 10% des détenus dans ce pays, ce serait bien compté. Il existe une masse de demandes de formation et d’enseignement qui ne peut être satisfaite parce qu’il n’y a pas assez d’enseignants et de locaux pour la classe.

Je conclus cette lettre en vous demandant encore une fois de m’entendre et de m’accorder un entretien. Sinon il ne me restera plus que la possibilité de m’adresser au Conseil d’État et à la Cour européenne des Droits de l’Homme.

Avec toute ma considération,

Luk Vervaet

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