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Le tirage au sort : intérêt et limites

La Convention citoyenne sur le climat a relancé le débat sur le tirage au sort. Cette question est d’autant plus importante que la démocratie représentative connaît une crise existentielle. Dans cette situation, le tirage au sort peut-il apparaître comme un moyen de renouveler la démocratie ?

Aux origines

Comme on le sait, le tirage au sort plonge ses racines dans la conception grecque de la démocratie. Tout d’abord, les Grecs ignorent la notion de représentation. La décision politique relève directement du peuple, le demos, rassemblé. Le demos ne comprend toutefois que les hommes citoyens. En sont donc exclus les femmes, les esclaves et les étrangers [1]. Les décisions politiques se prennent dans le cadre de l’assemblée du peuple, l’Ecclesia. Celle-ci regroupe en moyenne 5 000 personnes, et il en faut 6 000 pour les décisions importantes. Tous les citoyens peuvent prendre la parole (isegoria). Au milieu du Ve siècle, Périclès fait mettre en place une indemnité journalière, le misthos, destinée à permettre aux pauvres de participer aux fonctions civiques et politiques, à l’Ecclesia, au gouvernement quotidien, la Boulè, et aux différents tribunaux. La fonction législative est exercée par l’Ecclésia et les fonctions exécutives sont tirées régulièrement au sort.

Pour les Grecs, l’élection est un principe aristocratique : on veut élire les meilleurs, les aristoi. Le principe démocratique, c’est le tirage au sort à toutes les fonctions administratives et politiques. Les Athéniens font une différence entre les fonctions réclamant une expertise et les autres. Pour les premières, il s’agit de choisir les meilleurs, l’élection est donc requise. C’est le cas de la guerre et de la gestion des finances, qui demandent un savoir particulier. Les stratèges et les contrôleurs financiers sont donc élus. Par contre, toutes les autres fonctions sont tirées au sort : les prytanes qui président la Boulé, les membres de celle-ci, les neuf archontes qui forment le gouvernement quotidien d’Athènes, le tribunal populaire où pouvaient siéger suivant les affaires jusqu’à 6 000 personnes.

Dans la Grèce antique, le tirage au sort concerne donc l’essentiel des charges publiques. Il ne sert pas à désigner des représentants, tout simplement parce que la notion même de représentation y est inconnue. Le tirage au sort, le caractère rotatif des postes administratifs et politiques, l’existence de tribunaux populaires de masse empêchent la formation d’une bureaucratie permanente et la reproduction d’une élite politique gestionnaire institutionnalisée. Il n’y avait donc pas d’État au sens strict de ce mot, c’est-à-dire d’appareil séparé du reste de la société et s’élevant au-dessus d’elle [2]. Il y avait certes une élite sociale issue des familles les plus riches. Un grand nombre de leaders démocrates en sont d’ailleurs issus, Périclès en étant l’illustration la plus marquante. Mais cette élite, en tant que telle, n’exerçait pas le pouvoir et ses membres qui voulaient acquérir une influence devaient à chaque moment convaincre l’Ecclesia du bien-fondé de leur point de vue et pouvaient être soumis en permanence à des procédures juridiques contraignantes.

Il faut cependant remarquer que le tirage au sort se faisait parmi les volontaires, ce qui opérait déjà une certaine sélection sociale. En effet, on peut supposer que ceux qui ne se sentaient pas capables d’occuper tel ou tel poste ou ne pouvaient pas le faire pour des raisons matérielles ne se présentaient pas pour être tirés au sort. La procédure du tirage au sort s’insère donc dans un dispositif institutionnel complexe. Il n’est qu’une mesure parmi d’autres pour mettre en œuvre l’idée de participation directe du demos aux affaires de la cité.

Du gouvernement représentatif à la démocratie représentative

Jusqu’au XVIIIe siècle, le terme démocratie renvoyait à la cité grecque, en particulier à Athènes. Les « gouvernements représentatifs », qui se mettent en place au moment des révolutions anglaise, américaine puis française, se construisent en opposition explicite avec cette conception [3]. Contrairement à ce qui est avancé habituellement, le refus de la forme démocratique n’est pas justifié à l’époque par des raisons techniques, comme la taille des États modernes qui empêcherait le peuple de se réunir. Les fondateurs du gouvernement représentatif savaient parfaitement que les habitants, que ce soit dans les villages ou dans les villes, avaient l’habitude de se réunir régulièrement pour traiter de problèmes divers. Le refus de la démocratie est justifié par des raisons politiques. Il s’agit explicitement d’empêcher les classes populaires de se mêler des affaires du gouvernement.

Voici ce que déclarait Madison, un des pères fondateurs de la Constitution des États-Unis : « Le but de toute constitution politique est, ou doit être, d’abord d’avoir pour gouvernement les hommes qui ont le plus de sagesse pour discerner le bien commun de la société ». Madison et ses amis (les federalists) opposent explicitement république et démocratie. La république se distingue par un corps de représentants. C’est un « corps choisi », non seulement parce que ses membres sont élus, mais parce qu’ils font partie des « citoyens les plus distingués ». L’objectif est alors de faire en sorte que les élus soient d’un rang social plus élevé que leurs électeurs. Non seulement le corps électoral est restreint (suffrage censitaire), mais les conditions d’éligibilité restreignent encore la couche des élus possibles (cens d’éligibilité).

On retrouve la même logique lors de la Révolution française avec Sieyès (Qu’est-ce que le Tiers état ?) pour qui, reprenant ainsi sur ce point ce que disait Hobbes auparavant, le peuple n’existe qu’à travers ses représentants « seuls dépositaires de la volonté générale ». Mais Sieyès va encore plus loin, puisqu’il fait disparaître le peuple pour le remplacer par la nation : « La nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout ». Ainsi, l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen indique : « Le principe de toute souveraineté populaire réside essentiellement dans la nation ». Le peuple se trouve ainsi doublement escamoté : les représentants sont les seuls dépositaires de la volonté générale, et la souveraineté n’est plus celle du peuple, mais de la nation [4].

Ce processus aboutit à deux choses : d’une part, la mise en place d’une oligarchie élective, ce que Montesquieu et Rousseau avaient parfaitement vu à partir de l’exemple anglais, d’autre part la négation du peuple dans ses composantes et ses contradictions, la loi Le Chapelier (1791) indiquant : « Il n’y a plus dans la nation que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». Le leurre de la représentation (chez Hobbes) combiné à l’idée abstraite de volonté générale (chez Rousseau) aboutissent à évacuer la diversité du peuple concret.

Aux XIXe et XXe siècles, la fin du suffrage censitaire et l’élargissement du suffrage universel [5], arrachés de haute lutte, semblent transformer la nature du lien représentatif. S’y combine la montée en puissance du mouvement ouvrier avec l’apparition des partis de masse qui rapprochent le personnel représentatif de la base et permettent un engagement massif des catégories populaires dans l’action politique. C’est la fin du système des notables, et on assiste à une transformation sociologique du personnel représentatif : passage du notable à la petite bourgeoisie (avocats, journalistes, etc.) puis même aux ouvriers avec les partis communistes et certains partis sociaux-démocrates. Cependant, dès leur apparition, des analyses prémonitoires (Robert Michels, Moiseï Ostrogorski) mettent en avant le caractère oligarchique des partis de masse, notamment à partir d’une analyse de la social-démocratie allemande.

La mise en place progressive d’un État social vient conforter le système représentatif, dont la démocratisation s’accompagne de conquêtes sociales importantes. Le gouvernement représentatif se mue en démocratie représentative qui articule dans les pays capitalistes développés quatre éléments : le suffrage universel, l’existence de droits fondamentaux et de droits sociaux, l’existence de contre-pouvoirs puissants, un espace public qui permet la confrontation des points de vue. Avec le néolibéralisme, c’est l’ensemble de ces mécanismes qui sont remis en cause, et la démocratie représentative apparaît de moins en moins représentative et de plus en plus oligarchique.

Le tirage au sort, retour aux sources ?

C’est dans cette situation que le tirage au sort, qui avait été totalement évacué du débat public, refait surface. Deux types de propositions sont mises sur la table : la création d’une nouvelle chambre parlementaire, la Chambre des citoyens constituée de citoyens tirés au sort en nombre suffisant pour constituer un échantillon représentatif de la population française ; la mise en place de conventions de citoyens pour émettre des avis motivés sur des sujets potentiellement clivants dans la société.

La Chambre des citoyens, une fausse bonne idée ?

Les modalités concrètes d’application de cette proposition varient suivant les auteurs [6]. Certains proposent de compléter les institutions actuelles par une troisième Chambre, d’autres de supprimer le Sénat et le Conseil économique social et environnemental (CESE) pour les remplacer par une Chambre des citoyens, d’autres de réformer le CESE en y introduisant des citoyen.nes tiré.es au sort, etc. De nombreuses combinaisons peuvent être imaginées et sont d’ailleurs proposées. Ces modalités concrètes sont évidemment décisives parce qu’elles déterminent la place plus ou moins importante laissée à la démocratie représentative. Mais, au-delà de leurs différences souvent importantes, ces propositions reposent sur une même philosophie. Elles partent d’une critique du système actuel et de l’épuisement de la démocratie représentative pour proposer une nouvelle forme de représentation constituée par des personnes tirées au sort.

Or, cette nouvelle forme de représentation pose question. La confiscation de la politique par les élus est un des problèmes majeurs de la représentation. En quoi le fait de tirer les représentants au sort empêcherait-il cette confiscation ? La solution avancée est celle d’un mandat très court et d’une rotation rapide des personnes tirées au sort. Mais alors se posent deux problèmes. Le premier est celui de la continuité de l’action politique et de sa légitimité. Comment articuler les prises de décision politique entre une assemblée ayant un mandat long et l’autre avec un mandat très court ? Ensuite, le risque existe que ces représentants tirés au sort, sachant qu’ils ne sont là que pour une très courte période, soient particulièrement sensibles aux offres amicales des différents lobbies. N’ayant pas de compte, même minime, à rendre aux électeurs, ils pourraient être encore plus vulnérables à la corruption.

Mais surtout, en quoi le fait de tirer au sort un échantillon représentatif de la population, qui serait constitué par des statisticiens dont on peut d’ailleurs se demander qui les contrôlerait démocratiquement, peut permettre une participation citoyenne réelle ? C’est là confondre le peuple avec un échantillon censé en assurer la représentation. En Grèce, le tirage au sort concerne les charges publiques. C’est un dispositif cohérent avec le fait que le demos rassemblé décide directement des politiques de la cité. Répétons-le, la notion de représentation y est inconnue. La proposition de Chambre des citoyens essaie de combiner tirage au sort et représentation. C’est se tromper sur la critique de la représentation elle-même.

Après avoir critiqué les limites de la représentation, les partisans de la Chambre des citoyens nous en proposent une autre forme. Or, ce qui pose problème, c’est moins l’élection des représentants que la forme représentative elle-même, qui vise à exclure les citoyen.nes de la vie politique quotidienne et des décisions qui les concernent. Le fait que les représentants soient tirés au sort au lieu d’être élus est certes important, mais ne change rien à la nature du lien représentatif. La proposition de Chambre des citoyens reste dans la logique de la démocratie représentative, qui est délégataire.

Enfin, avec toutes ses limites, l’élection peut être un moment de politisation. Or, le tirage au sort pour désigner des représentants représente une dépolitisation du processus démocratique. Au lieu que les représentants soient désignés après des débats politiques et sur la base d’orientations différentes, ils seront tirés au sort sur une base sociologique. Ce qui est au cœur de la démocratie, la confrontation et le débat publics sur les choix politiques, serait ainsi évacué.

La question fondamentale est de savoir comment favoriser une participation effective du peuple aux décisions politiques qui le concernent, c’est-à-dire à toutes, alors même que l’organisation de la société et les institutions politiques de la démocratie représentative visent à l’en écarter. Force est de constater que la proposition de Chambre des citoyens ne permet pas de répondre à cet objectif.

Les Conventions de citoyens, outil utile d’une mise en œuvre délicate

L’idée de Convention de citoyens est défendue depuis des années par l’association Sciences citoyennes animée par Jacques Testart. Voici comment elle la définit : « La Convention de citoyens est une procédure de participation qui combine une formation préalable (où les citoyens étudient), une intervention active (où les citoyens interrogent) et un positionnement collectif (où les citoyens rendent un avis) ». Mais chaque étape de sa mise en œuvre recèle nombre de chausse-trappes.

La Convention de citoyens (CdC) comprend un « facilitateur, en tant qu’unique interlocuteur direct du panel, [qui] doit veiller à ce que chacun puisse exprimer son avis, sans pour autant intervenir dans l’objet même du débat ». Son rôle sera donc tout à fait décisif, et il faut être d’une grande naïveté pour penser que la régulation du débat puisse se faire de façon neutre, sans que le fond affleure à un moment donné. Ce facilitateur est nommé par un comité de pilotage, censé représenter la pluralité des opinions, lui-même nommé par un comité d’organisation composé pour un tiers de personnalités qualifiées – qui les nomment et qui les désignent comme telles ? - et pour le reste de membres de la Commission nationale du débat public ou une section du CESE, dont il paraît difficile de croire qu’ils puissent mettre de côté leurs opinions si le sujet à traiter s’avère sensible [7].

De plus, d’emblée un paradoxe apparaît puisque, pour ses concepteurs, « Le prix à payer pour que les citoyens ne soient pas seulement consultés, mais bien appelés à participer, est de limiter l’exercice à un petit nombre, tirés au sort », le chiffre de quinze personnes étant avancé. La participation citoyenne se réduit donc ici à un nombre infime de personnes, et la représentation statistique est explicitement refusée, car ne pouvant aboutir qu’à un nombre beaucoup trop élevé de participants. Pourtant, la recherche de la diversité « au regard de plusieurs critères dont le sexe, l’âge, la catégorie socio- professionnelle, la région d’origine et les sensibilités politiques ou tout autre critère pertinent » reste un objectif majeur de la démarche. Mais comment réellement la mettre en œuvre sur la base d’un panel si réduit ?

Enfin, « les citoyens sélectionnés doivent être ’profanes’ par rapport au sujet de la CdC, c’est-à-dire qu’« ils ne doivent pas avoir de conflit d’intérêts qui soit constatable objectivement et notamment en termes de relation de travail, de famille, d’implication associative ou syndicale » liées au sujet. Or, dès qu’un sujet fait l’objet de controverses publiques et devient politique, il est assez rare de trouver des personnes qui soient totalement « profanes ». Il y a là une assimilation contestable entre le conflit d’intérêts qui peut être effectivement constaté objectivement – par exemple, un responsable d’une firme agro-chimique dans un débat sur l’emploi des pesticides – et ce qui relève de l’opinion. Un membre d’une ONG environnementaliste qui s’oppose à l’emploi des pesticides ne relève pas du conflit d’intérêts.

Ces difficultés de mise en œuvre se sont retrouvées en partie dans la Convention citoyenne pour le climat [8]. Sa composition tout d’abord : les 150 membres de cette Convention représentaient un échantillon représentatif de la population (sexe, âge, catégories socio-professionnelles, niveau de diplôme, zone géographique et type de territoire). Il n’a pas été constitué sur une base statistique, nécessitant un échantillon de plus de 1000 personnes pour des raisons évidentes de logistique et de qualité de délibération. L’ensemble des membres étaient des volontaires, ce qui aurait pu constituer un biais, car on peut penser qu’ils avaient déjà une idée sur le sujet. Ils étaient épartis en commissions, et ce format répond à l’objection du trop grand nombre de participants qui aurait empêché d’aborder la complexité des sujets. Les problèmes commencent avec le « comité de gouvernance », censé « assurer l’accompagnement de la Convention, préserver son indépendance et le respect de sa volonté ». Co-présidée par le directeur général de Terra-Nova, on trouve parmi les quatre « experts du champ économique et social », une lobbyiste de la pollution, comme le site Reporterre l’a qualifiée, « représentante des entreprises privées industrielles et commerciales de services », avec pour seul syndicaliste présent un responsable de la CFDT, ainsi qu’un responsable de la Fondation Jean Jaurès, ex-dirigeant de premier plan de l’UNSA. Certes, la présence de personnes plus engagées sur le terrain de l’écologie ou de la démocratie citoyenne peuvent sembler rééquilibrer le centre de gravité de cette instance. Cependant cet équilibre semble faire défaut au sein des trois « garants » de la Convention, malgré la présence de Cyril Dion nommé par le président du CESE, les deux autres, hauts fonctionnaires, l’étant par le président de l’Assemblée nationale et du Sénat. .

Bref, quelle que soit la formule mise en œuvre, il sera difficile de trouver une solution respectant une neutralité incontestable. Cela rend-il la Convention de citoyens inutile ? Il est peut-être nécessaire, plutôt que de rechercher une neutralité impossible, d’assumer clairement et institutionnellement la confrontation des points de vue et leur mise en scène publique Les débats contradictoires ont certes été filmés et mis sur le site de la Convention, mais l’impression de huis clos a prévalu car ils sont, de fait, restés confinés en son sein et n’ont pas irrigués l’espace public, ce d’autant plus que les solutions retenues ont peu fait l’objet de réels débats.

L’impact de la Convention citoyenne pour le climat tient pour beaucoup à son sujet même qui est aujourd’hui largement consensuel. La question posée, « Comment réduire de 40 % par rapport à 1990 les émissions de gaz à effet de serre dans un esprit de justice sociale ? », ne pouvait guère être contestée. À partir d’un sujet consensuel, la dynamique même des débats dans la Convention a confirmé le postulat de l’association Sciences citoyennes : « un groupe de citoyens tirés au sort est capable d’appréhender tout sujet, quelle que soit sa complexité, en se dégageant des seuls enjeux locaux et immédiats, pour proposer des solutions en rapport direct avec les besoins de la société ». La légitimité de la Convention a rendu inaudible auprès de l’opinion les critiques du Medef et du RN, les seuls à s’être frontalement opposés à ces conclusions. Ce caractère consensuel est confirmé par une étude récente [9] qui note « une relative proximité des réponses entre la CCC [Convention citoyenne pour le climat] et la population générale pour bon nombre de questions et en particulier sur le sujet le plus crucial : les préférences concernant les politiques climatiques ». Le fait que le tirage au sort se soit fait sur la base du volontariat n’a donc que marginalement joué.

Il est d’ailleurs significatif que les deux seules propositions non consensuelles – la réduction du temps de travail à 28h et la limitation de vitesse sur les autoroutes à 110 km/h – aient été retoquées, la première par la Convention elle-même, et l’autre par le gouvernement [10]. Au-delà donc des suites qui en seront données réellement, le consensus, hypocrite ou pas, sur la quasi-totalité des propositions qui en sont sorties est la preuve que ce qui est décisif est moins la Convention elle-même que tout ce qui l’a précédée. On peut donc émettre une hypothèse. Une Convention de citoyens peut avoir un impact quand elle opère sur un terrain déjà bien labouré par le débat public et quand un consensus relatif existe sur la question à résoudre ou sur le sujet à traiter. Si les membres d’une convention ne sont pas des experts, ils sont donc loin d’être totalement des profanes, car la confrontation publique, les éventuelles mobilisations sur le sujet, ont créé un champ de forces idéologique dans lequel ils se meuvent, ce d’autant plus dans le cas où le tirage au sort s’effectue parmi un panel de volontaires. Le cas de l’Irlande semble confirmer cette analyse : deux assemblées tirées au sort (l’une totalement, l’autre en partie) se sont prononcées pour le mariage pour tous et le droit à l’avortement, dans un pays où l’état de l’opinion publique avait été auparavant transformé par les débats qui avaient eu lieu sur ces sujets depuis des années, avec un recul de l’influence de l’Église favorisé aussi par le ralentissement de l’immigration de la jeunesse. Ces propositions ont été ensuite largement adoptées par référendum.

L’enjeu démocratique

La remise à l’ordre du jour du tirage au sort, au-delà des propositions concrètes, est le signe indéniable de la crise démocratique actuelle. Le fait que des gouvernements acceptent sur tel ou tel sujet de s’en remettre à des assemblées tirées au sort est la preuve que leur légitimité et celle des assemblées élues ne sont pas assurées. Pour autant, peut-on se satisfaire d’une situation où la participation populaire aux décisions se réduirait à tirer au sort un nombre infime de personnes ? Résoudre la crise démocratique suppose que soient créées les conditions et les institutions qui permettent la participation effective de toutes et tous aux affaires qui les concernent, et de mettre ainsi en place une démocratie active [11]. Il ne suffit pas seulement, même si cela est nécessaire, d’améliorer les mécanismes de la démocratie dite représentative, mais de créer la possibilité que toutes et tous puissent être parties prenantes de tout pouvoir existant dans la société.

Il ne s’agit donc pas de créer une société transparente à elle-même sans contradictions ni pouvoirs. Déjà présente en filigrane chez Rousseau et portée dès l’origine du mouvement ouvrier et socialiste par des courants très divers, la société future est, dans cette tradition, une société sans contradictions, dans laquelle « l’administration des choses remplacera le gouvernement des hommes » (Saint-Simon repris par Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique). Une telle conception fait l’impasse sur les multiples oppressions qui existent dans la société et qui ne se réduisent pas à l’opposition entre le travail et le capital. Et, surtout, elle fait l’impasse sur la politique au sens du débat contradictoire sur des choix opposés.

Si, comme le dit Jacques Rancière dans La haine de la démocratie, cette dernière est « le gouvernement de n’importe qui », l’égalité est alors un présupposé de nature axiomatique et une visée pratique dont il faut créer les conditions. Cette égalité demande à être définie. Il ne s’agit pas de l’égalité des chances, qui vise une égalité sur la ligne de départ – par ailleurs inatteignable – et une concurrence féroce pour les places par la suite, ni d’une égalité des capacités qu’elles soient intellectuelles ou physiques. Il s’agit ici d’une égalité de participation aux pouvoirs existants dans la société, pouvoirs qui se reconfigurent régulièrement.

En créer les conditions suppose un bouleversement économique et social d’ampleur. Il s’agit non seulement de prendre des mesures sur le plan économique qui permettent de briser la domination du capital, mais aussi de construire une véritable démocratie sociale et de mettre en œuvre un processus permanent de lutte contre les oppressions, les dominations, les discriminations et les inégalités sociales. Insistons sur un aspect, l’absolue nécessité de réduire le temps de travail au-delà même de l’objectif de création d’emplois. Tant que les individus travailleront huit heures par jour, sans compter le temps passé dans les transports et le fait de s’occuper des tâches domestiques – en grande majorité le fait des femmes aujourd’hui –, l’activité politique ne peut que rester le fait d’une infime minorité ayant le temps et la volonté de s’y adonner. Avec le partage des tâches domestiques, la réduction massive du temps de travail est une des conditions les plus importantes qui soient pour favoriser l’implication dans la vie démocratique. Le tirage au sort pourrait, dans certaines conditions, la favoriser ne serait-ce qu’en montrant qu’un citoyen lambda peut s’occuper d’affaires complexes, à l’encontre du discours élitiste récurrent sur le sujet, discours qui vient de loin et qui remonte à Platon et à ses attaques contre la démocratie athénienne. Cependant, le tirage au sort ne permet pas de dépasser la démocratie représentative qui, par nature, restera, même rénovée, une démocratie limitée. Il faut être capable d’adapter aux réalités actuelles la déclaration faite par Périclès dans l’oraison funèbre qu’il prononce pour les soldats morts au combat et que rapporte Thucydide : « Nous sommes les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile ». C’est cette volonté de participation de toutes et tous aux affaires de la cité qui fait que la question démocratique est émancipatrice, même si les réponses concrètes sont loin d’être évidentes.

Notes

[1] Je n’entre pas volontairement ici dans le débat sur la place des femmes et le rôle des esclaves. Sur Athènes, la littérature est immense : voir notamment Moses Finley Démocratie antique, démocratie moderne, Payot, 1976 ; Claude Mossé, Politique et société en Grèce ancienne. Le « modèle » athénien, Aubier, 1995 ; Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, notamment le tome 4, Seuil, 1996 ; Emmanuel Terray, La politique dans la caverne, Seuil, 1990 ; Pauline Schmitt Pantel et François de Polignac (sous la direction de), Athènes et le politique, Albin Michel, 2007 ; Paulin Ismard, La démocratie contre les experts, Seuil, 2015.

[2] Les Athéniens confiaient à des esclaves publics un certain nombre de tâches administratives et/ou techniques, ce qui empêchait la formation de la techno-bureaucratie caractéristique de toute forme étatique. Voir Paulin Ismard, La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Seuil, 2015.

[3] Le développement qui suit est repris de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion 1995.

[4] Voir sur ce point Myriam Revault d’Allones, Le miroir et la scène, Le Seuil, 2016.

[5] La France a le triste privilège d’être le pays qui a mis le plus de temps à passer du droit de vote réservé aux hommes au suffrage universel.

[6] Pour une vue d’ensemble des propositions concernant la Chambre des citoyens, sdm94, « Comment le tirage au sort peut-il relancer notre démocratie ».

[7] Ancien membre du CESE ayant appartenu à la section « Economie et finances », je peux témoigner qu’en dépit de la cordialité des débats et de la qualité de l’écoute, les pesanteurs politiques et sociologiques jouaient à plein dès qu’un sujet sensible venait à être discuté.

[8] Ce passage a bénéficié des remarques de Mathilde Imer, membre du comité de gouvernance de la Convention. Le contenu de ce passage n’engage évidemment que l’auteur du présent texte.

[9] Adrien Fabre et HAL « Convention citoyenne pour le climat : les citoyens de la convention comparés à des échantillons représentatifs de la population française », août 2020.

[10] Il en a été de même de la proposition de taxe sur les dividendes qu’Emmanuel Macron a immédiatement refusée car elle entrait en contradiction frontale et surtout immédiate avec sa politique.

[11] Je ne parle volontairement pas de « démocratie directe », cette expression étant, soit rattachée à la démocratie grecque, qui, si elle représente un germe (pour reprendre ici le terme employé à ce sujet par Castoriadis), ne peut évidemment être reproduite, soit au modèle conseilliste qui est historiquement marqué.

À propos de l’auteur

Pierre Khalfa est syndicaliste, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental au titre de Solidaires, co-président de la Fondation Copernic et membre du Conseil scientifique d’Attac.

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Noam Chomsky, in "What Uncle Sam Really Wants"

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