Chère Lola,
Nous sommes à un tournant de l’Histoire où tout se mêle et s’entremêle ; une tour de Babel où l’on ne se perçoit plus qu’à travers un brouillard de données qui donne envie parfois de baisser les bras et de laisser les choses pourrir doucement au gré des jours. Qu’il est difficile de contrer cet embouteillage de l’histoire humaine où le mensonge se déguise en vérité, le bourreau en victime, la victime en bourreau, l’autocratie en démocratie et la démocratie en autoritarisme. La visibilité est nulle.
Non Lola, l’Histoire n’est pas finie, l’histoire continue de plus belle, ou plutôt de plus moche si je peux me permettre l’expression !!!
L’homme est encore un loup pour l’homme et la raison d’Etat est encore au dessus de toutes les considérations.
L’histoire continue et les fissures sont de plus en plus grandes entre les discours à l’eau de rose et les politiques à l’odeur de souffre qui peuvent, pour des raisons toujours inacceptables, laisser tout un peuple mourir comme des rats ou encore une voix être éteinte dans une complicité révoltante. Il est vrai que mon cas et celui de Ali L’mrabet ne sont pas comparables au drame des gens de Gaza, mais la logique est la même : la violence contre le droit.
Il est vrai que si le génocide de Gaza conjugue la violence pure, brutale, triviale, à la violence symbolique, cette interdiction me concernant reste une violence purement symbolique.
Le lien dialectique entre ces deux formes de violence est, de toute façon, vite établi puisque la violence appelle la violence et l’humiliation appelle le fanatisme (selon la formule de Tzvetan Todorov) ; et on ne sait plus quand la violence symbolique provoque la violence tout court et quand la violence tout court enfante la riposte symbolique ! Va savoir !
Ce qui est sûr chère Lola, c’est que nous assistons à une vraie révolution qui permet de contrer le fait politique ou guerrier par le fait médiatique et la violence par le symbole.
L’esprit citoyen consistait au temps de la démocratie nouvellement née de l’utérus sanglant de l’Europe à prendre les armes afin de la défendre. L’esprit citoyen moderne consiste à faire des gestes qui parfois deviennent tellement spectaculaires et tellement forts qu’ils arrivent à bousculer l’Histoire à défaut de la finir.
Rappelle toi Lola, il n’y a pas si longtemps de cela, cet Irakien au prénom symbolique qui a osé se mettre en colère devant un discours sirupeux qui dénote avec la réalité sanglante. Il s’appelle Montazir, ce qui veut dire en arabe « celui qui attend ». Il attend peut-être que l’on comprenne que parfois il faut briser le silence complice par des gestes parlants !!!
Il est vrai, chère et précieuse Lola, que la ligne était limitrophe entre la violence tout court et la violence symbolique. La tête de Bush en aurait su quelque chose si ses cours de tennis ne lui avaient pas permis des reins assez souples pour esquiver le coup. J’ai longtemps imaginé l’horreur si c’a avait été un gouvernant oriental qui ne gouvernerait pas si bien ses reflexes et qui serait fidèle à la charge pondérale de rigueur dans les hautes sphères du pouvoir dans ces contrées !
Le geste n’en fut pas moins une signature qui disait toute l’exaspération que peuvent créer des gouvernants liberticides dans la nébuleuse des citoyens du monde. On n’en finira pas de parler de ce lancement de soulier à la figure du Gouvernant par excellence …
Je crois, chère Lola, que ton geste fait partie de ces gestes citoyens qui meubleront désormais les cases désespérément vides de la démocratie, et combleront ses vides afin de rassurer l’humanité sur une expérience qui mérite de faire école mais qui subit les turbulences d’un monde devenu fou.
Les sociétés civiles ont tellement besoin de cette solidarité pour faire de l’avenir un monde viable.
Il est impératif de jeter nos souliers, chacun à sa manière, à la figure d’une dictature rampante qui risque de plus en plus de contaminer les politiques, qu’elles soient nationales ou internationales. Je te remercie donc, chère Lola, pour ton lancer de chaussure à la figure des sphères décisionnelles de ton pays.
Je voudrais profiter de ma lettre ouverte pour toi Lola afin de dire à tous les esprits libres et courageux, à toutes les sociétés civiles aussi, que ces petits gestes sont de grands moyens pour opérer de vraies révolutions.
Je me suis permis toutefois de visiter ton site pour m’assurer de la qualité de ton soulier car ton courage m’a fait penser à ces personnages entiers que Pedro Almodovar dépeint si bien.
J’ai craint que si tu portes des talons aiguilles comme Rebecca, le personnage essentiel dans le film du même nom, je ne sois accusée d’incitation au meurtre, moi que mon voile met directement sur la liste des suspects et des violents naturellement.
J’ai été rassurée de trouver sur ta page d’accueil une photo où tu portes de bons souliers de randonnée aux angles bien ronds. J’ai remarqué aussi les ruines athéniennes derrière ta pause déterminée ; et toi qui es psychanalyste et artiste, signifies-tu la décomposition des restes d’une histoire athénienne forcement démocratique !!! Ca m’a laissé rêveuse un moment, sans divan ; mais revenons à nos souliers !
Leur angle est inoffensif ; il n’y a donc aucun danger et ceux qui voudront me prendre au mot ne verront pas d’inconvénient à ce que tu envoies ta godasse à la figure de ceux qui cherchent à tuer la force de la pensée par le bâillon.
Il y a d’autant moins de danger que ton visage intelligent me dit que tu comprendras très bien le message qui se cache derrière mon maniement d’image. Le soulier auquel je fais allusion te concernant est ta démission qui fera encore plus mal qu’un talon aiguille transformé en projectile. A chacun son arme, et je dis à toute conscience citoyenne non-violente « à vos armes citoyens !!! », partez pour mieux rester, démissionnez, rouspétez, parlez, écrivez, manifestez, votez, criez ; en gros faites honneur à votre humanité.
Lola, garde ton soulier, continue à faire des randonnées à Athènes et à méditer sur les vestiges d’une ère révolue mais envoie ta démission ; l’Histoire la recevra !
Nadia Yassine